La relance de la guerre russe en Ukraine remet les projecteurs sur l’importance de disposer d’une industrie de défense. Qu’en est-il de l’Inde, un des deux géants asiatiques ? La production de défense indienne sert à développer la puissance militaire indienne et fait l’objet d’un volontarisme affiché du gouvernement nationaliste de Narendra Modi. Les importations liées à la défense restent cependant extrêmement importantes et vitales pour ses armées. L’Inde ne s’en sert pas seulement pour équiper ses armées mais utilise aussi celles-ci pour affermir ses partenariats stratégiques avec la Russie, les Etats-Unis, Israël, la France et le Royaume-Uni. Cet Etat émergent cherche par une politique de compensations industrielles à obliger ces grandes puissances à investir en Inde pour développer ses productions nationales et acquérir des savoir-faire et des technologies. Dans le même temps, l’Inde tente de conquérir des marchés à l’international et y parvient modestement de deux manières. D’abord en exportant des composants vers ses fournisseurs ou des Etats clients de ceux-ci. Ensuite, en exportant des productions nationales éprouvées et utilisées par ses propres armées, la commande gouvernementale permettant de lancer économiquement des entreprises. Cette stratégie de niche permet à l’Inde de s’affirmer dans un marché très exigeant et aussi de se poser comme une puissance régionale fournissant des Etats du pourtour de l’Océan Indien et de l’Afrique notamment. Une solide démonstration, avec cinq figures dont trois cartes.
Par Nicolas PENE
INDE – Depuis 2014, le Premier ministre indien Narendra Modi n’a de cesse de marteler son objectif d’autonomie stratégique dans le domaine de la production de défense. En 2015, au salon Aero India Show, il prévenait de ses intentions les équipementiers internationaux : « Pour beaucoup d’entre vous l’Inde est une opportunité majeure de faire des affaires. Nous avons la réputation d’être le plus gros importateur d’équipements de défense du monde. Cette petite musique est peut-être celle que vous entendez ici. Mais c’est un domaine dans lequel nous préférerions ne pas être numéro un » .
En 2020, lors de l’inauguration du salon Defexpo, il insistait sur la synergie qui pouvait se créer entre l’Inde et ses fournisseurs d’armements avec le slogan « produire en Inde, pour l’Inde, pour le monde » .
Enfin, le 18 juillet 2022, en inaugurant un séminaire consacré à l’innovation navale et à l’organisation de l’indigénisation il rappelait les intérêts d’être autonomes en matière de production de défense : « Il n’est pas sage d’équiper nos soldats avec les mêmes armes que celles qui équipent dix autres pays. Peut-être qu’ils sont plus talentueux, qu’ils ont un meilleur entrainement, qu’ils en font un meilleur usage. Mais jusqu’à quand vais-je continuer à prendre ce risque ? Pourquoi mon soldat devrait porter la même arme que les autres ? Il doit avoir des armes qu’il n’a même pas imaginées. Cet état d’esprit sert non seulement à sa préparation mais dépend aussi des sortes d’armes qu’on lui donne. Et c’est pour cela qu’Aatma Nirbhar Bharat n’est pas seulement une activité économique mais un besoin de complet changement. » puis : « être dépendant des pays étrangers pour chaque petit besoin de notre défense n’est pas simplement une menace sérieuse au respect que notre pays se doit mais c’est en plus stratégiquement une perte économique. »
Il posait donc la production nationale comme une nécessité mais aussi une promesse d’exportation en citant le missile Bhramos comme exemple : « Si vous ne donnez pas du respect et de l’amour à vos enfants à la maison, comment pouvez-vous espérer que vos voisins les aiment ? Si vous ne cessez tous les jours de leur dire qu’ils sont inutiles, comment pouvez-vous espérer que votre voisin leur dise qu’ils sont bons ? Si nous ne respectons pas nos armes produites en Inde comment pouvons-nous espérer que le monde les respecte ? Ce n’est pas possible. Nous devons commencer par nous-mêmes et le missile Brahmos est un exemple de notre technologie indigène. Mes amis, l’Inde a développé Brahmos et aujourd’hui le monde entier fait la queue pour l’adopter. Nous devons être fiers de tout ce que nous développons » .
Cette recherche d’indépendance et de construction de puissance grâce au développement de la base industrielle et technologique de défense indienne (BITD) est un véritable leitmotiv depuis l’indépendance en 1947. Nehru l’appelait de ses vœux et la nommait Self Reliance, Modi réitère cet objectif et attache une grande importance à sa réalisation.
Pour atteindre cet objectif, l’Inde n’est pas seule et tente une voie originale : d’abord conforter ses alliances stratégiques par des importations ciblées et en profiter pour exiger une part de leur production en Inde, ensuite développer tous azimuts ses productions nationales et, par ses commandes militaires, lancer ses entreprises sur les marchés internationaux.
La production d’armes et d’équipements pour les armées met donc l’Inde au centre d’un réseau d’alliés d’une part et de clients d’autre part. La production d’armements et d’équipements pour les besoins des armées indiennes peut ainsi affermir ses partenariats stratégiques internationaux. Elle peut aussi développer sa base industrielle et technologique de défense nationale si ses entreprises parviennent à exporter.
L’exportation étant non seulement un gage de reconnaissance d’une certaine qualité mais aussi un moyen de diminuer le coût unitaire de chaque produit. Ainsi, entre importations entrainant des compensations industrielles et des investissements en Inde et conquête des marchés par les entreprises indiennes c’est tout un réseau à l’échelle mondiale d’alliés et de pays amis que crée la fourniture des besoins des armées indiennes, Army, Navy, Air Force.
Nous allons voir dans une première partie quels pays constituent les immenses fournitures de l’un des plus importants importateurs mondiaux d’armements, pour quelles raisons et comment l’Inde tente de les faire produire en Inde. Ensuite nous verrons dans quels domaines la BITD indienne réussit à exporter et quels types de clients elle convainc.
Les pays importateurs : des partenaires stratégiques… et des investisseurs pour la BITD indienne
Figure 1. Tableau des importations d’armes par l’Inde de 2013 à 2017
Pays fournisseur d’armes à l’Inde (2013-2017) | Pourcentage des importations indiennes (2013-2017) |
Russie | 62 % |
Etats-Unis d’Amérique | 15 % |
Israël | 11 % |
France | 4,5 % |
Royaume-Uni | 3,2 % |
Ukraine | 1,2 % |
Canada | 0,7 % |
Allemagne | 0,7 % |
Italie | 0,2 % |
Pays-Bas | 0,2 % |
Suisse | 0,4 % |
Source : SIPRI Yearbook 2018 : Armements, Disarmement and Internatinal Security
Les chiffres du SIPRI (figure 1) donnent une évaluation des importations indiennes d’armes et les pays fournisseurs peuvent être divisés en quatre groupes : un fournisseur majeur, la Russie (62 %), un binôme de fournisseurs importants (15 et 11 %), les Etats-Unis et Israël, un binôme de fournisseurs secondaires, la France et le Royaume-Uni (respectivement à 4,5 et 3,2 %) et puis un groupe de fournisseurs mineurs (sous 1,2 %). A eux-seuls les quatre plus grands fournisseurs d’armes contribuent à hauteur de 95,7 % des importations indiennes. Cette cartographie correspond exactement aux partenaires diplomatiques et stratégiques de l’Inde.
Si l’on se concentre sur les plus grands, la Russie, les Etats-Unis, Israël, la France, le Royaume-Uni, tous fournissent des équipements utiles aux armées indiennes mais ont surtout des relations anciennes et des intérêts convergents avec l’Inde qui expliquent leurs transactions.
La Russie
La Russie est le partenaire historique de la Défense indienne. Depuis 1962 et la défaite face à la Chine, l’Inde lui fait une confiance indéfectible car elle s’est montrée sous l’ère soviétique toujours à ses côtés en cas de crise. Ainsi, l’arsenal indien est-il de constitution directe soviétique puis russe, ou indirecte si les systèmes sont faits sous licence en Inde. Les éléments les plus récents lui sont même achetés comme le système de défense anti-missile S-400. Celui-ci a été commandé lors du 19ème sommet bilatéral annuel Inde-Russie tenu à New Delhi le 5 octobre 2018.
Ce système, mis en service en Russie en 2007, peut engager des cibles se situant à 400 km et jusqu’à 30 km d’altitude. Il peut donc détruire un aéronef, un missile et même des installations au sol bien que ce ne soit pas son objectif premier. La valeur de ces cinq systèmes de défense aérienne commandés est faramineuse, 5,43 milliards de $ ! Cette technologie est tellement sensible que les Etats-Unis condamnent sa vente à l’exportation et que le Pakistan estime que cela va relancer la course aux armements.
En réalité, cela rend surtout inopérante sa menace nucléaire vis-à-vis de l’Inde et il n’est pas sûr que le Pakistan puisse relancer une course aux armements compte tenu de ses finances.
L’ambassadeur de la Russie en Inde a annoncé le 20 janvier 2020 que ceux-ci seraient tous livrés d’ici 2025 à l’Inde. Dans un autre domaine, la Navy doit ses navires à la Russie. Par exemple la première frégate furtive INS Talwar a été livrée à St Petersbourg. La modernisation des systèmes radar et des missiles anti-aériens des destroyers INS Delhi, Mysore et Mumbai (projet P-15) a été confié à la Russie en septembre 2019, quelques composants devant être faits en Inde de même que les réparations. Les frégates projet 11 356 doivent lui être achetées.
L’Air Force lui doit ses avions comme les Su-30. Certains de ses missiles comme le Brahmos sont développés conjointement avec les Russes dans une joint-venture. Bref, comme le dit Vladimir Poutine à Vladivostok lors du sommet bilatéral de 2019, son pays est « un ami complet et un partenaire sur qui l’on peut compter » de l’Inde et effectivement avec 14,5 milliard de commandes indiennes en 2019, l’Inde ne peut être négligée .
C’est pourquoi, en contrepartie, le ministre de la Défense indien Rajnath Singh encourage en 2019 les producteurs russes à délocaliser en Inde une partie de la production de composants des armements que l’Inde leur achète. A cet effet un accord a été signé lors du même sommet, le 4 septembre 2019. Par le passé, l’Inde a obtenu la production d’avions, de fusils d’assaut, de chars, de navires est donc il est fort probable qu’il en soit à nouveau de même. Ainsi, la Russie assure sa pérennité en tant que fournisseur durant des décennies.
La coopération est donc très forte et elle a déjà accepté de faire produire des fusils d’assaut AK-203 par l’OFB à Amethi. De même, quelques entreprises publiques et privées ont été conviées en novembre 2019 à accompagner en Russie le ministre de la Défense pour la rencontre sur la collaboration militaire et technique entre les deux pays. L’Inde n’est pas sortie de sa dépendance aux fournitures russes et c’est de Russie que vont venir les investissements majeurs pour son industrie.
Par exemple la frégate susnommée devrait profiter aux chantiers de Goa GSL et la production d’hélicoptères Kamov 226-T à HAL. L’Inde suggère aussi à son partenaire russe que ses entreprises peuvent produire pour un troisième pays des composants de produits russes, voire les systèmes entiers. L’actualité montre que ce partenaire majeur continue à être choyé par l’Inde même si l’importance de ces importations induit une certaine dépendance : lors du 21ème sommet Inde-Russie de New Delhi du 6 décembre 2021, au cours duquel Vladimir Poutine accompagné de ses ministres de la Défense et des Affaires étrangères ont rencontré Narendra Modi et ses deux ministres des mêmes domaines, un pacte de coopération militaire a été signé jusqu’en 2031.
“Les Etats-Unis souhaitent tailler des croupières à leurs concurrents russes et acceptent donc des concessions technologiques importantes.“
Les Etats-Unis
Les Etats-Unis d’Amérique bénéficient, depuis l’ouverture du mur de Berlin (1989) et l’effondrement du bloc soviétique, d’un certain nombre d’avantages comparatifs qui expliquent que ses productions se vendent de plus en plus à l’Inde. Tout d’abord, la rupture des approvisionnements en pièces détachées soviétiques a affecté au cours des années 1990 les armées indiennes. Ensuite, au niveau géopolitique, l’Inde est devenue depuis 2001 et les attentats du 11 septembre un allié objectif des Etats-Unis dans leur lutte contre le terrorisme, il est donc devenu politiquement plus facile de lui vendre des armements.
Enfin, le désengagement relatif américain de l’Océan Indien nécessite que l’Inde devienne son relais en tant que « gendarme de l’Océan Indien » . Ainsi, politiquement il est depuis les années 2000 devenu intéressant de chasser sur les terres d’une ancienne chasse gardée soviétique. Enfin, si les Etats-Unis font tant d’efforts envers l’Inde c’est aussi pour l’aider à s’armer dans une logique de contrepoids face à la Chine.
La seule réticence historique côté indien étant le souvenir de guerres passées au cours desquelles les Etats-Unis n’avaient accordé aucune aide matérielle, ce qui depuis 1962 avait poussée l’Inde non-alignée dans les bras de l’URSS beaucoup plus fiable en cas de conflit. Lors des présidences Obama et Trump le statut de l’Inde n’a cessé de s’améliorer en termes d’alliance stratégique américaine et par voie de conséquence en terme de commerce et d’exportations d’armements ou de systèmes sophistiqués servant la défense indienne.
Les objectifs stratégiques des Etats-Unis dans ce qu’ils nomment la zone Indo-Pacifique recoupent ceux de l’Inde pour l’espace de l’Océan Indien. En décembre 2019, lors du dialogue ministériel intitulé US-India 2+2, à savoir la réunion des ministres des Affaires étrangères et de la Défense des deux Etats, la liste des intérêts communs des deux Etats est affirmée conjointement par le secrétaire d’Etat Michael R. Pompeo et le secrétaire à la Défense Mark T. Esper et leurs homologues indiens Rajnath Singh, ministre de la Défense, et le Docteur S. Jaishankar, ministre des Affaires Etrangères.
Les deux Etats désirent la paix et la prospérité au niveau mondial pour la région Indo-Pacifique et œuvrent dans cet espace conjointement avec le Japon et avec l’Australie. Ils partagent les mêmes objectifs à l’échelle régionale pour l’Océan Indien, à savoir en faire un espace inclusif de libre circulation maritime dans lequel ils protégeront les zones de pêches, combattront la pollution et mèneront des explorations scientifiques.
A sa marge, les deux attachent une importance cruciale à l’ouverture du détroit d’Ormuz pour que le commerce maritime s’y déroule sans interruption. Politiquement, les deux luttent pour la paix et la liberté d’où le soutien américain à la candidature de l’Inde au conseil de sécurité de l’ONU ainsi qu’à son initiative de formation des corps africains de maintien de la paix. Les deux luttent aussi contre le terrorisme islamiste sous toutes ses formes d’où leur demande au Pakistan de poursuivre et condamner tout groupe soutenant le terrorisme et agissant à l’étranger depuis son sol.
L’éventail des objectifs internationaux étant largement commun les deux Etats font travailler ensemble leurs troupes. C’est tout d’abord les deux Navies qui s’exercent ensemble lors des exercices MALABAR tenus tous les deux ans dans l’Océan Indien. Ce sont aussi des exercices amphibies nommés TIGER TRIUMPH auxquels des composantes des trois armes des deux pays participent maintenant. Même les communications sécurisées sont mises en place entre les composantes armées des deux Etats grâce à un accord intitulé COMCASA (Communications, Compatibility and Security Agreement).
Même leurs bases peuvent être utilisées depuis 2016 pour y trouver un soutien logistique grâce au Logistics Exchange Memorandum of Agreement. Travaillant donc leur interopérabilité, il est logique qu’un volet économique soutienne cette ouverture à l’Inde, d’autant que les ventes de productions américaines servent ainsi à construire les capacités d’un allié dans une zone maritime stratégique.
Intelligemment, c’est toujours un co-développement industriel qui est appelé par les deux pays.
Afin de le rendre possible plusieurs textes permettent de commercer avec l’Inde de manière plus facile dans ces domaines sensibles : dans le domaine technologique un accord d’intention prévoit de réaliser des projets ensemble au sein du DTTI (Defence Technology and Trade Initiative), ceci avec une procédure standard pour les mettre en place ainsi qu’une architecture de dialogue d’industrie à industrie pour mieux coopérer ; l’échange d’informations militaires sensibles étant facilité grâce à un Industrial Security Annex.
Ainsi, ce sont des groupes de travail qui se réunissent deux fois par an pour identifier et promouvoir les projets de codéveloppement. L’Inde passe ainsi sous l’administration Obama de Major Defence Partner of the United States à Strategic Trade Authorization Tier 1 Country en juillet 2018 sous l’administration Trump soit l’équivalent d’un pays membre de l’OTAN.
Ce statut conféré aux Etats membres du régime de contrôle de la technologie des missiles mais aussi de l’arrangement de Wassenaar, du Groupe de l’Australie et même du groupe des pays fournisseurs de matières fissiles est le plus restreint qui soit pour le ministère du commerce américain. Il signifie donc que tous les verrous de déni de technologies tombent et deviennent vendables à l’Inde pour les entreprises américaines.
Les technologies duales sont concernées ainsi que celles touchant à l’aérospatiale et à l’armement nucléaire. Ce qui rend plus facile aussi les investissements américains pour construire des centrales nucléaires en Inde ce qui est un souhait de l’entreprise Westinghouse. De la même manière il existe un vœu de développement conjoint de l’exploration spatiale entre l’ISRO et la NASA, ce qui permettrait d’envisager une sécurisation conjointe de cet espace extra-atmosphérique par ces deux puissances.
En fait, l’Inde devient un allié majeur et un client incontournable des Etats-Unis. Les technologies les plus modernes étant vendues par les Etats-Unis, il est constamment affirmé que la contrepartie sera l’intégration d’entreprises indiennes dans la Supply Chain mondiale des firmes transnationales américaines.
Cette poule aux œufs d’or indienne explique que les exportations américaines vers l’Inde passent de 200 millions de $ en 2000 à plus de 15 milliards en 2019 et les avionneurs américains notamment ne comptent pas s’arrêter là. Ainsi, c’est en délégation (l’US India Business Council) que les entreprises américaines se sont rendues à Defexpo 2020 qui s’est tenue en février à Lucknow afin de vanter les mérites de leurs produits et les investissements qu’ils promettent en retour en Inde selon le programme Make in India.
Sachant qu’une vingtaine d’hélicoptères entraine les achats des roquettes, des missiles, de l’équipement de vol pour une somme de plusieurs milliards de $ (24 hélicoptères MH-60R de Lockheed Martin Rotary vendus en avril 2019 pour 2,6 milliards de $), il est plus qu’alléchant de se positionner pour plus d’une centaine de chasseurs que l’Indian Air Force souhaite acheter.
Les Etats-Unis souhaitent donc tailler des croupières à leurs concurrents russes et acceptent donc des concessions technologiques importantes. Ils disposent d’un atout que la Russie ne possède pas, une importante diaspora indienne et une communauté linguistique. L’entreprise Boeing s’en sert déjà et affiche fièrement 2000 ingénieurs employés en Inde et 160 entreprises partenaires en octobre 2018 lorsque Pratyash Kumar son dirigeant pour l’Inde est nommé aux Etats-Unis pour diriger le programme des F-15.
L’entreprise y a par exemple créé une joint-venture avec TATA pour produire des fuselages d’hélicoptères Apache à Bangalore. En revanche, une épée de Damoclès pèse sur les exportations américaines à l’Inde et donc ses investissements futurs, son achat du système de défense russe S-400. La loi américaine impose des sanctions aux Etats qui s’en dotent (Countering America’s Adversaries Through Sanctions Act) car l’achat conjoint de ce système russe et de plateformes aériennes américaines fait courir des risques de sécurité à ces dernières.
Ainsi la Turquie a du renoncer à l’acheter si elle achetait des avions F-35. Qui craquera dans ce chantage industriel à la sécurité indienne, il y a fort à parier que ce soit les Etats-Unis, les marchés potentiels pour leurs entreprises étant gigantesques et l’histoire ayant montré que l’Inde ne reculait devant rien lorsqu’elle estimait que sa sécurité passait par l’acquisition d’un type d’armement, par exemple la bombe nucléaire.
De plus, les Etats-Unis ne peuvent faire fi de plus de 50 ans de coopération entre l’Inde et la Russie et l’Inde dans ce jeu joue très finement gardant un allié historique et ciblant ce qui aux Etats-Unis l’intéresse, à savoir les technologies aérospatiales, aéronautiques et navales. Ceci est illustré par la tenue à Washington le 8 octobre 2021 du 16ème India-US Policy Group qui se félicita de la tenue d’un accord de sécurité industrielle et encouragea les co-développements et coproductions dans le domaine des drones et de l’intelligence artificielle notamment [23].
Israël
Israël est le nouveau venu dans la course aux armements indiens. Ayant des relations diplomatiques avec l’Inde depuis 1992, les affaires ne cessent de grandir entre les deux Etats ce que la visite de Narendra Modi en Israël en 2017 a souligné. Une convergence de facteurs rend l’Inde intéressante pour Israël, ce qui explique les contrats réalisés par ses entreprises avec le ministère de la Défense indien.
Le 2 juin 2022, lors d’une visite à New Delhi de Benjamin Gantz, Ministre de la défense israélien, c’est même une India-Israël vision on Defence Cooperation qui est signée entre les deux Etats, accompagnée d’une lettre d’intention visant à développer les coopérations dans les domaines des technologies les plus avancées.
Historiquement, ce sont deux anciens combattants contre l’Empire britannique et actuellement deux Etats confrontés tous deux aux menaces du terrorisme islamiste. Cette alliance de circonstance se double du partage de valeurs démocratiques en Asie. Surtout, l’Inde est un démultiplicateur de puissance pour Israël. Comme le disait Ron Malka, son ambassadeur à New Delhi en octobre 2019 lors de l’Indian and Aerospace Summit 2019.
« Quand on regarde à l’est d’Israël, l’Inde est le premier et le seul pays démocratique. De la même manière, le pays le plus démocratique que l’Inde trouve à l’ouest est Israël. En plus de leurs riches et anciennes civilisations, les deux pays font face aussi aux mêmes défis et menaces ce qui par essence font de l’Inde et Israël des alliés naturels et pas simplement des partenaires stratégiques. Israël est 150 fois plus petit que l’Inde cependant l’ampleur de la collaboration entre les deux pays est immense ».
Il recensait ensuite les éléments qui font de l’Inde cet allié particulier qu’Israël a intérêt à favoriser. Une abondante main d’œuvre tant qualifiée que non qualifiée, la capacité indienne à dénouer ou atténuer les conflits avec des Etats voisins (l’Iran est implicitement visé), la même lutte contre le terrorisme, la même recherche de protection des frontières par des murs ou des obstacles infranchissables, les mêmes recherches dans les domaines les plus modernes que sont la cyber-défense, les communications et l’espace.
Vendre à l’Inde est non seulement économiquement intéressant mais c’est surtout stratégiquement un investissement à long terme en se créant un allié de revers face aux menaces iraniennes qui pèsent sur la survie d’Israël. C’est aussi démultiplier l’influence que sa politique et ses entreprises peuvent avoir en étant relayé par l’Inde. Il y a donc une vision à long terme. Celle-ci est prometteuse pour l’Inde car, comme la Russie, Israël n’hésite pas à vendre sa technologie la plus récente et qu’elle est « combat proven ».
Ensuite, Israël expérimente par des joint-ventures le Make in India, soit avec BEL et le DRDO pour la défense anti aérienne et anti missiles de leurs marines respectives avec les systèmes Barak 8, soit avec HAL et Dynamatic Technologies Limited pour produire des drones. Comme le client indien est pour Israël le plus important de son industrie de défense et que politiquement l’Inde pourrait servir d’assurance-vie au pays, ses entreprises et ses diplomates font assaut d’amabilités et investissent réellement en Inde ce qui est bénéfique pour l’acquisition de technologies et de savoir-faire sur place.
Structurellement, Israel Aerospace Industries (IAI) est une entreprise publique pilier de la défense du pays et l’on retrouve dans les deux pays une logique d’arsenal. Pour tous deux il est nécessaire de disposer des armements à tout instant car la menace est constante et la réponse ne peut se plier à une commande privée non honorée.
Quand on fait le bilan 2017-2020, il est important et démontre un énorme potentiel de croissance. En 2017, IAI vend pour 630 millions de $ le système Barak 8 à l’Inde et en 2018 conclut un contrat pour le même système de 777 millions de $, le tout réalisé avec BEL en Inde.
En août 2019, une usine est inaugurée à Hyderabad pour produire des missiles antitanks en collaboration entre l’entreprise israélienne Rafael Advanced Defence Systems et l’entreprise indienne Astra Microwaves. En novembre 2019, des missiles antitanks Spike (210 et 12 lanceurs) sont achetés en urgence et déployés à la frontière pakistanaise après les frappes indiennes en territoire pakistanais à Balakot (les dites frappes ayant été réalisées par des bombes qualifiées d’intelligentes Spice-2000 de l’entreprise Rafael).
Enfin, à Defexpo 2020, le 5 février est signé à Lucknow un protocole d’accord entre IAI, HAL et Dynamatic Technologies pour produire ensemble des drones à destination des forces armées, des forces de police et des paramilitaires indiens. Israël adapte le Make in India en créant le « Fabriquer avec l’Inde » : IAI conçoit, HAL produit et assemble, Dynamatic sous-traite des composants.
Comme on le voit l’alliance israélo-indienne est promise à un bel avenir car les entreprises israéliennes acceptent de céder une part de leurs productions à l’Inde et pas la plus ancienne et que surtout Israël a éprouvé ses produits au combat et n’a pas hésité à les vendre lorsque l’Inde risquait de les utiliser elle-même contre le Pakistan, une véritable double-épreuve du feu !
Ce n’est donc pas anodin que le directeur indien des acquisitions de la Défense, Apurva Chandra, qualifie Israël de « contributeur clé à l’état de préparation de la défense indienne » lors d’un séminaire qui s’est tenu à Defexpo intitulé « India-Israël Opportunities in Defence Cooperation : Future Vectors of the Digital Battlefield ». Face à ce nouvel acteur qu’en est-il d’un autre acteur historique, la France.
La France
La France est un acteur historique et très actif des importations indiennes d’armements et de tous types de systèmes d’armes et ce depuis très longtemps. La France a fourni des missiles anti-tanks, des chasseurs et des navires aux trois armées indiennes depuis les années 1960 et si leur quantité n’atteint aucunement celle des fournitures soviétiques d’antan, leur qualité est constamment vantée.
Inversement, en 2022 l’Inde est un client vital pour les entreprises du secteur français de la défense. En effet, les commandes des armées françaises et des armées européennes se rétrécissant avant la relance de la guerre russe en Ukraine (2014, 2022 – ) peu d’Etats offrent comme l’Inde la possibilité de passer d’importants marchés.
En 2005, l’Inde commande six sous-marins de type Scorpène à la France et DCNS devenu Naval Group livre le premier en 2017 et produit ceux-ci en Inde. En 2016, la commande de 36 avions Rafale à l’entreprise Dassault représente ainsi le contrat le plus important de toute l’histoire de l’industrie de défense française avec une valeur d’achat de 7,8 milliards d’euros.
Commande initialement prévue pour plus d’une centaine d’aéronefs et diminuée à ce chiffre en raison du coût de chaque avion de chasse. Cet achat entraine derrière lui toute une filière aéronautique dont Dassault n’est que l’intégrateur et l’assembleur final. Safran le motoriste réalise les moteurs M88, MBDA produit les différents missiles qui vont les équiper (Mica, Meteor et Scalp/Storm Shadow), etc.
Ces avions de chasse dont le Ministre de la défense Rajnath Singh est venu prendre symboliquement possession du premier exemplaire en octobre 2019 en France orchestrent donc une partie de la survie de ces entreprises françaises pour lesquelles aucun Etat ne passe de telles commandes.
Le tapis rouge est donc complètement déroulé pour ce type de client : vol de Paris en Gironde en jet de Dassault, vol d’essai organisé pour le ministre indien dans le Rafale floqué aux couleurs de l’IAF et numéroté RB 01 en référence au chef d’état-major responsable de la mise en œuvre du contrat (Air Marshall RKS Bhadauria) et même acceptation d’une cérémonie religieuse propitiatoire dans l’enceinte de l’usine de Mérignac au cours de laquelle les hindous rendent hommage aux objets appelée Shastra Puja.
En retour, les compensations sont immenses à investir en Inde et la dépendance industrielle des fournisseurs français entraine une débauche d’énergie de ceux-ci afin de se conformer aux exigences indiennes. Efforts d’autant plus importants que le coût du contrat a soulevé une vive polémique en Inde, d’abord concernant le prix et ensuite concernant le choix du partenaire de Dassault en Inde, l’entreprise Reliance, son dirigeant Anil Ambani étant accusé de favoritisme par Rahul Gandhi dirigeant du Parti du Congrès de la part du Premier ministre Modi.
Afin de réaliser les offsets engendrées par ce contrat record, c’est toute une délégation d’une soixantaine d’entreprises françaises cornaquée par Dassault et son PDG Eric Trappier qui se déplace en Inde en avril 2018 afin de visiter les éventuelles entreprises indiennes partenaires.
Les métropoles qui sont ciblées sont New Delhi, Mumbai, Hyderabad et Bangalore. Le groupement des industries françaises de l’aérospatial (GIFAS) a emmené ainsi du 16 au 19 avril 2018 six entreprises leaders assemblant les produits finaux français (Airbus, Ariane Group, Dassault Aviation, MBDA, Safran, Thalès) et 54 de leurs sous-traitants et équipementiers.
Le résultat s’observe dès 2019 puisque certaines entreprises conjointes sont créées sur place en Inde. Dassault Aviation et Reliance à Mihan (dans la ZES de l’aéroport de Nagpur) s’associent pour produire le nez du Falcon 2000 dans une joint-venture du nom de DRAL. Ametra qui est un électronicien travaillant pour Dassault, Thalès et MBDA, crée avec Nucon Aerospace à Hyderabad une autre joint-venture pour faire du câblage et de l’intégration électronique (pour un investissement prévu d’1 million d’€).
Safran qui est présente en Inde à New Delhi, Hyderabad et Bangalore prévoit toute une filière concernant le moteur CFM Leap avec un centre de formation à la maintenance des moteurs, une unité de production de harnais pour ces mêmes moteurs et une usine de production de pièces (des pièces moteurs leur étant dédiées ainsi que des systèmes d’interconnexions pour les Rafale).
Ce moteur produit à parité avec GE a été lancé en 2016 pour équiper les A 320 Neo et les Boeing 737 Max et l’usine indienne est prévue dans la SEZ d’Hyderabad, près de l’aéroport. Dans la même diversification vers l’aéronautique civile, Latecoère produit des câbles pour Boeing 737 et 777 ou Airbus A320 à Belagavi. Enfin, Dhruv-Axon est aussi une joint-venture produisant des interconnexions en Inde pour des clients principalement français comme Thalès.
De la sorte, les 4 milliards d’euros de compensations industrielles (prévus pour le contrat des Rafale) sont dépensés en Inde de trois manières. D’abord par des implantations industrielles, ensuite par l’achat de biens et de services, enfin par le transfert de technologies.
Deux interrogations demeurent, comment parvenir à la réalisation de ces sommes astronomiques de compensations industrielles, chaque implantation décrite ci-dessus ne représentant qu’au mieux quelques dizaines de millions d’euros, et quel bénéfice en retire réellement l’économie indienne puisque certaines entreprises ne produisent que pour des clients français qui défraient ces dépenses comme des offsets (cas de Dhruv-Axon) ? Néanmoins, mêmes modestes à l’échelle de l’Inde, les investissements français n’en participent pas moins à la promotion de la politique publique « Make in India » ainsi qu’à la montée en expertise et en savoir-faire des employés indiens qui y sont employés.
De toute façon, les contrats gigantesques annoncés par l’Inde font que les entreprises françaises cherchent absolument à séduire le ministère de la Défense indien ainsi que ses militaires (Dassault pour les avions, Airbus hélicoptères pour les plateformes à rotors, Naval Group pour les sous-marins, MBDA pour les missiles notamment). Cette convoitise que suscitent les contrats indiens, ainsi que la concurrence qu’elle engendre entre les producteurs internationaux, explique que les salons biannuels consacrés à l’aéronautique comme Aero India ou plus généraliste consacré à la défense comme Defexpo soient courus par les entreprises françaises.
L’entreprise Airbus qui souhaite vendre des hélicoptères à l’Inde va jusqu’à sponsoriser Defexpo 2020. On le voit, fournisseur et clients se tiennent dans une situation d’interdépendance dont l’Inde souhaite jouer pour obtenir un maximum de transferts de technologies et de créations d’emplois. Le Premier ministre Modi et le Ministre de la défense Singh insistant en 2019 et 2020 sur le fait que le Make in India pouvait se faire pour le marché indien mais aussi pour le marché international.
Ceci correspond exactement au désir des entreprises françaises comme Safran qui, dans le cas des moteurs CFM leap, cherche à avoir deux à quatre entreprises produisant au niveau mondial chacune des pièces qui le constituent. Safran peut aussi ainsi entretenir les avions des compagnies indiennes qui en sont équipées (comme Spice Jet avec laquelle elle a obtenu un contrat de maintenance décennal) et fait donc d’une pierre deux coups, d’un investissement indien un développement local et un approvisionnement mondial.
Les intérêts sont tels, l’Inde représentant un marché primordial pour l’avenir industriel de la BITD française, et les convergences diplomatiques si grandes (le partage des valeurs démocratiques, la lutte contre le terrorisme, et un accord de défense), qu’il est clair que la Présidence française fait montre d’une grande mansuétude et de nombre de faveurs vis-à-vis de New Delhi. Le Président E. Macron a ainsi invité l’Inde au G7 de Biarritz en 2019, a annoncé que les querelles frontalières (sous-entendu la question du Cachemire) devaient se régler de manière bilatérale entre Inde et Pakistan et que les deux Etats étaient partenaires en termes de lutte contre le réchauffement climatique.
Ce dernier élément recoupant aussi un contrat en suspens entre l’Inde et la France intéressant EDF concernant la construction d’une centrale nucléaire à eau pressurisée avec six réacteurs à Jaitapur dans le Maharashtra. Si ce contrat est réalisé, il ne créerait rien moins que la plus grande centrale nucléaire au monde d’une puissance de près de 10 MW avec une technologie pourtant très remise en cause en Europe. La défense constitue donc un secteur stratégique entre les deux Etats mais est aussi un point d’entrée vers nombre de technologies et de productions civiles (nucléaire, aéronautique, aérospatiale notamment).
Le Royaume-Uni
Le Royaume-Uni occupe une place à part dans le groupe des pays exportateurs d’armements vers l’Inde car c’est l’ancienne métropole dont l’Inde s’est séparée en 1947. A ce titre, ses soldats ont accompagné l’indépendance dans les premières années, des officiers restant détachés et manageant les troupes indiennes. Néanmoins, l’Inde s’est éloignée des fournitures britanniques pour se tourner vers les fournitures soviétiques principalement. De plus, le Royaume-Uni choisissant la protection des Etats-Unis dans la Guerre Froide, (alors que l’Inde choisissait le non alignement) ainsi qu’un soutien timide lors du conflit sino-indien n’ont pas encouragé les autorités indiennes à se fournir en équipements britanniques.
Au début des années 2020, le Royaume-Uni fournit tout de même 3 % des importations indiennes et lors de Defexpo 2020 ce sont tout de même 13 entreprises britanniques qui présentaient leurs productions aux armées indiennes. On peut citer BAE Systems produisant de l’artillerie et Rolls Royce des moteurs ou encore Cobham présent dans l’aéronautique et l’aérospatiale (électronique embarquée, ravitaillement en vol notamment).
Politiquement le gouvernement britannique cherche à développer ses ventes auprès de l’Inde pour des raisons politiques : les deux Etats partagent des valeurs démocratiques (la plus ancienne et la plus grande), luttent contre le terrorisme. Il existe aussi des raisons géostratégiques et économiques : développer l’influence du Royaume-Uni à une échelle mondiale par l’intermédiaire de l’Inde principalement dans l’aire Indo-Pacifique tout en s’implantant dans un marché en devenir.
Le contexte du Brexit (2016-2020) est présenté comme favorable puisqu’il reprend un mode opératoire diplomatique indien, la négociation bilatérale, d’Etat à Etat. Le partage d’une même langue et la très importante diaspora indienne au Royaume-Uni sont aussi deux autres atouts pour le développement d’échanges entre les deux pays que le Royaume-Uni met en avant. Les deux Etats ont même mis en place un Defence Equipment Subgroup et ont signé en avril 2019 un protocole d’accord afin de renforcer leur coopération industrielle à long terme.
Ce Mémorandum of Understanding doit bénéficier aux troupes britanniques et indiennes.
Interrogé à la Chambre des Communes sur le sujet, le Secrétaire d’Etat à la défense Stuart Andrews répondait le 30 avril 2019 : « Le protocole d’accord souligne la volonté du Royaume-Uni et de l’Inde de renforcer leur relation bilatérale de défense. Il nous aidera à identifier nos besoins communs en défense et capacités de sécurité et permettra de la sorte à nos industries de défense et de sécurité de se concentrer et de collaborer plus efficacement sur les opportunités d’acquisition à la fois au Royaume-Uni et en Inde. Les améliorations technologiques et les capacités industrielles découlant de cette coopération amélioreront notre sécurité mutuelle et notre prospérité à long terme » .
Ces discussions et ce protocole d’accord, dans un retournement historique, singent la procédure russe de discussions bilatérales mais montre bien que le Royaume-Uni considère l’Inde comme un marché privilégié à développer et que pour cela l’histoire et la diaspora sont convoqués pour le bénéfice industriel et sécuritaire supposé des deux Etats. Ceci a été prouvé en avril 2022 lors de la visite à New Delhi du Premier ministre Boris Johnson au cours de laquelle Narendra Modi et lui-même affirmèrent porter la coopération entre les deux Etats au niveau de partenaires stratégiques complets ayant une feuille de route jusqu’en 2030 au sein de laquelle les recherches sont associées et les productions réalisées ensemble, par exemple dans le domaine de la propulsion électrique de navires.
Carte des pays fournisseurs du marché indien de la défense, entre fournisseurs effectifs (2014-2019) et fournisseurs potentiels (2020)
Source : données extraites du SIPRI Yearbook 2020 et de la liste des participants à Defexpo 2020. Conception N. Péné. Réalisation S. Piantoni. EA 2076 Habiter Université de Reims
Le paradoxe est que plus l’Inde importe, plus elle se sert de cette dépendance pour forcer ses fournisseurs à lui transmettre des savoir-faire, des technologies et au final à développer sa BITD nationale.
Comme le montre la carte des pays fournisseurs du marché indien de la défense, celui-ci est très restreint et seuls les Etats partageant les mêmes objectifs géopolitiques de l’Inde y sont intégrés.
Certains Etats, présents à Defexpo 2020 mais absents de commandes indiennes cherchent à s’implanter et il est intéressant de noter qu’y figurent l’Australie et le Japon, les alliés de l’Inde et des Etats-Unis dans le cadre du Quadrilateral Security Dialogue mené par les quatre Etats depuis 2007.
Les commandes militaires affermissent des relations stratégiques entre alliés mais aussi entrainent des investissements en Inde puisque la législation indienne oblige les importateurs à des offsets (compensations industrielles) lorsque les contrats dépassent une certaine somme (296 millions de $ dans la Defence Procurement Procedure 2016). L’entreprise vendant sur le marché indien doit alors soit acheter des composants en Inde, soit y produire directement ou par le biais d’une joint venture, soit investir dans le capital d’une entreprise indienne, soit enfin y transférer des matériels ou des technologies.
Ainsi, le paradoxe est que plus l’Inde importe, plus elle se sert de cette dépendance pour forcer ses fournisseurs à lui transmettre des savoir-faire, des technologies et au final à développer sa BITD nationale. Cette méthode est cependant peu probante pour le développement industriel indien, le rapport n° 20 de 2019 intitulé Management of Defence Offset, dévoilé par le Comptoller Auditor General au parlement indien et à la presse le 23 septembre 2020 notant que : « les vendeurs étrangers prennent de nombreux engagements afin d’être qualifiés pour le contrat principal mais ensuite se montrent moins enclins à remplir leurs obligations », ce qu’il prouvait ensuite chiffres à l’appui. Observons donc maintenant comment, à l’inverse, les productions indiennes parviennent à s’exporter et quelles relations elles tissent pour l’Inde.
Les exportations indiennes révèlent la faiblesse des productions indiennes et une stratégie d’affirmation régionale
Face aux importations, les exportations indiennes d’armes sont négligeables, affichant par exemple un déficit de plus de 3 milliards de $ en 2017. Cependant, un certain frémissement apparait et le salon Defexpo 2020 a tenté d’en faire un tableau optimiste. La figure 3 montre la présentation officielle de cette évolution extraite d’une brochure destinée aux visiteurs du salon : elle cite 84 pays destinataires de productions de défense indiennes. Les chiffres des exportations indiennes ne sont pas du tout identiques à ceux du SIPRI et tous largement supérieurs.
Figure 3. Tableau d’évolution des exportations indiennes de défense de 2016 à 2020
Année fiscale | Nombre d’autorisations d’exportations | Valeur des exportations indiennes de défense en millions de $ |
2016-2017 | 254 | 211 |
2017-2018 | 288 (+13.38%) | 650 (+ 208.05%) |
2018-2019 | 668 (+ 138.88%) | 1492 (+ 129.53%) |
2019-2020 (projection affichée) | 800 (+ 19.76%) | 2000 (+ 34.04%) |
Source : Ministry of Defence, Department of Defence Production, Indian Defence goes Global, Defexpo 2020
Lorsqu’on observe les variations en pourcentages c’est effectivement un véritable décollage auquel on assiste. Les produits mis en valeur, comme fers de lance de ce décollage économique affiché, sont les produits des entreprises publiques : hélicoptères Dhruv et Chetak ou avions Dornier 228 d’HAL, navires de GRSE et GSL (vedettes rapides, patrouilleurs de haute mer), torpilles de BDL, systèmes de surveillance côtière de BEL, munitions de l’OFB mais ce sont des produits d’entreprises privées qui sont les plus vantés.
Ainsi, il y a des casques, gilets pare-balles et pare-éclats, blindages de véhicules et d’hélicoptères (MKU , Indian Armour Systems), des pièces d’armes à feu (Indo Mim), de l’électronique (Safran Electrical and Power India), des batteries (HBL Power Systems, Titan Engineering and Automation), des sous-systèmes d’armes (L&T, Alpha Design, Kalyani-Rafael Advanced Systems, Dassault-Reliance Aerospace, Tata-Boeing Aerospace Ltd), des composants aéronautiques (Tata Advanced Systems, Mahindra Aerospace) et des services d’ingénierie (GE India, Boeing India, Rolls Royce India Pvt Ltd, Mercedes-Benz R&D India).
Ce panorama flatteur ne correspondait pas à la réalité. Le retour à la réalité est opéré dès le 10 février 2020 par une réponse écrite du ministre d’Etat à la Défense Shri Shripad Naik à une question posée par Anil Desai sur les exportations indiennes de défense à la Rajya Sabha. Ce ne sont plus 84 mais simplement 42 pays qualifiés d’amicaux vers lesquels les productions indiennes ont reçu des autorisations d’exportations et celles-ci sont très basiques. En effet, les protections corporelles individuelles apparaissent dans 7 Etats, les casques et survestes dotées de plaques de céramiques dans 14 autres et de très rares Etats bénéficient de produits de haute technologie : l’Indonésie avec des cartes de programmation, Singapour avec des composants de radars, la Turquie avec des transmetteurs laser, le Sri Lanka avec un processeur.
Hormis les articles de protection, casques, gilets, couvertures voire véhicules (aux Emirats arabes unis) les productions indiennes font pâle figure d’un point de vue technologique ne manifestant leur qualité que dans les domaines textiles, céramiques et métallurgiques. Pire, aucun pays producteur de plateformes aériennes ou de navires, ou encore de missiles ne commande à l’Inde : le ministre doit bien avouer qu’aucune licence n’avait été accordée pour exporter vers la Russie, les Etats-Unis, la France le Royaume-Uni qui pourtant sont les principaux pays obligés d’investir leurs offsets en Inde.
Ces exportations se font avec des pays amis et dessinent une géopolitique de la faiblesse car ce sont des pays en développement qui achètent les productions indiennes ou une géopolitique de la récompense car ce sont les fournisseurs de l’Inde qui acceptent que celle-ci produisent quelques composants des productions qu’ils lui vendent.
En effet, en cartographiant les exportations indiennes, on constate qu’il y a une grande différence entre les pays clients qui sont affirmés (toute l’Europe, toute l’Amérique, l’Australie, le Japon, l’Indonésie, l’Afrique du Sud, l’Arabie Saoudite pour les principaux) et ceux qui ont reçu réellement des productions indiennes.
Les destinations des productions effectives de l’Inde sont de plusieurs types : des marchés captifs (Afghanistan et Népal) qui sont quasiment obligés de traiter avec l’Inde pour leur sécurité, des pays voisins (Birmanie, Sri Lanka), des marchés insulaires sponsorisés (Seychelles, Maurice qui reçoivent des bateaux pour leurs garde-côtes) étendant l’influence de l’Inde sur l’Océan Indien et enfin des pays africains (Mozambique, Namibie) qui marquent l’ouverture nouvelle de l’Inde vers ce marché, cet espace pionnier pour son économie.
Figure 4. Carte des exportations de l’Inde de produits liés à la Défense en 2019
Sources : données extraites du rapport SIPRI 2020 et d’une question posée au gouvernement à la Rajya Sabha du 10/02/2020. Conception N. Péné. Réalisation S. Piantoni. EA 2076 Habiter Université de Reims
Pourtant, malgré cette faiblesse, une certaine stratégie économique apparait observable dans le domaine des protections individuelles du combattant et l’entreprise MKU en est emblématique.
Elle fournit des solutions de blindage léger pour des véhicules terrestres, des hélicoptères et des navires. Surtout, elle produit diverses protections individuelles aux soldats comme des gilets pare-balles et pare-éclats ainsi que des casques balistiques. Une branche de l’entreprise fournit des lunettes de vision nocturne et thermique et des produits électro-optiques. Née en 1985, l’entreprise a son siège à Kanpur en Uttar Pradesh. Elle emploie plus de 800 personnes dans ses usines.
Elle a acheté une usine et son laboratoire de recherche en Allemagne. Profitant du marché gigantesque de l’Indian Army elle se lance dans la production de casques en fibres de verre. La guerre de Kargill en 1999 montrant les défauts des équipements de l’armée indienne, l’entreprise investit dans la production en matériaux composites.
Lancée par l’obtention du marché public de l’Indian Army, l’entreprise conquiert des marchés étrangers et se diversifie en 2012 avec la filière des lunettes de vision nocturne dont elle débute la production en 2019. Sa stratégie gagnante peut être divisée en trois temps. D’abord, MKU se développe grâce au marché national et la satisfaction du ministère de la Défense.
Ensuite, elle fait montre d’une agressivité commerciale sur les marchés mondiaux en achetant une entreprise allemande et surtout en participant à de nombreux salons consacrés à la défense. Grâce à ceux-ci, elle prospecte les clients aux Etats-Unis, en France, aux Philippines et bien sûr en Inde. Enfin, pour certifier la qualité de ses produits et s’assurer un large éventail de clients, l’entreprise obtient une norme de l’OTAN lui permettant de répondre aux marchés des Etats membres.
C’est ainsi, en 2020, plus de 2 millions de soldats qui portent dans le monde des produits MKU et de nombreux véhicules terrestres et aériens qui sont équipés de leurs plaques de protection [39]. Cette stratégie adaptée à une technologie axée surtout sur la transformation de textiles et de métaux se retrouve dans tout ce secteur indien des protections individuelles.
Figure 5. Carte de l’organisation et de la stratégie mondiale d’une entreprise indienne spécialisée dans les protections individuelles
Source : données collectées sur le site de l’entreprise mku.com. Conception N. Péné. Réalisation S. Piantoni. EA 2076 Habiter Université de Reims
C’est une niche d’excellence du « Made in India » dans laquelle d’autres entreprises se sont engouffrées et développées comme par exemple Indian Armour et S.M Carapace Armor. On constate une certaine différence entre l’entreprise MKU, dont la stratégie consiste à se développer vers les pays de l’OTAN et le secteur toute entier dont les entreprises prospectent aussi l’Amérique du Sud (Brésil), l’Océanie (Australie), les Etats du Golfe et certains pays asiatiques (Japon et Corée du Sud, par exemples). Toutes ces entreprises vendent à des alliés de l’Inde, le marché national des armées et des forces de sécurité permettant de lancer les productions avant de les soumettre à l’export.
En conclusion, la production de défense indienne sert à développer la puissance militaire indienne et fait l’objet actuellement d’un volontarisme affiché du gouvernement nationaliste de Narendra Modi. Les importations liées à la défense restent cependant extrêmement importantes et vitales pour ses armées. L’Inde ne s’en sert pas seulement pour équiper ses armées mais utilise aussi celles-ci pour affermir ses partenariats stratégiques avec la Russie, les Etats-Unis, Israël, la France et le Royaume-Uni.
Cet Etat émergent cherche par une politique de compensations industrielles à obliger ces grandes puissances à investir en Inde pour développer ses productions nationales et acquérir des savoir-faire et des technologies. Dans le même temps, l’Inde tente de conquérir des marchés à l’international et y parvient modestement de deux manières.
D’abord en exportant des composants vers ses fournisseurs ou des Etats clients de ceux-ci. Ensuite, en exportant des productions nationales éprouvées et utilisées par ses propres armées, la commande gouvernementale permettant de lancer économiquement des entreprises. Cette stratégie de niche permet à l’Inde de s’affirmer dans un marché très exigeant et aussi de se poser comme une puissance régionale fournissant des Etats du pourtour de l’Océan Indien et de l’Afrique notamment.
Si la préoccupation majeure des gouvernements successifs indiens depuis l’Indépendance est de produire nationalement et d’augmenter son autonomie stratégique, la traduction géopolitique est qu’elle s’en sert pour devenir une puissance régionale tout en restant un partenaire incontournable des plus grandes puissances militaires mondiales.
L’inquiétude face à la montée de la puissance chinoise constituant un autre point de convergence. Pour la première fois depuis 1947, les cérémonies de l’Indépendance du 15 août 2022 ont été lancées par les détonations d’un obusier de 155 mm conçu et produit en Inde et son Premier ministre en a dit sa fierté. Ces coups de canon marquant les 75 ans de l’Inde indépendante prouvent que la production de défense au service de l’affirmation de sa puissance ne fait que commencer et ne s’arrêtera pas.
Docteur en géographie, membre associé du laboratoire HABITER de l’université de Reims, Nicolas Péné est auteur d’une thèse intitulée « L’industrie de défense indienne et ses territoires : ambition géostratégique, défi technologique et développement régional »
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