Réalisé par Ava duVernay et disponible sur Netflix depuis 2016, ce documentaire apporte un éclairage sur les origines de la discrimination des Noirs aux États-Unis.
RACISME – Depuis des jours, des millions de personnes à travers les États-Unis manifestent contre les violences policières qui ont causé la mort de George Floyd. Le 25 mai, cet Afro-Américain de 46 ans mourrait à Minneapolis, le cou bloqué sous la pression du genou d’un officier blanc désormais poursuivi pour meurtre. Le nom de George Floyd s’est ajouté à la longue liste des victimes noires de la brutalité policière aux États-Unis.
Sorti bien avant les récents événements de Minneapolis, le documentaire “13th” (“Le 13e” en français) d’Ava duVernay, disponible sur Netflix depuis 2016 et désormais gratuitement sur YouTube, s’intéresse notamment à la surpopulation carcérale des États-Unis et à l’incarcération massive des Afro-américains. Et pour expliquer ces chiffres ahurissants, la réalisatrice de “Selma” et les nombreux historiens et sociologues qu’elle interroge remontent le fil du racisme systémique dans une large première partie très pédagogique. Un processus qu’il faut “comprendre pour pouvoir s’en défaire”.
Car si au pays de Donald Trump, un Afro-Américain naît avec une chance sur trois de se retrouver derrière les barreaux, cela découle d’un processus de criminalisation des Noirs amorcé dès la fin de l’abolition de l’esclavage en 1865, actée par le fameux 13e amendement de la Constitution – qui donne son nom au documentaire.
Si le 13e amendement de la Constitution américaine, inscrit en 1865, octroie la liberté à tous les citoyens américains, il comprend des exceptions parmi lesquelles les personnes qui commettraient des crimes. Une clause qualifiée de “faille” par les experts du documentaire. Et pour cause: alors que tout le système économique du sud du pays avait pu compter sur 4 millions d’esclaves, l’élite blanche et le monde des affaires se sont vite rendu compte qu’ils avaient “besoin du travail des Noirs”.
Alors après la guerre de Sécession, les Afro-Américains ont été arrêtés en masse “pour des délits tout à fait mineurs, comme le vagabondage”, rappelle Michelle Alexander, autrice et défenseure des droits civiques. Ainsi qualifiés de “criminels”, ils perdaient leur liberté et étaient contraints de travailler à nouveau pour reconstruire l’économie du Sud.
“Birth of a Nation” et les stéréotypes dans la culture
En parallèle de ce premier boom carcéral de l’Histoire des États-Unis, la représentation des Noirs dans la culture a été modifiée. “Rapidement, une mythologie de la criminalité noire s’est mise en place (…) Les figures noires sympathiques ont été remplacées par des figures à l’air menaçant, comme un prédateur qui devait être banni de la société”, détaille Jelani Cobb, professeur d’études américaines à l’université du Connecticut.
L’un des exemples forts de ces stéréotypes créés de toutes pièces s’illustre dans le film “Birth of a Nation”, première grande production du cinéma américain sortie en 1915 dans laquelle les Noirs sont présentés de façon humiliante.
“Comme des animaux, des sauvages, des cannibales, c’était l’image du mâle noir américain”, décrit l’historien Henry Louis Gates Jr. À l’inverse, “Birth of a Nation” dresse un portrait presque “romantique” et “héroïque” du Ku Klux Klan, qui va alors connaître sa renaissance.
Des représentations qui s’ancrent petit à petit dans les mentalités et conduisent notamment aux lynchages de milliers d’Afro-Américains avant la Seconde Guerre mondiale, “soupçonnés d’avoir commis des actes criminels” et mis à mort. Moins violentes mais tout aussi stigmatisantes, les “lois Jim Crow” sont promulguées entre 1876 et 1965, conduisant à la ségrégation. Elles imposent la séparation des Blancs et des Noirs dans les écoles, mais aussi les lieux et services publics comme les trains ou les bus.
Les militants pour les droits civiques, parmi lesquels Martin Luther King, qui font entendre leur voix sont à leur tour qualifiés de “criminels” par certains politiciens et médias de l’époque “parce qu’ils violaient délibérément les lois sur la ségrégation dans le sud” et se faisaient volontairement arrêtés pour se jouer du système.
“Law and order” de Nixon à Trump
En 1964, le président Lyndon Johnson signe le Civil Rights Act qui déclare illégale la discrimination reposant sur la race, la couleur, la religion, le sexe, ou l’origine nationale. Pourtant l’histoire se poursuit. Sous l’ère Nixon, le mot “race” est remplacé par “crime” mais les faits restent les mêmes. L’homme lance une “guerre contre le mal qui ronge nos villes”, les drogues, et lance son fameux “Law and order” (“la loi et l’ordre”) repris il y a quelques jours par Donald Trump.
La dépendance à la drogue est alors “traitée comme un problème de criminalité et non un problème de santé publique” et de nombreux individus des banlieues consommateurs de marijuana ou d’héroïne sont une fois encore envoyés en prison.
Quelques années plus tard, un conseiller de Nixon, John Ehrlichman, reconnaîtra que cette guerre contre la drogue visait à envoyer des Noirs en prison.
Suivront ensuite Ronald Reagan et son “instrumentalisation de la guerre contre les drogues” qui criminalisent encore davantage les populations les plus pauvres parmi lesquels les Noirs et les Hispaniques. Dans les années qui suivent, les statistiques montrent que les Afro-Américains sont largement surreprésentés dans les médias comme des criminels ou des “super prédateurs”, contribuant à perpétuer ces stigmates.
“On a éduqué délibérément une population pendant des décennies pour qu’elle croie que les Noirs sont des criminels. Et je ne dis pas qu’il n’y a que seuls les Blancs le pensent, des Noirs le pensent aussi et sont terrifiés par leur propre nature”, concède Malika Cyril à la tête du centre pour la justice dans les médias.
Des décennies plus tard, toutes ces décisions successives façonnent toujours la société américaine et ont notamment conduit en 2013 à la création du mouvement #BlackLivesMatter qui se mobilise contre la violence et le racisme systémique envers les Noirs. “Si l’on s’intéresse à l’histoire des différentes luttes menées par le peuple noir aux États-Unis, on voit que le point commun est le besoin d’être compris et reconnu comme des êtres humains complexes. Dire nous sommes autre chose que cette image viscérale de criminalité et de menace à laquelle les gens nous associent”, résume Jelani Cobb.
Avec son documentaire “13th” nommé aux Oscars, Ava duVernay entendait faire “comprendre” ce continuum pour “pouvoir s’en défaire”. Un projet on ne peut plus d’actualité alors que des milliers de personnes se soulèvent pour dénoncer le racisme et changer la donne.
Maderpost / Huffingtonpost / Louise WESBECHER