L’écrivain Marouba Fall, a rendu un vibrant hommage à ses deux frères de plume Abasse Ndione et Ibrahima Hane. Deux figures emblématiques de la littérature que la grande faucheuse a arrachée de ce monde des vivants.
HOMMAGE – Semaine dernière. Lugubre semaine qui s’est écoulée, emportant deux plumes qui ont enrichi de leur encre indélébile le prestigieux répertoire de la littérature sénégalaise et francophone. En effet, Abasse Ndione a emboîté le pas, le jeudi 25, à Ibrahima Hane qui s’en est allé le mardi 23 janvier 2024. Ils n’étaient plus jeunes.
Etaient-ils assez vieux ? Qui peut, avec exactitude, déterminer l’âge d’un Artiste véritable, d’un créateur de beauté, tailleur de pierre ou de bois, mouleur d’argile ou de métal fondu, inventeur de coloris ou ciseleur de mots ? Par quelle alchimie l’Artiste-fakir emprunte-t-il le visage de son temps ? Par quelle magie parvient-il à accorder sa voix à celle de chacun de ses contemporains et à celle des générations à venir ?
Jeunes et vieux à la fois, Hane et Ndione ont vécu, chacun d’entre eux terrassé par une longue maladie.
Si Ibrahima a subi l’existence comme une errance sans havre, une âpre lutte pour survivre dignement dans une société où la modernité dévoyée a corrompu les valeurs de probité et de solidarité qui donnent son sens à l’adage wolof selon lequel «l’homme est le remède de l’homme», Abasse s’est rangé comme un sage Lébou, lui, auparavant, bon vivant, laissant ses jours s’effilocher en spirale ; lui, bombe ambulante ne remâchant point les mots qu’il dégoupillait sur les ondes ou face au petit écran, et ne cillant nullement devant la nudité de ceux qu’il couchait sans délicatesse sur une page pareille à une paillasse de foutoir.
Deux écrivains authentiques que la postérité doit retenir et porter au pinacle.
Deux sensibilités complémentaires parce que dissemblables. Pour l’un, sensibilité de banquier vigilant, ordonné et méticuleux, soucieux de l’exacte valeur des choses comme du juste poids des mots, aimant traiter son sujet dans l’infime détail, usant de tous les registres du verbe si bien qu’il lui est impossible de commettre une œuvre romanesque qui ne soit pas un pavé.
Les trois œuvres de Ibrahima Hane parues à l’Harmattan Sénégal ne sont pas des romans de gare : L’écume du temps (551 pages), Errance (499 pages) et Les dieux de la brousse ne sont pas invulnérables (425 pages). En 2023, ce troisième ouvrage a obtenu le Prix spécial Orange pour le Livre en Afrique.
Pour l’autre, sensibilité d’infirmier d’Etat et de fils de pêcheur habitué à se pencher sur les plaies de l’humaine condition, armé de scalpel, ou à revenir de la haute mer qu’écument les navires des nouveaux flibustiers non avec du fretin, mais avec la hantise de l’appel de sirène du large et d’un ailleurs mirifique vers lequel se rue l’espoir d’une jeunesse désenchantée.
Abasse Ndione, auteur de “Mbëkë mi”, à l’assaut des vagues de l’Atlantique, est un auteur sénégalais atypique, naviguant entre les Belles Lettres et le polar. Son écriture est vivante, animée par des mots et des expressions qui sautent aux yeux. C’est pourquoi on ne s’étonne guère de voir son roman Ramata porté sur grand écran.
Voilà donc deux écrivains qui tirent leur révérence dans la discrétion, j’hésite à dire « dans l’indifférence ».
Des voix fortes se sont quand même élevées pour accompagner leur double retraite.
Ibrahima Hane et Abasse Ndione nous laissent un bel héritage. A nous les sursitaires de faire le reste, de prendre soin du legs précieux pour en imprégner nos enfants, nos neveux et nos petits-fils, les élèves et les étudiants ; à nous de le préserver pour les générations à venir que la lecture doit nourrir et élever à la hauteur de l’attente de l’Afrique qui émerge et du monde qui se globalise.
L’Artiste ne meurt point. Son travail, véritable sacerdoce, ne s’arrête pas avec sa disparition physique. Il n’est pas un corps qui retourne en poussière, il est un esprit qui chevauche le Temps et apostrophe l’humanité à tous les carrefours. C’est une âme que son errance sur une terre d’exil et d’épreuves a épuisée.
Vivre est une corvée que l’Art rend moins pénible.
Reposez alors en paix, vous qui nous précédez au rendez-vous du Créateur Absolu !
Marouba Fall
Maderpost / SGS stagiaire