Alice Ekman, reconnue comme l’une des meilleures spécialistes européennes de la Chine, est analyste responsable de l’Asie à l’European Union Institute for Security Studies (EUISS). Maître de conférences à Sciences Po, Alice Ekman, vient de publier Rouge vif. L’idéal communiste chinois, (Éditions de l’Observatoire, 2020). Elle a aussi dirigé La Chine dans le monde (CNRS Éditions, 2018). Pierre Verluise, docteur en géopolitique, est le fondateur du Diploweb.com, auteur, co-auteur ou directeur d’une trentaine d’ouvrages.
Quelles sont les idées fausses sur la Chine depuis Deng Xiaoping ? Que souligne la crise de la COVID-19 quant à la nature du régime chinois ? Que nous apprend cette pandémie de la concurrence des acteurs ? Comment comparer les stratégies américaines et chinoises ? Comment pourrait évoluer la concurrence technologique ? Quels sont les défis stratégiques que les pays tiers auront à relever dans les prochaines années ?
Voici quelques-unes des questions auxquelles répond très clairement Alice Ekman à l’occasion de la publication de son nouveau livre, «Rouge vif. L’idéal communiste chinois», Éd. de l’Observatoire. Propos recueillis par Pierre Verluise pour Diploweb.com.
Par
,GEOPOLITIQUE – Pierre Verluise (P. V. ) : Quelles sont les idées fausses sur la Chine depuis Deng Xiaoping ?
Alice Ekman (A. E.) : Il est faux de penser que la Chine a totalement tourné la page du communisme depuis l’ère de réforme et d’ouverture lancée par Deng Xiaoping à partir de 1978. Tout d’abord, la République populaire de Chine n’a jamais cessé, depuis 1949, de se revendiquer du communisme, et Xi Jinping le fait haut et fort depuis sa nomination au secrétariat général du Parti communiste chinois (PCC) en novembre 2012, encore davantage que son prédécesseur Hu Jintao (2002-2012).
Ensuite, ces revendications ne sont pas que rhétoriques, elles s’accompagnent de décisions qui ont des conséquences concrètes sur la société chinoise – du renforcement de l’enseignement du marxisme-léninisme dans les universités à la création de cellules du Parti dans un nombre croissant d’entreprises privées.
Enfin, la prise en compte des héritages léninistes et maoïstes de la Chine est indispensable pour comprendre la structuration, le fonctionnement et les méthodes du système politique chinois actuel. Il s’agit assurément d’un système hybride, mélange unique de différentes influences et composantes (impériale, soviétique, maoïste, nationaliste, etc.).
Néanmoins, la part des influences «rouges» dans ce mélange ne doit pas être négligée, car celles-ci continuent à peser fortement à la fois sur les décisions de politique intérieure et étrangère. Le pragmatisme qui existe toujours au sein du PCC, notamment dans la mise en application concrète des décisions, cohabite avec un cadre idéologique qui façonne ces décisions en premier lieu. L’un n’empêche pas l’autre.
De manière générale, le rôle du Parti a été nettement renforcé au cours des 8 dernières années, bien avant l’émergence du coronavirus. Les motivations de ce renforcement sont à la fois historiques et politiques : l’effondrement de l’URSS en 1991 demeure un contre-exemple pour le PCC.
Xi Jinping considère que le maintien d’un Parti fort est indispensable pour éviter un tel effondrement. Le renouveau rouge peut être considéré comme une stratégie de survie, déployée par le président chinois à un moment où la croissance économique ralentit. Mais ce n’est pas que cela : la motivation idéologique demeure forte, compte-tenu du système de formation et de promotion de l’élite du Parti, qui accorde toujours une grande importance au marxisme-léninisme et à la «pureté idéologique».
La réaffirmation de l’identité communiste s’explique aussi par la consolidation du statut de deuxième puissance économique mondiale, au lendemain de la crise économique et financière mondiale de 2008-2009, et des nouveaux rapports de force internationaux qui en résultent.
Xi Jinping n’hésite plus à faire référence explicitement à la «supériorité du socialisme sur le capitalisme” , à la nécessité pour la Chine d’avoir davantage confiance en elle, et en premier lieu confiance en son propre système politique. Ce positionnement transparaît également de la stratégie de communication internationale déployée actuellement par la Chine, dans le contexte de crise de la COVID-19.
- Alice Ekman est analyste responsable de l’Asie à l’European Union Institute for Security Studies (EUISS).
P. V. : Que souligne la crise de la COVID-19 quant à la nature du régime chinois ?
A. E. : La crise de la COVID-19 rappelle, en termes concrets, l’omniprésence du Parti communiste à tous les échelons de la société, y compris dans les hôpitaux, les universités, les écoles, les complexes résidentiels… Le PCC compte 90 millions de membres, et continue à recruter – y compris auprès du personnel médical pendant la crise.
Le système de contrôle social et politique, qui reste façonné par l’ère Mao (1949-1976), a été largement mis à contribution ces derniers mois, et en sort consolidé. Les comités de résidents sont là pour diffuser les messages du Parti, collecter des informations, surveiller les comportements.
Ils ont été fortement sollicités pour mener la «guerre populaire» contre le virus. Quel que soit l’avenir individuel des dirigeants chinois et les crises auxquelles ils pourraient faire face, il est peu probable que le Parti s’effondre du jour au lendemain, compte tenu de ce maillage géographique très dense, qui s’appuie sur des moyens surveillance – à la fois humains et technologiques – conséquents.
Depuis son arrivée au pouvoir, Xi Jinping a appelé au renforcement de la «surveillance mutuelle» entre individus à tous les échelons de la société, en parallèle au développement des technologies.
2021 sera l’année du centenaire du Parti communiste chinois, qui sera célébré très largement à travers tout le pays, encore davantage que le bicentenaire de la naissance de Marx en mai 2018 ou les 70 ans de la création de la RPC à l’automne 2019 – qui furent déjà spectaculaires. A cette occasion, le PCC n’hésitera pas à communiquer sur sa «victoire» contre la COVID-19, sur la capacité de son économie à rebondir, en comparaison avec les présumés «échecs» d’autres pays – même si la réalité est beaucoup plus complexe.
P. V. : Avec la fin de la Guerre froide et l’effondrement du bloc soviétique (1991), Francis Fukuyama a évoqué « la fin de l’Histoire » pour marquer la victoire du libéralisme sur le communisme, ce désir chinois en faveur du « rouge vif » ne peut-il pas être interprété comme une réponse à cette vision libérale ?
A. E. : Oui, en effet, la Chine de Xi Jinping veut prouver au monde que l’idéal communiste n’a pas disparu avec l’URSS. Le président chinois, qui prône un marxisme technologique d’un nouveau genre, moderne et revisité, se voit comme le rénovateur du socialisme dans le monde. Cela peut paraître anachronique, mais c’est bien l’objectif que le Président chinois affiche sans détour face aux membres du comité central réunis à huis clos dès 2013 : la «disparition ultime du capitalisme et la victoire du socialisme».
Le PCC considère que la Chine n’est encore actuellement qu’à «l’étape primaire du socialisme», et doit continuer à s’orienter vers le communisme, idéal vers lequel non seulement la Chine, mais l’humanité toute entière, doit tendre.
Cette vision particulière de l’Histoire puise directement ses racines dans les thèses de Marx (1818-1883). Plus concrètement, face à ses interlocuteurs étrangers, la diplomatie chinoise ne tient pas de discours marxiste au sens strict du terme, mais présente le système de gouvernance chinois comme une alternative qui serait viable, et même supérieure, à d’autres systèmes politiques, et en premier lieu américain et européens. La Chine se positionne de plus en plus, notamment face aux pays en développement, comme un «exemple» à suivre, une «solution» pour le monde.
A Wuhan, le pouvoir politique a rappelé sa supériorité sur le pouvoir scientifique
P. V. : Que nous apprend la COVID-19 de la concurrence des acteurs – à plusieurs échelles, de Wuhan à l’Asie ?
A. E. : A Wuhan, le pouvoir politique a rappelé sa supériorité sur le pouvoir scientifique. La directrice du département des urgences de l’hôpital central de la ville, qui a détecté la première apparition du virus avec d’autres collègues, a été sévèrement rappelée à l’ordre, à la fois par le bureau de l’inspection de la discipline de son propre hôpital – une représentation interne du Parti – et par la commission de la santé de la municipalité de Wuhan.
En Chine, un grand nombre d’institutions ont une direction bicéphale – pas uniquement dans les hôpitaux. Dans les universités par exemple, il existe à la fois une direction scientifique et une direction politique, représentant le parti communiste. Depuis le début de l’ère Xi Jinping, la hiérarchie s’est renforcée : la direction politique supervise et valide les propositions et comportements de la direction scientifique – encore davantage que sous l’ère Hu Jintao.
Au niveau régional, les tensions demeurent fortes. Taiwan est de mon point de vue le point de cristallisation des tensions sino-américaines le plus fort. Déjà pendant les premières semaines de la crise de la COVID-19, la question taiwanaise est revenue sur le devant de la scène pour au moins de trois raisons : la gestion de la crise sur l’île – perçue par certains comme un modèle, voire un contre-exemple à la gestion en République populaire de Chine -, sa participation à la «diplomatie du masque», avec des envois significatifs (y compris vers l’Europe), son absence subie à l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS) – qui n’est pas récente mais que la crise a rappelé au grand public.
Pour Pékin, le grand renouveau de la nation chinoise voulu par Xi Jinping passe par Hongkong, mais aussi Taiwan. Hongkong, c’est en principe acquis. Sauf que les tensions y restent très vives, et Pékin aimerait à terme aller plus loin dans l’intégration politique et législative du territoire.
Taiwan est considéré à Pékin comme une priorité nationale, une anomalie à corriger à moyen et long terme – il est peu probable que l’option militaire soit privilégiée à court terme côté chinois, notamment alors que la présence militaire américaine reste forte dans la région, mais les tensions restent très vives dans le détroit et un incident pourrait vite monter en conflit régional et international.
Les positions de Pékin et Washington sont diamétralement opposées sur cet enjeu, comme sur d’autres dans la région : les tensions en Mer de Chine du Sud – liées à la délimitation de l’espace maritime stratégique chinois -, l’avenir de la Corée du Nord, où la Chine s’opposerait à tout changement de régime.
P. V. : Et au-delà de l’Asie ?
A. E. : Au niveau mondial, la concurrence entre systèmes de gouvernance, qui existait déjà depuis plusieurs années, se renforce. La crise de la COVID-19 ne provoque pas à Pékin de remise en cause officielle ou d’introspection. Au contraire, la communication officielle chinoise glorifie l’efficacité présumée de la gestion chinoise de la crise et insiste sur les faiblesses présumées des pays dits «occidentaux». Il s’agit toujours de projeter l’image d’une Chine exemplaire, modèle.
Il s’agit d’une concurrence rude, entre systèmes politiques mais aussi entre puissances, et qui reste – de mon point de vue – très ouverte. Il est peu probable qu’émerge avec cette crise un monde post-occidental qui serait dominé par la Chine, tout comme il peu probable qu’à l’inverse, la Chine en sorte totalement isolée.
La Chine en même temps agace un nombre croissant de pays pour différentes raisons (agacements autour du manque d’information sur le virus, de ses conséquences humaines et financières pour le monde, de la stratégie de communication qui entoure la politique d’assistance chinoise, par exemple), et en même temps continue à entretenir de bonnes relations avec de nombreux autres pays.
A l’issue de la crise, le «cercle d’amis» de la Chine – selon l’expression officielle – pourrait en sortir légèrement plus restreint, mais plus solide. Il s’agit de pays qui sont des soutiens loyaux, voire indéfectibles de la Chine, notamment au sein des organisations internationales. Ceux qui témoignent d’une «amitié solide comme le fer» – selon une expression officielle chinois qui est apparue ces dernières semaines, et qui inclut le Pakistan, la Serbie ou encore le Cambodge.
En même temps, la Chine ne parviendra probablement pas à faire consensus autour d’elle dans les organisations internationales – son activisme y sera scruté de plus près par un nombre croissant de pays – notamment européens – , d’autant plus depuis le cas de son influence discutée au sein de l’OMS et d’autres organisations du système onusien.
Les clivages entre pays soutenant les initiatives et positions chinoises et les autres, risquent de se renforcer au sein des organisations internationales. A cet égard, la relations Chine-Russie est à suivre, alors que les deux pays se sont rapprochés ces six dernières années. Même si Pékin et Moscou ne sont pas d’accord sur tout, ils partagent un certain ressentiment envers Washington et ses alliés, et une volonté de restructurer la gouvernance mondiale qui les rapprochent.
P. V. : Comment voyez-vous évoluer cette concurrence entre pôles ?
A. E. : Cette concurrence sera à la fois très rude et très floue. Il ne s’agira pas de «blocs» clairement délimités et hermétique, tels qu’à l’époque de la Guerre froide – même si le niveau de tension pourrait être aussi élevé – , mais plutôt de «pôles» poreux, dont le périmètre ne cesserait d’évoluer.
Cette ambiguïté sera entretenue par la Chine, qui ne cherche pas – de près ou de loin – à signer de traités d’alliance dans les prochaines années, à formaliser et clarifier net un «bloc». Ce n’est pas dans son intérêt. Certes, elle a incité un nombre non-négligeable de pays à signer des «accords-cadre» sur «nouvelles routes de la soie», mais il s’agit d’accords formulés en termes très généraux, autour d’un projet qui lui-même n’est pas clairement défini et ne cesse d’évoluer.
Les «nouvelles routes de la soi » (ou «Belt & Road initiative»), c’est à la fois des projets d’infrastructures, mais aussi un label général autour duquel la Chine peut rassembler un nombre de pays autour de ses priorités, une plateforme d’interaction bilatérale et multilatérale, le thème général d’un forum que la Chine organise tous les deux ans à Pékin…
Etre «membre» des «nouvelles routes de la soie» n’est pas clairement défini non plus : la Chine semble y faire référence un peu à la manière d’une carte de fidélité, en remerciant les pays qui auraient adhéré à son projet par l’octroi de certains avantages, de certains accès préférentiels (à son système satellitaire Beidou, à certaines technologies, à ses programmes de formation, par exemple), de certaines places privilégiés (traitement de faveur lors des grands forums organisés par la Chine, accès privilégié aux dirigeants, etc.).
De facto, tout le monde peut être membre, y compris les partenaires non-traditionnels de la Chine, les pays alliés des États-Unis, les organisations internationales. La liste des membres des nouvelles routes de la soie ne cesse d’évoluer.
La Chine va chercher à se positionner comme le pays qui prend les devants pour gérer cette crise désormais mondiale
Quoiqu’il en soit, un fort activisme de la diplomatie chinoise est à prévoir dans les prochains mois : renforcement de sa participation et de sa contribution financière aux organisations internationales – en premier lieu au sein du système onusien – , activisme au sein des BRICS, de l’Organisation de Coopération de Shanghai (OCS), du G20, promotion continue des nouvelles routes de la soie dans des secteurs liés à la crise (santé, logistique, e-commerce, technologies, etc.), promotions de nouveaux standards, visites officielles dans les pays partenaires les plus touchés, forum régionaux et thématiques dédiés…
La Chine va chercher à se positionner comme le pays qui prend les devants pour gérer cette crise désormais mondiale.
Une des forces de la politique étrangère chinoise aujourd’hui, c’est son activisme tous azimuts et la forte détermination politique – notamment sous la présidence de Xi Jinping – de mener à bien le «renouveau de la nation chinoise», de restructurer la gouvernance mondiale à son avantage.
Bien sûr, la Chine n’est pas que forces. Des faiblesses internes existent, comme par exemple l’émergence d’une certaine forme de peur paralysante au sein du PCC. Au quotidien, les campagnes de recadrage idéologique des cadres du Parti, les sessions d’études de la pensée de Xi Jinping, présenté comme un grand penseur marxiste, les séances de critiques et autocritiques entre collègues sont tellement chronophage dans certaines institutions (ministères, universités, médias, etc.), que les cadres avouent avoir moins de temps à consacrer à leur cœur de métier.
A cela s’ajoute la pression de la performance chiffrée, la surveillance mutuelle, la crainte d’être dénoncé, d’être la cible d’une enquête de la Commission centrale de contrôle de la discipline (CCDI), qui génère une relative paralysie au sein de l’administration.
Dans le cadre des campagnes de recadrage idéologique qu’il a lancé au cours des deux dernières années, le président chinois parle de «racler l’os pour en éliminer le poison», de «retourner la lame du couteau vers soi-même»,…assurément la prise de risque, d’initiatives individuelles, est minimale dans ce contexte.
Mais de là à considérer que la diplomatie chinoise ne serait plus efficace ou compétitive, ce serait simplificateur : la Chine possède désormais le premier réseau diplomatique au monde (en termes de représentations diplomatiques – ambassades et consulats – à l’étranger), devant les États-Unis et la France.
Son influence dans les organisations et forums multilatéraux s’est fortement renforcée au cours de la dernière décennie, et elle parvient à promouvoir ses priorités et ses intérêts avec un activisme qui prend souvent de court d’autres diplomaties.
Même si son budget était revu à la baisse – ce qui n’est pour l’instant pas le cas – dans un contexte de fort ralentissement de la croissance économique en Chine dû à la crise du coronavirus, le réseau diplomatique chinoise continuerait encore pour quelques temps à être l’un des plus étendu et expérimenté au monde.
P. V. : Dans cette concurrence, comment compareriez-vous les stratégies américaines et chinoises ?
A. E. : En tant que «challenger», au titre de puissance souhaitant restructurer l’ordre établi – illégitimement, selon elle – par les puissances occidentales «leader», la Chine multiplie les nouvelles initiatives.
Et elle propose ses initiatives à tous pays – y compris à des pays alliés et partenaires des États-Unis. Cela génère des agacements à Washington, et devient souvent sources de tensions transatlantiques récurrentes. Les réactions et rappels à l’ordre de Washington sont parfois mal perçus par certains de leurs alliés et partenaires, qui ont l’impression d’être pris de haut, d’être mis sous pression.
Alors que la Chine entretient une certaine ambiguïté stratégique sur l’étendue de ce qu’elle appelle son «cercle d’amis», les États-Unis pour leur part attendent que leurs alliés clarifient leur position vis-à-vis de la Chine, et que dans certains cas ils refusent formellement et officiellement les initiatives et propositions chinoises (accord-cadre sur les nouvelles routes de la soie, adhésion à la Banque asiatique d’investissement pour les infrastructures – BAII- créée en 2014, réseau 5G proposé par Huawei plus récemment…).
Ces divergences d’approches entre Pékin et Washington – flou entretenu d’un côté, volonté de clarification de l’autre – continueront à exister dans les prochaines années : il est peu probable que la Chine cesse de «proposer» au plus grand nombre, comme il est peu probable que les États-Unis soient plus flexibles ou conciliants vis-à-vis de ces propositions. Ce décalage pourrait jouer en faveur de la Chine, s’il n’est pris en compte dans l’analyse stratégique américaine dès à présent.
A ce jeu-là, la Chine pourrait être à terme perçu aux yeux de certains pays comme une puissance progressiste, moderne, qui veut faire bouger les choses, et les États-Unis comme une puissance stagnante, en faveur du statu quo, voire rétrograde, du passé.
Bien sûr, la réalité est différente, bien plus complexe, mais les perceptions comptent… d’autant plus dans cette période de crise de la COVID-19, où un certain nombre de questions existentielles sur l’ordre du monde se posent, le fonctionnement et l’efficacité des organisations internationales face aux crises mondiales, le cours de la mondialisation.
La Chine ne manquera pas de brandir ces questions pour promouvoir ses initiatives multilatérales, se positionner comme le pays qui propose, qui fait bouger les choses, qui mène la sortie de crise.
P. V. : Vous évoquez dans « Rouge vif » (Ed. de l’Observatoire) le positionnement de supériorité du Parti communiste chinois. Jusqu’où peut mener l’hostilité vis-à-vis de l’Occident ?
A. E. : L’hostilité du Parti communiste chinois vis-à-vis de l’Occident peut aller jusqu’à l’humiliation. On observe déjà un durcissement significatif des rapports de force entre États – pesant parfois sur des entreprises ou des individus -, un renforcement de la violence verbale, diplomatique, … et en premier lieu une relation «œil pour œil, dent pour dent» systématisée avec Washington.
L’émergence de pôles évolutifs plutôt que de blocs figés pourrait faire croire que la compétition y est moins frontale. Ce n’est pas le cas : elle est déjà violente – et aucun signe d’apaisement n’est observable à l’heure actuelle.
La communication diplomatique chinoise devient elle-même plus offensive. La Chine de Xi Jinping estime en substance que les «Occidentaux» n’ont pas à lui imposer leurs méthodes, leurs leçons, et qu’à l’inverse il ne faut plus hésiter à leur en donner.
Le président a l’ambition de faire de la Chine une puissance de référence et de dépasser cet Occident qui aurait, selon lui, trop longtemps défini les règles du jeu, au sein des organisations multilatérales notamment.
Le ressentiment anti-occidental est latent au sein de l’élite du Parti (souvent bien davantage qu’au sein du reste de la population), elle fait partie de l’éducation politique traditionnelle – qui insiste toujours sur l’«humiliation» infligée à la Chine pendant la période des guerres de l’opium et des traités inégaux au XIXe siècle – et devient plus explicite ces dernières années.
Du point de vue du Parti, toutes les crises du monde seraient dues aux États-Unis et à leurs alliés : la mer de Chine du sud, Taïwan, les révolutions dites de «couleur», ou encore Hong Kong où les étudiants auraient été manipulés par des agents étrangers. Xi Jinping évoque régulièrement des «forces occidentales hostiles», qui chercheraient à déstabiliser, à critiquer ou amoindrir le Parti. Dans ce contexte, les visions conspirationnistes se renforcent et la communication officielle devient plus offensive.
Dans tous les cas, l’état des discussions à Pékin et Washington n’indique en aucun cas, à court ou plus long terme, un apaisement des tensions sino-américaines, qui sont profondes et commencent à s’élargir à de nouveaux fronts.
Les différends sont commerciaux, technologiques, potentiellement juridiques (avec la multiplications aux États-Unis d’appels à attaquer la Chine en justice et à la faire payer pour les dommages causés par la pandémie)…
Les tensions sont aussi conceptuelles et normatives. L’enjeu le plus important pour la diplomatie chinoise au sein des instances onusiennes est la redéfinition des normes et des définitions. Elle tente de redéfinir la notion de droits de l’homme, notamment pour retourner la critique.
Quand elle évoque Internet et le cyberespace dans les rencontres multilatérales, c’est selon sa propre conception, qui met l’accent sur la souveraineté des États. Elle emploie les mêmes notions que les États-Unis ou l’Union européenne, mais celles-ci ne veulent plus dire la même chose. Et nombre de gouvernements soutiennent les positions de Pékin, parce qu’ils sont sur la même ligne politique, ou tout simplement parce que les mots employés par la Chine leur apparaissent consensuels.
En réalité, au-delà d’une harmonisation du discours, de façade, les logiciels ne sont plus du tout les mêmes à Pékin et à Washington. Les formations, les lectures et références théoriques, les perceptions mutuelles des décideurs sont tellement différentes, le ressentiment mutuel est tellement fort, que je ne suis pas certaine qu’il y ait encore un langage commun, notamment depuis le renouveau rouge promu par Xi Jinping dès 2012.
Beaucoup de personnalités politiques des deux côtés n’ont pas la volonté – et dans certains cas la possibilité – de se mettre à la place de l’autre, d’appréhender la façon de voir ou de penser de l’autre «camp».
P. V. : Comment voyez-vous évoluer la concurrence technologique ?
A. E. : La rivalité autour de la 5G, le cas Huawei, n’est que la partie émergée de l’iceberg. Il est fort probable que les tensions entre Pékin et Washington s’étendent à d’autres technologies posant des questions de sécurité des données ou de souveraineté numérique, et où la Chine devient compétitive, voire en avance, au niveau mondial.
Les vives tensions entre Washington et ses alliés autour de la 5G s’étendront assurément aux caméras de vidéosurveillance, à la reconnaissance faciale, aux drones, aux «data center», à la blockchain, parmi d’autres technologies…
La Chine pourrait renforcer ses capacités d’innovation et sa compétitivité au niveau mondial dans ces technologies, qui sont toutes identifiées comme des priorités du plan de relance de l’économie, annoncé fin mars 2020 pour faire face à la crise de la COVID-19.
Même si les autorités centrales n’ont pas encore annoncé de chiffres, l’Académie chinoise des technologies de l’information et des communications (CAICT) estimait début mai 2020 que le pays pourrait dépenser au total – dépenses publiques et privées – cette année près de 750 milliards de yuan (soit 97 milliards d’euros) pour le développement de nouvelles infrastructures de communication, dont près de la moitié dans les réseaux, et en premier lieu les réseaux 5G.
L’extension du domaine de compétition technologique s’observe déjà depuis près d’un an, alors que le gouvernement américain allonge progressivement la liste noire de technologies chinoises qu’il considère comme une menace pour la sécurité nationale, et que la Chine avait annoncé dès mai 2019 qu’elle riposterait avec sa propre liste noire d’entreprises étrangères.
Parmi les entreprises étrangères figurant sur la liste noire établie par le gouvernement américain, auxquelles les entreprises américaines se voient interdire de transférer leur technologie, leurs logiciels et autres équipements, il y a, outre Huawei, de nombreuses autres entreprises technologiques dont les produits sont constitutifs de l’architecture de la «smart city» à la chinoise, notamment : Megvii, une start-up leader dans le domaine de la reconnaissance faciale ; Hikvision, un fournisseur de caméras de surveillance, également leader dans son secteur ; Sugon, un fabricant de serveurs et de calculateurs puissants ; Chengdu Haiguang Microelectronics Technology, un fabricant de puces électroniques…
Ces entreprises sont toutes susceptibles de suivre la stratégie actuelle de Huawei, c’est-à-dire de mettre en place une politique ambitieuse de recherche et développement qui leur permette, à long terme, de ne plus être dépendantes des produits et services américains, et plus généralement étrangers.
Si cette stratégie était couronnée de succès, elle pourrait déboucher sur un découplage technologique profond, avec des pôles du pays qui utilisent des technologies différentes en parallèle, dont la compatibilité ne serait plus assurée.
Déjà, le découplage technologique se matérialise de manière très concrète sur le territoire américain depuis plus d’un an : il a été demandé aux institutions fédérales d’enlever au cours de l’été les caméras de surveillance fabriquées en Chine pour se mettre en conformité avec l’interdiction imposée par le Congrès en 2018, et pour contrer ce qui est perçu comme un risque d’espionnage au profit de Pékin.
Les pays qui n’auront pas de vision stratégique sur leur place dans le monde, sur l’organisation du monde, de la gouvernance mondiale, du multilatéralisme se feront vite guider – ou seront vite pris de cours – par ceux qui savent clairement où ils veulent aller
P. V. : Dans ce contexte, quels sont les défis stratégiques que les pays tiers (autres que les États-Unis et la Chine) auront à relever dans les prochaines années ?
A. E. : Je vois au moins trois types de défis dans le contexte de rivalité prolongée entre la Chine et les États-Unis. Tout d’abord, un défi en termes de planification stratégique : les pays qui n’auront pas de vision stratégique sur leur place dans le monde, sur l’organisation du monde, de la gouvernance mondiale, du multilatéralisme se feront vite guider – ou seront vite pris de cours – par ceux qui savent clairement où ils veulent aller.
La Chine, elle, a une stratégie de restructuration de la gouvernance ambitieuse et déclinée en termes opérationnels. Bien sûr, en premier lieu, le rapport de force entre puissances évoluera dans les prochaines années en fonction de la rapidité avec lesquelles elles seront capables, en terme comparatifs, d’enclencher une reprise de leur économie nationale.
Mais d’autres facteurs entreront également en ligne de compte : la vision stratégique, la détermination politique, l’activisme diplomatique. Ces facteurs ne sont pas tous liés à l’état de l’économie.
Cette planification stratégique est nécessaire sur le sujet la réforme de la gouvernance mondiale, mais aussi de nombreux autres enjeux, et en premier lieu sur les questions technologiques. Compte-tenu de la forte probabilité de découplage susmentionné, les pays qui n’auront pas de vision stratégique clairement défini pour assurer leur autonomie technologique la perdront tout simplement, ou perdront ce qu’il en reste.
Ensuite, un défi en termes de méthodologie. Cela ne suffira pas d’avoir d’une vision stratégique claire : comment répondre concrètement, à une Chine qui ne cessera de proposer de nouvelles initiatives, technologies, concepts, accords-cadres…et à des États-Unis qui ne cesseront de s’opposer frontalement à ses initiatives, et à exiger de ces alliés qu’ils fassent de même.
La question se pose dès maintenant, elle est simple et centrale pour tous les pays qui espèrent ne pas avoir à payer les dommages collatéraux de la rivalité entre Washington et Pékin.
Enfin, le défi de la communication n’est pas à négliger, alors qu’une guerre de communication entoure la concurrence actuelle entre modèles de gouvernance. Plus que jamais, il ne suffira plus d’avoir une vision stratégique, une méthodologie, mais aussi une stratégie de communication capable de les soutenir.
Les diplomaties devront de plus en plus être capables de communiquer autour de leurs propres initiatives, de contrer le discours d’autres diplomaties sur la faiblesse présumée de leur modèle de gouvernance, d’éviter la redéfinition des notions et concepts qui leur sont chers dans les organisations internationales. Tout un programme.