Pourquoi les relations Russie-Chine sont-elles ambivalentes ? L’intensité croissante des relations russo-chinoises a conduit les deux pays à établir une « alliance stratégique ». Mais ces relations connaissent une forte asymétrie aux dépens de la Russie, renforçant les divergences et la méfiance réciproque. La pandémie du Covid 19 a accentué ces tendances sans les bouleverser. Une brillante démonstration appuyée sur des faits et une écriture limpide.
Par Pierre ANDRIEU
INTERNATIONAL – Les premiers contacts formels entre la Russie et la Chine datent de 1619, lorsque les cosaques Ivan Petlin et André Mundov ont été reçus à la cour impériale à Pékin.
Au XVIIème siècle la Russie a entamé son expansion vers la Sibérie et l’océan Pacifique. En 1689 fut signé avec l’Empire Qing le traité de Nertchinsk qui repoussait sa frontière au-delà du lac Baïkal et imposait des relations commerciales avec la Chine. Ce texte a été suivi des traités d’Aïgoun (1858) et de la Convention de Pékin (1860) qui a conduit à l’annexion de vastes territoires chinois par la Russie.
Avec ces « Traités inégaux », l’Empire russe a participé au XIXème siècle au dépeçage de la Chine, de concert avec les puissances occidentales et le Japon. Cette période, qualifiée en Chine « d’époque de l’humiliation », a évidemment laissé une trace profonde dans l’inconscient des Chinois.
Plus tard les relations entre l’Union des républiques socialistes soviétiques (URSS) et la République populaire de Chine (RPC) ont évolué de la « fraternité socialiste » au risque de guerre nucléaire. Elles changèrent radicalement avec l’arrivée de dirigeants pragmatiques et réformateurs qu’étaient M. Gorbatchev puis Eltsine du côté russe, et Deng Xiaoping et ses successeurs du côté chinois.
Pourquoi les relations Russie-Chine sont-elles ambivalentes ?
L’intensité croissante des relations russo-chinoises a conduit les deux pays à établir une « alliance stratégique ». Mais ces relations connaissent une forte asymétrie aux dépens de la Russie, renforçant les divergences et la méfiance réciproque. La pandémie du Covid 19 a accentué ces tendances sans les bouleverser.
- Pierre Andrieu
Des relations d’une intensité croissante
Sur le plan politique, la très forte proximité, voire « L’alchimie » personnelle, entre Poutine et Xi Jinping, sont étayées par leur animosité commune à l’égard des États-Unis et de l’Occident, « coupables » de mener une politique d’hostilité et de sanctions contre leurs pays respectifs.
Les deux dirigeants se sont rencontrés près de trente fois en six ans et Xi Jinping est devenu le « meilleur ami » de Poutine.
Cette impulsion personnelle a été essentielle dans le rapprochement entre les deux pays et dans le « turn to the East » (« povorot na Vostok ») de la Russie, surtout vers la Chine.
Le simple « axe de convenance » s’est transformé ces dernières années en une « quasi-alliance » (formule de Poutine), mais que les deux pays ne souhaitent pas formaliser en alliance sur le modèle du pacte de Varsovie.
Moscou et Pékin tiennent, en effet, à conserver leur souveraineté et les marges de manœuvre diplomatiques et poursuivre des relations indépendantes avec les États-Unis et l’Union européenne.
Le schéma retenu rappelle plutôt les rapports que l’Union Soviétique entretenait avec les Alliés occidentaux pendant la Deuxième Guerre mondiale.
S’agissant des relations économiques et commerciales, Vladimir Poutine a donné une impulsion décisive en 2012 en déclarant dans une interview aux « Moskovskie Novosti » que la croissance économique chinoise était « une chance de gonfler les “voiles” de l’économie russe… » [8]
D’une moyenne de 5 à 6 Mds$ dans les années 1990, les échanges commerciaux ont atteint 64 Mds$ en 2015 puis presque doublé en 2019, passant à 110,79 Mds$.
L’ambition est d’atteindre 200Mds$ d’ici cinq ans.
En 2014 la Chine est devenue le premier partenaire commercial de la Russie, devant l’Allemagne.
Les hydrocarbures représentent 75% des exportations russes vers la Chine (42,11 Mds$ en 2018, auxquelles il convient d’ajouter le bois et ses dérivés pour près de 6 Mds$). La part des matières énergétiques et premières non transformées est donc écrasante [9].
Les hydrocarbures sont acheminés en Chine par les moyens suivants :
Pétrole : depuis 2009, la Russie et la Chine sont reliées par une dérivation de l’oléoduc « Eastern Siberia Pacific Ocean –ESPO ».
Ouverte en janvier 2011, sa capacité annuelle est de 15 MT pendant une période de 20 ans.
Pour le financer, la Chine a accordé à la Russie un prêt de 15 Mds$.
Gaz naturel : en décembre 2019 le gazoduc « Power of Siberia » a commencé à acheminer les 38 milliards M3 annuels prévus contractuellement pendant 30 ans. Sa pleine capacité est prévue en 2025 et la quantité totale de gaz livré dépassera les mille milliards M3.
Gaz liquéfié dans la péninsule de Yamal, dans le Grand Nord russe (dont les réserves s’élèveraient à plus de 4 milliards de barils équivalent pétrole).
Ce gigantesque projet a été lancé fin 2013 par Total (20% de participation) en partenariat avec la société privée russe Novatek (50,1 %) et les Chinois CNPC (20 %) et Silk Road Fund (9,9 %).
Le GNL est embarqué tout au long de l’année, dans des conditions extrêmes, sur des méthaniers brise-glace pour être acheminé, sans l’aide de brise-glace classiques, vers les marchés étrangers, principalement asiatiques.
Quinze de ces navires ont été commandés, dont le premier d’entre eux, le « Christophe de Margerie », a déjà rallié la Corée du Sud par la route maritime du Nord.
Là aussi, le financement de 27 Mds$ a été assuré par la Chine.
Exportations russes d’armes
La Russie n’estime plus depuis le début des années 2000 que la Chine représente une menace majeure pour sa sécurité et considère que la vente d’armes ne se pose plus qu’en termes commerciaux.
En 2014 elle a levé les dernières restrictions empêchant l’acquisition de matériels de haute technologie. Elle a accepté de vendre deux batteries du système anti-missiles S-400 (3 Mds$) et 24 chasseurs SU-35 (2,5 Mds$), tout en continuant à prendre des précautions contre la contrefaçon (cf. le chasseur chinois J 11, copie du chasseur russe SU-27/30, fourni sous licence à la fin des années 1990).
La Russie souhaite même proposer à la Chine l’appareil très avancé SU-57 et le président russe a confirmé en 2019 que Moscou allait aider Pékin à créer un système d’alerte précoce anti-missile.
Coopération technologique
La technologie parapétrolière chinoise a supplanté la technologie allemande dans le projet Yamal.
La coopération russo-chinoise se renforce également dans la 5G. La Russie s’appuie fortement sur Huawei, qui a créé plusieurs centres de R&D en Russie où elle envisage d’ici 2024 de recruter 2000 ingénieurs russes.
Coopération régionale
La coopération régionale concerne surtout l’Asie centrale. Composée des cinq républiques ex-soviétiques devenues indépendantes en 1991, cette région est restée une zone d’influence privilégiée de la Russie.
Il y existe une « division du travail » entre la Russie et le Chine, la première « se spécialisant » dans la sécurité et la défense et la seconde dans l’économie.
Pour renforcer leur coordination, les deux puissances ont créé en juin 2001 l’Organisation de coopération de Shanghai (OCS).
Outre sa nature économique, l’OCS coordonne la coopération sécuritaire dans la lutte contre les « trois maux », terme chinois désignant « le terrorisme, le séparatisme et l’extrémisme ».
L’OCS a mené d’importantes manœuvres militaires conjointes, parfois avec l’OTSC.
L’autre région de coopération russo-chinoise est l’Arctique. Le réchauffement climatique et l’ouverture des routes maritime du Nord ont conduit la Russie à réaffirmer sa prééminence dans « la zone arctique de la Fédération de Russie ». D’une superficie de 9 millions de Km2 , celle-ci génère entre 12 et 15% de son PNB. 80% de son gaz, mais aussi le nickel, les diamants et les terres rares, y sont extraits.
La Chine, bien que non riveraine de l’océan Arctique, s’est proclamée « État proche de l’Arctique (Near-Arctic state) ». Les ressources naturelles (investissements dans Yamal) ainsi que la route maritime l’intéressent au plus haut point pour son développement économique et ses ambitions globales
Mais de plus en plus de déséquilibres aux dépens de la Russie
La Russie est devenue un simple pourvoyeur d’énergie et de matières premières dont la Chine a besoin pour son développement économique.
Cette situation a fait de Moscou un « junior partner » de Pékin et renforcé sa dépendance par rapport à la Chine. Les sanctions occidentales ont accentué cette tendance.
S’agissant des exportations d’armes, la Russie conserve certes un avantage qualitatif important. Mais Moscou est conscient que les investissements chinois massifs dans la R&D permettront à Pékin de rattraper son retard. Moscou a commencé à perdre son avantage sur le plan quantitatif, la Chine devenant le 5ème exportateur d’armes dans le monde, derrière la Russie qui conserve sa seconde place. Mais c’est dans la coopération régionale que ce déséquilibre est le plus sensible.
Le poids croissant de la Chine en matière économique mais également sécuritaire (base militaire au Tadjikistan et, possiblement, en Afghanistan) contrecarrent les velléités russes d’intégration.
Le vecteur le plus puissant de son influence est le gigantesque projet Belt and Road Initiative (BRI).
Parmi ses six « corridors stratégiques terrestres », le principal traverse, outre la Russie, la Mongolie et le Kazakhstan, pays relevant théoriquement de la « zone d’influence russe ».
La Chine a massivement investi en Asie centrale (plus de 98 Mds$ dans plus de 168 projets), surtout dans le secteur énergétique.
Consciente des bénéfices qu’elle peut tirer de l’Initiative chinoise, notamment en termes d’investissements, la Russie sait que ce projet conduit à une perte d’influence dans la région.
Mais, dans l’incapacité de s’y opposer de front, Moscou cherche à la circonscrire en recherchant des synergies avec ses propres projets.
Ainsi a-t-elle signé en 2015 avec Pékin un accord visant à « coupler » celle-ci avec l’Union Économique Euro-asiatique (UEEA) [25].
Mais c’est surtout dans le cadre de la « Grande Eurasie », lancée par le président Poutine en 2017, que la Russie espère « englober » la BRI chinoise et se placer au centre d’un grand ensemble continental reliant l’Europe à la Chine, de préférence à un bloc géoéconomique sino-centré.
La Russie est bien évidemment consciente que cette asymétrie croissante va à l’encontre du statut de puissance internationale qu’elle souhaite renforcer. La Chine, au contraire, ne voit plus la Russie comme un pays capable de lui disputer, ainsi qu’aux États-Unis, la position de puissance globale. Mais, pour maintenir une alliance tactiquement nécessaire face à Washington et ne pas froisser la fierté russe, Pékin continue à agir avec prudence et fait mine de traiter la Russie comme une puissance majeure.
L’épidémie du Covid-19, qui a durement frappé les deux pays, n’a pas bouleversé les relations russo-chinoises mais accéléré les tendances décrites plus haut
Sur le plan politique, de concert avec la forte détérioration des relations américano-chinoises, la pandémie a conduit tout naturellement Moscou et Pékin à resserrer leurs « liens stratégiques ».
Tentant de « rattraper » un premier épisode malencontreux ayant conduit en février 2020 à fermer le territoire russe à tous les ressortissants chinois, les présidents Poutine et Xi se sont entretenus plusieurs fois par téléphone. « L’unité, la coopération et le soutien réciproque » ont été réaffirmés et la volonté « de certains de ternir l’image de la Chine » a été qualifiée « d’inacceptable » par le dirigeant russe.
Toutefois la crise sanitaire a permis de « tester » les relations russo-chinoises. Pour freiner le virus sur leurs territoires respectifs, Moscou et Pékin n’ont pas hésité à prendre des mesures unilatérales drastiques, sans consultation préalable. La pandémie a mis à jour la défiance existant à tous les niveaux entre les deux pays.
Sur le plan commercial, la pandémie a eu pour résultat immédiat d’accentuer le volume et donc l’asymétrie des échanges bilatéraux. Durant le premier trimestre de 2020, la part de la Chine est passée à 17,3% contre 15,8% à la même période de l’an dernier, malgré la baisse des prix du pétrole.
Avec le début de reprise de l’économie chinoise, les livraisons de pétrole russe ont augmenté au cours de ce premier trimestre de 16,7% par rapport à la même période de l’an dernier. Cette tendance s’est poursuivie en mai (+ 19,2%).
La même tendance est constatée dans les hautes technologies. La Russie a accentué sa coopération (et donc sa dépendance) avec les compagnies chinoises telles Huawei pour équiper ses réseaux télécoms et adopter les systèmes de surveillance numérique et de reconnaissance faciale, aux dépens des technologies occidentales.
Malgré sa supériorité économique, la Chine a besoin de l’alliance russe sur le plan international. Occupée à affirmer sa prééminence à Hong-Kong, Taïwan et dans les mers du Sud, Pékin a besoin de la tranquillité en Asie centrale et de la sécurité sur les 4000 km de frontière commune.
Mais, à plus long terme, Pékin pourrait changer d’attitude. Plus encore, comme l’écrit Bobo Lo en 2008 dans son ouvrage « L’Axe de convenance » : « Plusieurs commentateurs russes se demandent ce qui arriverait après la réunification de Taïwan avec le continent. Il y a une réelle inquiétude que l’Extrême Orient russe puisse un jour revenir sur la table dans quinze ou vingt ans et que, à ce moment-là, Moscou soit incapable de résister à la pression chinoise ».
Alors que se met en place une bipolarité américano-chinoise, l’alliance entre Moscou et Pékin dispose de la souplesse nécessaire qui permettrait aux deux protagonistes de varier leurs partenariats.
Un repositionnement de la Russie dans la confrontation américano-chinoise paraît inéluctable. Plutôt que de « mettre tous ses œufs dans le seul panier » de la Chine, la Russie pourrait se tourner davantage vers l’Union européenne.
S’agissant de l’économie, la Russie pourrait également multiplier ses partenaires. S’agissant plus spécifiquement de son « turn to the East », elle devrait, au-delà de la Chine, rechercher d’autres pays comme le Japon, la Corée du sud ou l’Inde.
En tout état de cause, une Chine omnipotente ne rendra pas la Russie plus malléable. Une Pax sinica accaparant la Russie est pour celle-ci totalement inacceptable.