Des élections au résultat incertain : c’est du jamais en Turquie depuis vingt ans et l’arrivée au pouvoir de Recep Tayyip Erdogan. Le président turc affronte Kemal Kiliçdaroglu, un ancien haut fonctionnaire qui a réussi à unir sous son nom les principaux partis d’opposition, de la gauche à la droite nationaliste. Et les sondages sont de mauvais augure pour Erdogan, l’homme de fer de la Turquie, qui est accusé de dérive autoritaire par ses adversaires.
ELECTIONS – Jamais depuis qu’il est devenu Premier ministre en 2003, Recep Tayyip Erdogan n’avait abordé un scrutin en si mauvaise position. Âge de 69 ans, l’ancien maire d’Istanbul ambitionne pourtant de se maintenir à la tête du pays qu’il dirige depuis vingt ans. Surnommé le « Reis » par ses soutiens, Recep Tayyip Erdogan a perdu plusieurs des atouts qui faisaient de lui un adversaire imbattable : à commencer par le miracle économique des années 2000 et 2010, qui a fait place à une inflation galopante et à un recul du niveau de vie des classes moyennes et populaires. Adulé par ses partisans, haï par ses détracteurs, le président turc a perdu également de sa superbe dans les meetings électoraux.
Face à lui, l’opposition dénonce la dérive autoritaire amorcée avec la répression des manifestations anti-gouvernementales en 2013, et accentuée après la tentative de coup d’État de 2016. Et présente un candidat unique, Kemal Kiliçdaroglu, un ancien haut fonctionnaire de 74 ans qui ambitionne d’en finir avec le président Erdogan.
Carrière contrariée… dans le foot
Né dans un quartier populaire d’Istanbul, Recep Tayyip Erdogan a d’abord envisagé de faire carrière dans le football. Sa taille élevée et son style hargneux en font un avant-centre recherché par les clubs de football, mais son père, marin et capitaine garde-côtier en mer Noire, l’en dissuade. Le futur président turc s’oriente alors vers des études religieuses et fréquente les milieux islamistes dans les années 1970 et 1980. Deux évènements vont le propulser sur le devant de la scène : son élection à la tête de la mairie d’Istanbul en 1994, puis son arrestation et sa condamnation à un an de prison ferme, en 1998, pour avoir récité un poème religieux. Il fonde l’AKP, le Parti de la Justice et du Développement, au début de la décennie suivante, juste avant de remporter les élections de 2002. Et de devenir Premier ministre pour la première fois, en 2003.
L’adversaire qu’il s’apprête à affronter, vingt ans plus tard, a eu un parcours presque diamétralement opposé. De six ans son aîné, Kemal Kiliçdaroglu est né dans une famille modeste de la province historiquement rebelle de Dersime, à majorité kurde et alévie – une version hétérodoxe de l’islam sunnite. Son parcours est une illustration presque idéale de la méritocratie kémaliste : il fréquente l’école publique, fait de brillantes études d’économie et franchit tous les échelons de l’administration et de la haute fonction publique. Sa carrière culmine dans les années 1990 avec la direction de la Sécurité sociale turque. À sa retraite, le haut fonctionnaire décide de se lancer en politique et c’est tout naturellement qu’il s’oriente vers le CHP (Parti républicain du peuple), le parti kémaliste dont il est élu député, avant d’en prendre la tête en 2010. Tout au long de ces années 2010, Kemal Kiliçdaroglu va s’employer à élargir la base électorale du CHP en assouplissant son credo laïque – et surtout à ouvrir la voie à des alliances avec d’autres formations politiques, allant de la gauche à la droite nationaliste.
Le « Gandhi » turc
Critiqué pour son manque de charisme et son style un peu terne, il s’illustre en 2017 par une « marche de la paix » remarquée : il marche d’Ankara à Istanbul pour dénoncer l’incarcération d’un député d’opposition, et y gagne le surnom de « Gandhi turc ». Son initiative trouve d’autant plus d’écho que la Turquie fait face à un virage autoritaire qui suscite une inquiétude croissante. Considéré comme un « islamiste démocrate » dans les années 2000, Reccep Tayyip Erdogan donne un premier tour de vis en 2013, lors des grandes manifestations organisées à Istanbul pour sauver le parc Gezi, en plein cœur de la capitale.
En 2016, ce sont les purges massives qui suivent le putsch manqué du 15 juillet. Des dizaines de milliers de fonctionnaires sont démis de leurs fonctions, des journalistes sont arrêtés ou forcés à l’exil. En avril 2017, Erdogan fait adopter par référendum une réforme constitutionnelle qui met fin au système parlementaire turc et qui étend considérablement les pouvoirs du président, élu directement depuis 2014. Un « système Erdogan » aujourd’hui critiqué par l’opposition, qui dénonce les atteintes à la liberté d’expression, mais aussi le népotisme, la corruption et le clientélisme de ce nouveau régime.
Fin de partie pour Erdogan ?
Pour tenter d’en finir avec Erdogan, l’opposition s’est ralliée au candidat du CHP – pas forcément le plus charismatique ni le plus populaire… Mais Kemal Kiliçdaroglu mène une campagne habile sur les réseaux sociaux, notamment avec ses vidéos tournées dans sa cuisine, où il met en scène un style de vie modeste et humble, contrastant avec le faste du « Palais d’Erdogan » construit aux alentours d’Ankara. Le candidat de l’opposition se pose volontiers en homme de dialogue et de compromis, face à un président turc qui joue lui en permanence de la tension, de la surenchère nationaliste et d’une image « d’homme fort » qui finit fatalement par s’éroder – surtout auprès des jeunes générations.
À la lassitude est venue s’ajouter la colère – celle suscitée par la crise économique, et celle, plus forte encore, provoquée par le séisme meurtrier du 6 février. De nombreux Turcs accusent l’administration de ne pas avoir su faire face avec assez de rapidité et d’efficacité à la catastrophe. Et aux entreprises du bâtiment, l’un des soutiens du président Erdogan, de ne pas avoir respecté les normes antisismiques. Face à une opposition unie et portée par les sondages, Erdogan va affronter le 14 mai l’élection la plus périlleuse de sa carrière. En acceptera-t-il le verdict si les urnes lui sont défavorables ?
Maderpost / Rfi