Les Premiers ministres se succèdent et ne se ressemblent pas.
Par Ibou Fall
La présidentielle de 2024 aura vu – les cancres, vous pouvez compter sur les doigts – sept anciens Premiers ministres déposer des candidatures qui connaissent des fortunes si diverses devant le Conseil constitutionnel…
Disons-le comme ça : ça va du moins mauvais au pire.
Dans le désordre, d’un côté, ceux du président Wade, entre 2000 et 2012, trois au total : Idrissa Seck, Cheikh Hadjibou Soumaré et Souleymane Ndéné Ndiaye ; et de l’autre, les quatre restants, ceux du président Macky Sall, de 2012 à 2024 : Abdoul Mbaye, Mimi Touré, Boun Abdallah Dionne et Amadou Bâ, l’actuel, toujours en fonction, qui cumule les casquettes de chef de gouvernement et candidat…
Personne ne sait encore ce que va donner le dernier tri du Conseil constitutionnel mais, pour l’heure, il n’en reste plus tellement dans la course. On peut déjà compter Amadou Bâ, le candidat officiel du camp présidentiel, dont la machine électorale est manifestement d’une redoutable efficacité, qui passe les doigts dans le nez l’épreuve des parrainages.
Moins glorieuses, les qualifications, après rattrapages, d’Idrissa Seck, vieux routier de la politique, que l’on découvre en 1988, fringuant directeur de campagne de Wade, le Pape du « Sopi » ; et de Mahammed Boun Abdallah Dionne, en rupture de ban avec son mentor, Macky Sall, dont il conduit en 2017 la liste aux législatives et devient le directeur de campagne à la présidentielle de 2019.
Passent à la trappe Cheikh Hadjibou Soumaré, Souleymane Ndéné Ndiaye, Abdoul Mbaye et Mimi Touré.
C’est sans doute à cause de ce quarteron de recalés que l’on devrait se pencher sur la longue et tumultueuse histoire des chefs de gouvernement du Sénégal.
Grandeurs et servitudes d’une fonction, il était une fois…
Le premier à ouvrir la longue marche, à n’en pas douter, est Mamadou Dia. En 1958, dans l’Afrique occidentale française, AOF, on est encore en République française, sous la Quatrième, et la loi-Cadre vient d’être votée. Dans les colonies, une sorte de transfert des compétences attribue alors aux indigènes une parcelle de pouvoirs.
Au Sénégal, le Conseil de Gouvernement local est présidé par le Gouverneur Lamy ; Mamadou Dia, désigné par Senghor pour ces tâches rébarbatives, est d’abord vice-président du Conseil de Gouvernement.
Ça ne dure qu’une année…
Le bonhomme est une forte tête qui finit par confiner le Gouverneur Lamy au rôle de spectateur en Conseil des Ministres. L’année suivante, après une réforme des textes, Lamy quitte la table et Mamadou Dia en devient le patron.
Rapidement, entre Léopold Sédar Senghor et Mamadou Dia, ce n’est plus la relation du maître et son disciple mais les deux faces d’une même pièce. Ils font la paire, et ça marche au point de conduire le Sénégal à l’indépendance sans effusion de sang. Peu de temps après, ils traversent ensemble la tempête de la fédération du Mali en bloc inébranlable. Modibo Keïta supporte à peine Senghor mais tient commerce agréable avec Mamadou Dia… Peine perdue : la complicité des deux Sénégalais aboutit à la fin de la fédération du Mali et la proclamation de la République du Sénégal, après que les Soudanais seront arrêtés et mis dans le train pour Bamako sans autre forme de procès.
Là commence le face-à-face entre les deux têtes de la République du Sénégal. Le Président, Senghor, qui se tourne les pouces le plus souvent, commence à s’ennuyer ; et puis, Mamadou Dia, le chef de l’Exécutif, Président du Conseil du Gouvernement, avec lequel les grands de ce monde papotent, n’a plus vraiment de temps pour l’écouter…
En réalité, ils ne voient pas le Sénégal de la même manière depuis bien longtemps mais ne se l’avouent pas.
C’est vrai, leur compagnonnage a quelque chose de romanesque : partis des coins reculés du monde indigène, l’un de Djilor-Djidiack, et l’autre de Khombole, main dans la main, et bravant les tempêtes contre vents et marées, ils conduisent le Sénégal à l’Indépendance après avoir dompté Lamine Guèye, le citoyen français devenu maître des Quatre Communes…
Que d’émotions pour en arriver là !
Sauf que Senghor ne voit pas le Sénégal sans la France, et Dia largue déjà les amarres et scrute de nouveaux horizons : le socialisme autogestionnaire du Yougoslave Tito le séduit, il voyage dans le Bloc de l’Est et rêve d’un Sénégal qui s’émancipe du joug colonial. Pour Senghor, c’est trop tôt et, au Sénégal, il n’est pas le seul à le penser : le « système », comme on dirait aujourd’hui, n’a pas vraiment envie que ça change…
La fin officielle du tandem Senghor/Dia arrive le 17 décembre 1962.
Ça épiloguera longtemps sur le sexe des anges à ce sujet : coup d’Etat, pas coup d’Etat ? Les versions et les avis évoluent beaucoup de 1962 à 2024… Il reste à constater que la République, alors, ne peut plus supporter deux têtes, et qu’il faut en couper une.
Mamadou Dia, gracié en 1974, restera un des plus farouches opposants du régime UPS qu’il aura contribué à installer aux affaires.
Il ouvre ainsi la longue tradition des anciens chefs de gouvernement devenus ensuite des ennemis irréductibles de leurs anciens camarades.
Sorti de là, Senghor qui ne fait plus vraiment confiance à grand monde, initie une réforme au terme de laquelle il supprime le poste et devient président de la République et à la fois chef du Gouvernement.
Le poète président tient la barre jusqu’en 1970.
Entre-temps, bien des événements secouent le pays, au sortir des élections présidentielles et législatives : en 1963, les forces de l’ordre ouvrent le feu sur des récalcitrants qui peinent à admettre les résultats du scrutin. Officiellement, quarante morts… Rebelotte en 1968, alors que les troubles sociaux mettent en péril le régime, reconduit avec 100 % des votes à la présidentielle et aux législatives.
Est-il nécessaire de rappeler que Sédar, le fils de Gnilane, échappe de justesse en 1967 à une tentative d’assassinat ? Le pistolet du conjuré s’enraye alors qu’il tente de tirer sur le Président à bout portant.
Le temps des réformes est là, manifestement.
Et le président Senghor nous sort du chapeau un fonctionnaire longiligne qui n’a pas un sourcil plus froncé que l’autre, en l’honneur duquel il crée le néologisme « Primature ». Ce veinard, Abdou Diouf, qu’il se nomme, personne ne sait vraiment ce qu’il pense. Il nous vient de l’école nationale de la France d’Outre-Mer, ENFOM, qui vous taille des administrateurs de colonies adroits dans l’art de mâter les Nègres.
Signe particulier : il est béat d’admiration pour Jean Collin, un Toubab rien de plus Sénégalais, sorti peu avant de lui de la même fabrique de dresseurs d’indigènes, qui passe au cabinet du Président Dia. Après les événements de 1962, Collin sera puni par un poste de gouverneur de région avant de tâter aux Finances, et à l’Intérieur devenu son fief inexpugnable, depuis lequel il contrôle la République.
Ça va servir pour plus tard, jusque dans l’après-Senghor.
Abdou Diouf, pour ce que l’on peut en retenir sous Senghor, ne provoque pas de clash, rentre le cou et évite de faire de l’ombre au patron. Il se dit également que des ministres de son gouvernement l’écrasent de leur personnalité, du style Babacar Bâ que l’on entrevoit quelque temps comme le dauphin de Senghor ; ou Adrien Senghor, le neveu tout-puissant ; ou… Jean Collin, un taiseux qui a les yeux et les oreilles de l’Etat.
Senghor parti, Abdou Diouf qui le remplace choisit comme Premier ministre Habib Thiam. Apparemment, c’est son meilleur ami. Chacun des deux est le parrain d’un fils de l’autre, pour vous dire. On retiendra de leur compagnonnage le voile pudique dont Habib Thiam couvre leurs relations : remercié en 1983 après les élections couplées durant lesquelles il est tête de liste des députés socialistes, installé au Perchoir brièvement, et victime d’un « complot » comme on dirait aujourd’hui, il revient en 1991 après une longue traversée dans le… privé.
Entre-temps, aucune déclaration fracassante, pas même un soupir ne se fait entendre de sa part. Il ne rejoint pas l’opposition, ne rappelle pas les services inestimables rendus qui lui seraient payés par l’ingratitude, ne menace personne d’aucun déballage.
Rien à voir avec les Premiers ministres limogés de ces vingt dernières années : autres temps, autres mœurs ?
Lui succède Mamadou Lamine Loum. Avant ça, le nouvel impétrant est un agent du Trésor qui gravit tous les échelons avant de devenir ministre du Budget. Son nom se médiatise lors du fameux plan d’urgence, Sakho-Loum, qui évite au pays, nous serine-t-on, la banqueroute. Habib Thiam s’en va, et Loum s’installe en 1998. Ce n’est pas une bête politique. Plutôt un technocrate qui n’a manifestement pas l’ambition de devenir le successeur de qui que ce soit.
Il se susurre qu’il chaufferait la place pour Ousmane Tanor Dieng, alors tout puissant ministre d’Etat replié à la Présidence, qui attend son heure de gloire.
Hélas, l’Alternance…
Quand Wade arrive au pouvoir le 19 mars 2000, personne n’est surpris de la nomination de Moustapha Niasse à la Primature. Le Pape du « Sopi » nous l’annonce en pleine campagne électorale, quand débute le deuxième tour. Rien de neuf sous nos cieux puisque ce n’est pas la première fois que Niasse est titulaire de la fonction.
En 1983, déjà, après les élections, Habib Thiam casé au perchoir, Abdou Diouf l’y nomme, le temps de présenter une réforme qui supprime le poste. Moustapha Niasse est viré peu de temps après, pour avoir démontré son art du coup de tête et du pugilat au détriment de Djibo Kâ en pleine réunion du Bureau politique du PS sous les yeux d’un Abdou Diouf sidéré.
Il y fait long feu, encore, cette fois sous Wade, et rejoint le camp de l’opposition pour y ronger son frein. Ça va durer jusqu’en 2012, avec l’arrivée au Palais de Macky Sall, lui aussi ancien Premier ministre qui rejoint le camp adverse avec hargne et bagages.
Qui se ressemblent, s’assemblent ?
Mame Madior Boye qui remplace Niasse, première femme à cette fonction, est une vénérable dame tranquille, une magistrate qui ne fait pas de vagues. Ministre de la Justice en 2000, elle s’installe à la Primature sans manifestement la moindre ambition d’être Cheffe de l’Etat.
On a même le sentiment que Madame la Première Ministre ne veut pas déranger…
Rien à voir avec son successeur, Idrissa Seck, qui clame urbi et orbi qu’il est né pour être président de la République. Le quatrième de préférence. Forte tête, fort en thème, dès sa déclaration de politique générale, malgré sa voix cassée, il marque son territoire. Ses détracteurs font remarquer au Président qu’il ne l’a même pas cité…
Il ne mettra pas longtemps pour devenir suspect. Ses crocs rayent les parquets trop profondément. Dans l’entourage du président Wade, ça s’échine à le démolir. Rien ne sera de trop. Après son limogeage, il bivouaque en prison sous l’accusation infâmante de détournements de deniers publics dans les fameux « Chantiers de Thiès ».
Il en ressort par un non-lieu auréolé d’un mythique « Protocole de Rebeuss » dont tout le monde parle mais que personne ne voit.
C’est Macky Sall qui lui succède. Mieux, le tout nouveau Premier ministre, frais émoulu du ministère de l’Intérieur, sonne la charge de l’accusation qui conduit Idrissa Seck en prison.
La politique n’est pas un jeu d’enfants de chœur, n’est-ce pas ?
Macky Sall, le nouveau chouchou du clan Wade ne tarde pas à s’en rendre compte lorsque, propulsé au Perchoir, il subit les tirs du camp présidentiel qui commence à lui trouver des airs supérieurs et des attitudes suffisantes… L’abominable crime dont ça l’accuse : il aurait voulu humilier Karim Wade soi-même dans l’Hémicycle à propos des comptes de l’ANOCI, parce qu’il comploterait pour la succession du président Wade.=
Ah, l’ingrat !
Macky Sall, contraint de rendre ses mandats de président de l’Assemblée nationale et maire de Fatick, échappe de peu à la machine à broyer de l’Etat qui le destine à la prison.
Cheikh Hadjibou Soumaré est son successeur, que Souleymane Ndéné Ndiaye remplace.
La récente épreuve des parrainages nous confirme à quel point ce ne sont pas des foudres de guerre.
Arrive Macky Sall au pouvoir en 2012. Quand il nomme le sémillant Abdoul Mbaye, banquier respectable, « fils de » que son pedigree embellit plus que de raison, le président de la République fait terne figure, comparé à son Premier ministre qui pose précieux et sait jacter en public.
L’illusion ne dure pas.
Lorsqu’il est viré comme un malpropre, le fils du Père Kéba jure de rester loyal et au service de la République quelque temps avant de changer de ton et muer en irascible opposant.
On se console comme on peut ?
C’est la précédente ministre de la Justice, la très médiatique Mimi Touré qui s’y colle. Elle promet « d’accélérer la cadence », le progrès et l’émergence n’ayant pas la patience d’attendre ces lourdauds de Sénégalais…
Sa participation malvenue à une élection locale l’oblige à rendre le tablier, ranger sa cravache et ronger son frein, laissant la place à Mahammed Boun Abdallah Dionne. Un zélé serviteur de Macky Sall qui, tout comme Moustapha Niasse en 1983, présentera, comme chef de Gouvernement, la réforme qui supprime son poste.
On est sadomaso ou on ne l’est pas…
Il vient, pour cette présidentielle, comme Idrissa Seck, de franchir péniblement le barrage des parrainages.
Ce qui ne les grandit pas.
C’est Amadou Bâ qui remporte donc au final la timbale de Premier ministre désigné par le patron à sa succession. On lui met à disposition le redoutable appareil électoral de Bèn Bok Yâkâr, qui mène Macky Sall de victoire en victoire depuis 2012.
Relativisons : ils ont perdu la majorité aux dernières législatives, l’an dernier.
L’actuel locataire de la Primature est un inspecteur du fisc qui gravit les échelons en rentrant le cou comme Abdou Diouf le fait avec Senghor de 1970 à 1980. Quand il est mis au placard après son exil comme ministre des Affaires étrangères, Amadou Bâ n’a pas un soupir, ni un murmure pour s’en plaindre. Malgré ses soixante balais, pas un cheveu blanc. Son « étifor » est irréprochable et son sourire mécanique. On ne lui connaît pas de fâcheries jupitériennes, ni de frasques dans le privé comme dans le travail.
Je ne sais pas vous, mais moi, je me demande s’il n’est pas trop poli pour un vrai Sénégalais.
Maderpost / Ibou Fall