Verrou stratégique, le dispositif de forces russes en Syrie sécurise les infrastructures militaires permettant la projection de puissance sur le pourtour méditerranéen et en Afrique. Il garantit un point d’appui géostratégique crucial pour l’influence dans la région. Il est légitime de s’interroger sur la soutenabilité du déploiement russe en Syrie alors que Moscou est confronté en Ukraine aux réalités d’un conflit qui menace progressivement ses moyens de projection. L’activité militaire russe en Syrie semble diminuer depuis le début de l’intervention en Ukraine. Cependant, le contingent des forces russes déployées en Syrie ne devrait pas baisser car il répond à une logique d’engagement régional. Illustré d’une carte.
Par Malcom Pinel
GEOPOLITQUE – Au temps de l’URSS, les relations avec le Moyen-Orient s’ancraient dans le contexte d’affrontement entre les deux blocs Est-Ouest. Au début des années 2000, dix ans après l’effondrement de l’Union soviétique, la Russie a entamé son retour sur la scène internationale à l’aune de l’accession au pouvoir du président Vladimir Poutine.
La présence russe n’a eu alors de cesse de reconstruire un continuum historique qui relierait la Fédération de Russie à une Russie éternelle, autrefois socialiste, communiste et soviétique, auparavant tsariste, mais toujours orthodoxe. Ce continuum de l’influence russe dans le monde, qui s’apparenterait à un retour de la puissance russe, se manifeste aux marges de la Fédération de Russie, dans son étranger proche, mais aussi au-delà.
Ainsi, le renforcement de la présence russe au Moyen-Orient s’inscrit dans continuum géographique de l’influence de Moscou. La projection de sa puissance « retrouvée » dans les trois sphères géostratégiques que sont son étranger proche, l’Europe et le Moyen-Orient réunis, puis le reste du monde, a été réalisée par étapes chronologiques : le coup de Crimée et du Donbass en 2014, l’intervention en Syrie en 2015, et enfin l’apparition de nombreux mercenaires russes sur le continent africain.
A la faveur de la guerre civile syrienne, alimentée par une instabilité chronique au Proche et Moyen-Orient, la Russie avait réussi à s’emparer favorablement d’une partie de l’espace géopolitique et médiatique. Or, depuis le 24 février 2022, le jeu n’est plus le même. Huit mois après le déclenchement de l’ « opération militaire spéciale », il apparait essentiel d’analyser les évolutions de la présence militaire russe en Syrie pour mieux appréhender les intentions de Moscou dans la région.
Embourbée en Ukraine, la Russie doit revoir l’allocation de ses moyens déployés à l’étranger aux vues de ses ambitions stratégiques. A l’instar des difficultés qui pèsent sur l’industrie de défense russe, les combats en Ukraine contraignent-ils la capacité opérative en Syrie et par extension en Méditerranée orientale (MEDOR) ? Car au-delà de la perspective syrienne, avec l’agrandissement des infrastructures sur la base aérienne de Hmeimim et sur la base navale de Tartous, la Russie se positionne de manière permanente en MEDOR sur le flanc sud de l’OTAN.
Une présence continue depuis 2015
Si, dès 2011, la Russie soutient diplomatiquement le régime syrien, en témoigne le déploiement de moyens navals à Tartous en 2012, c’est en 2015 que le partenariat militaire russe est devenu indispensable aux forces loyalistes. Après l’intervention des forces russes sur le sol syrien, Moscou a su maintenir un dispositif militaire de manière continue. Il s’étend désormais de l’ouest (Hmeimim et Tartous) jusqu’au nord-est syrien (NES).
La majorité des moyens terrestres et aériens stationnent sur la base aérienne de Hmeimim tandis que Tartous accueille la flotte russe en MEDOR. Par ailleurs, à la faveur du désengagement américain opéré en 2019 dans la sous-région du NES, la Russie a progressivement investi de nouvelles garnisons en y déployant des hommes et des véhicules blindés.
Depuis fin 2019, des patrouilles mixtes russes et turques sont réalisées depuis la région de Kobané jusqu’à Qamishli. Ces patrouilles sont régulièrement accompagnés d’hélicoptères russes Ka-52 et Mi-8 stationnés à Qamishli.
Un renforcement progressif au Nord et au Sud ?
Alliés de circonstance, Moscou et Ankara poursuivent des objectifs différents dans le NES. Si la Turquie cherche à combattre l’irrédentisme kurde, la présence des forces russes dans la sous-région poursuit plusieurs objectifs. Entre 2019 et 2022 la présence des troupes au sol s’est considérablement renforcée près des villes de Manbij, d’Ain Issa, Tal Tamr ainsi que sur l’aérodrome de Sarrine. Alors que le ravitaillement des postes d’Hassaké et de Qamishli à l’extrémité Nord-Est du pays se faisait majoritairement par voie aérienne, cette présence renforcée permet de sécuriser l’autoroute M4, seule voie routière reliant Alep à Qamishli empruntable par les convois logistiques russes.
A noter qu’en octobre 2021, les Russes ont négocié avec les autorités kurdes la possibilité d’emprunter la route qui relie directement Deir-Es-Zor à Qamishli. Enfin, la police militaire (VP) , qui s’est déployée au fur et à mesure dans les provinces reconquises au profit des forces loyalistes, effectue régulièrement des patrouilles et surveillent certaines zones considérées à risque comme le plateau du Golan ou les environs d’Alep.
Au sud du pays dans la région de Dera’a, ces détachements de VP semblent avoir légèrement diminué alors qu’en parallèle des patrouilles mixtes d’aéronefs des forces aériennes russes (Su-24M, Su-34 et Su-35S) et syriennes (Mig-23 et Mig-29) ont lieu dans la zone frontalière avec Israël. Ces récents exercices au sud du pays en réaction aux raids aériens ne semblent toutefois pas de nature à réellement dissuader les acteurs de ces incursions.
Les forces aérospatiales russes (VKS) en appui
Cette empreinte territoriale russe en Syrie semble s’inscrire dans la durée et s’accompagne de déploiements ponctuels d’aéronefs. Le meilleur exemple de ces projections d’aéronefs et de systèmes sol-air est la plateforme aéroportuaire de Qamishli que les Russes investissent progressivement en 2019. Si les hélicoptères russes (Mi-8/17, Mi-24/35, Ka-52) stationnent et opèrent régulièrement à partir de la base en novembre 2019, les avions de combat (Su-34, Su-35S) n’y réalisent que très ponctuellement des déploiements, probablement en appui des opérations dans la région ou pour une mission d’escorte d’autres aéronefs.
Des rotations d’appareil de transport Il-76 sont également régulièrement observées. Enfin, un système sol-air de courte et moyenne portées SA-22 aurait été observé sur le site à partir de mai 2022 pour renforcer les défenses du site.
La base aérienne de Hmeimim accueille le principal détachement d’aéronefs des VKS. Mais des renforcements ponctuels sont également observables sur d’autres plateformes aéronautiques comme à Taqba, Hassaké ou Deir-Ez-Zor. Dans la sous-région du NES, des mouvements d’aéronefs, de système sol-air et de véhicules accompagnés de troupes russes ont été observés sur la plateforme de Deir-Ez-Zor tandis qu’un déploiement ponctuel de 4 Mig-29SMT a eu lieu sur la base avancé de Tiyas – T4.
A mesure que le conflit ukrainien se prolonge, le redéploiement ou le maintien d’avions de chasse russes sur des plateformes aéronautiques éloignées semble peu probable d’autant plus que ces dernières ne disposent pas de facilités d’entretien comme à Hmeimim. Cette tendance semble être confirmée par les dernières observations des opérations aériennes russes au-dessus d’Idlib réalisées par des aéronefs décollant de Hmeimim.
Enfin, les VKS effectuent également des vols d’entrainement de Combat Air Patrol (CAP) ostensiblement visibles au-dessus du gouvernorat d’Idlib en réaction aux nombreuses frappes des forces aériennes turques sur des positions kurdes dans la région au nord d’Alep.
Maintenir une posture de déni d’accès en MEDOR
Alors que Moscou préparait le déclenchement des hostilités puis conduisait des opérations en Ukraine, plusieurs évolutions du dispositif de défense russe en Syrie et en MEDOR sont notables. Ce dispositif de déni d’accès repose sur une combinaison de moyens : avions de chasse, moyens navals et systèmes de défense sol-air. Bien que le déploiement d’une patrouille de Mig-31K armé du missile Kh-47M2 Kinzhal et de 4 Tu-22M3 armés du missile Kh-22M a de nouveau pu être observé sur la base aérienne de Hmeimim début février 2022 et largement relayé par les médias, les évolutions du dispositif maritime sont les plus significatives.
Dans les jours précédant l’invasion de l’Ukraine, un premier groupe naval (CG Varyag, DDGH Tributs, AOR Butoma) franchit le canal de Suez tandis qu’un autre groupe plus important (CG Ustinov, DDGH Kulakov, FFGH Kasatonov, AOR Vyazma) entre par le détroit de Gibraltar en Méditerranée.
Ils venaient renforcer les moyens navals déjà conséquents en MEDOR et à ce titre participeront à des exercices au large de Tartous, au Sud de la Crète ou en mer Ionienne. Quelques jours avant, plusieurs navires amphibies de classe Ropucha II et un de classe Ivan Gren, répartis en deux groupes de 3 navires provenant respectivement de la Baltique et de la Flotte du Nord, franchissaient Gilbraltar et se dirigeaient eux aussi vers Tartous. Pourtant, après une escale d’avitaillement de quelques jours, ils transitent successivement par la mer Noire entre le 8 février et le 11 février 2022 pour rejoindre Sébastopol.
Finalement, après le renforcement du début d’année, une réduction significative du dispositif naval russe s’opère fin août 2022 avec le départ des navires CG Ustinov et DDGH Kulakov. Le conflit en Ukraine impacte donc les capacités maritimes russes en MEDOR. Le CG Varyag pourrait lui aussi regagner prochainement son port d’attache à Vladivostok. Dans le même temps, le départ du SSK Novorossyk, probablement pour effectuer des opérations de maintenance programmée dans son port d’attache, et l’arrivée récente du sous-marin nucléaire SSGN Severodvinsk en Méditerranée, permettent à Moscou de disposer d’une permanence des forces sous-marine.
La défense sol-air comme pièce maîtresse
A contrario, le dispositif de défense sol-air russe déployé en Syrie n’a pas fait l’objet d’évolutions significatives si ce n’est le retrait d’une batterie de S-300 PMU-2 fin août 2022 positionné à Massyaf, qui a été transféré à Novorossysk. L’architecture de défense sol-air repose en premier lieu sur les moyens basés au sol GBAD (Ground-based air defense) et est organisée en un tuilage de systèmes aux capacités d’interception différentes.
Des batteries de systèmes longue portée S-400/SA-21 Growler et S-300PMU-2/SA-20B Gargoyle assurent la protection de zone et d’infrastructure critique comme la base aérienne de Hmeimim. Des systèmes Pantsir-S1/SA-22 Greyhound et Tor-M2/SA-15C Gauntlet assurent quant à eux la défense à courte portée de points d’importance le long du littoral syrien et offrent une capacité d’interception supplémentaire face aux cibles de surface réduites telles que les mini-drones ou les missiles de croisières.
Il est toutefois légitime de s’interroger sur la capacité réelle d’un tel dispositif à parer une attaque saturante venant de plusieurs directions et impliquant un nombre important de missiles.
Un verrou stratégique encore tenable ?
En observant les dernières utilisations des terrains avancés et la mise en place d’un couloir logistique sécurisé permettant de ravitailler les postes terrestres jusqu’à Qamishli, on aurait pu s’attendre à un accroissement en termes de moyens et d’hommes.
Si ce dernier n’a pas eu lieu, la guerre que la Russie mène en Ukraine n’a néanmoins pas entravé significativement le dispositif russe en Syrie. Les problématiques autour des stocks de munitions guidées de précision n’ont pour l’instant pas de conséquences pour les forces aériennes russes déployées en Syrie dans la mesure où elles utilisaient quasi-exclusivement des bombes dites « lisses », c’est-à-dire sans système de guidage de précision.
Dans une logique de montée en gamme et d’économie, il n’est pas improbable qu’à l’avenir la Russie recourt en Syrie à l’utilisation de drones iraniens comme ceux acquis pour le conflit en Ukraine qui sont bien moins couteux que des missiles de croisière. Témoignant de l’incapacité des industriels de défense russes à répondre aux besoins dans les segments des munitions guidées de précision mais surtout des drones, l’utilisation de drones suicides tels que le Shahed 136 permettrait aux forces russes de disposer d’une capacité de frappe sur des coordonnées GPS à plusieurs centaines de kilomètres tandis que les modèles russes Lancet et Kub offrent une portée n’excédant pas les 40 kilomètres.
Rappelons que nombre de nouveaux modèles de drones iraniens produits à partir de 2014 sont déjà employés par les forces iraniennes en Syrie et que certains modèles équipent déjà les proxies iraniens en Syrie, en Irak ou au Yémen.
Finalement, c’est en MEDOR que le retrait des quelques bâtiments déployés dans les jours précédant le conflit en Ukraine laisse entrevoir une fois de plus la difficulté pour la Russie à y maintenir une posture dissuasive permanente au contact des nombreuses marines opérant dans les mêmes eaux.
Les capacités de dénis d’accès en Syrie s’appuient donc majoritairement sur les systèmes sol-air déployés bien que les navires et batteries côtières permettent aussi de contester l’accès sur la majeure partie du littoral syrien. Mais ce verrou stratégique manque de profondeur et de masse pour être efficacement dissuasif. La cohérence d’ensemble des défenses, déjà contraintes de se concentrer sur certaines parties du territoire syrien, souffre d’un volume limité des forces aéroterrestres.
Pour pallier cette faiblesse, la stratégie de défense appliquée sur le territoire syrien s’inscrit donc dans la même logique de sanctuarisation à l’image du territoire national et des quelques grandes villes ceinturées de régiments de défense-sol air comprenant plusieurs batteries de lanceurs disposés en étoile et de manière redondante (Moscou, Saint-Pétersbourg).
Déployées dans un format calibré pour assurer une défense crédible, leur maintien en Syrie parait donc assuré d’autant plus que le territoire russe compte encore assez de batteries de systèmes S-300 de génération plus ancienne qui seraient actuellement réalloué pour soutenir l’effort de guerre en Ukraine.
Un pont entre la Russie et l’Afrique ?
En dernier lieu, la Syrie sert, encore plus aujourd’hui, de plateforme logistique entre la Russie et l’Afrique permettant de contourner les interdictions de survols. En revanche, la Syrie ne représente pas une manne de combattants pour Moscou. Bien qu’elle puisse, a priori, être considérée comme un vivier important pour le recrutement de mercenaires pour aller combattre en Ukraine, seuls des transferts anecdotiques ont été révélés jusqu’ici. Dans le même temps, des rotations et transferts réguliers de mercenaires entre l’Afrique et la Russie continuent de transiter par la Syrie.
Vers la fin de la présence russe en Syrie ?
Les physionomies des deux conflits sont diamétralement différentes. La guerre en Ukraine est le théâtre d’un affrontement symétrique entre deux forces armées tandis que les opérations russes en Syrie ciblent des groupes armés d’opposition. Budgétée a minima, cette opération militaire a atteint une grande partie des objectifs fixés : sauvegarder le régime, maintenir une présence au Proche-Orient, conserver une base navale en MEDOR, dégrader voire interdire l’accès à certains pans du territoire syrien à un compétiteur et enfin renforcer la perception de la Russie comme une puissance incontournable au Moyen-Orient.
A l’instar de la Corée du Nord et en fidèle allié de circonstance, la République arabe syrienne a reconnu officiellement l’indépendance des territoires séparatistes de Donetsk et de Lougansk. Même si la fin du déploiement russe en Syrie n’est certainement pas pour après-demain, sortir par le haut d’une guerre contre-insurrectionnelle, qui aura en partie porté ses fruits est une réelle difficulté.
Verrou stratégique, le dispositif de forces russes en Syrie sécurise les infrastructures militaires permettant la projection de puissance sur le pourtour méditerranéen et en Afrique. Il garantit un point d’appui géostratégique crucial pour l’influence dans la région. Il est légitime de s’interroger sur la soutenabilité du déploiement russe en Syrie alors que Moscou est confronté aux réalités d’un conflit qui menace progressivement ses moyens de projection.
Or, paradoxalement avec les enjeux précédemment cités, l’activité militaire russe en Syrie semble diminuer depuis le début de l’intervention en Ukraine. Sur les différentes bases avancées, les stationnements d’aéronefs de combat et les rotations d’appareil de transport se font plus rares. Pourtant, certaines des adaptations observées en Ukraine pourraient bien être transposées sur le théâtre syrien. L’emploi des drones suicides ou armés à plus grande échelle en est un exemple.
Dans son ensemble, le contingent des forces russes déployées ne devrait pas baisser car il répond à une logique d’engagement régional. Toutefois, si un désengagement militaire russe en Syrie s’opère à mesure que le conflit en Ukraine se prolonge, d’autres acteurs comme l’Iran et la Turquie pourraient encore renforcer leur influence dans la région tandis certains pays du Moyen-Orient pourraient se rapprocher à nouveau des traditionnels partenaires de sécurité offrant des garanties supérieures.