Abdoul Aziz Tall est formel. «En matière de gouvernance, le processus décisionnel ne s’accommode d’aucune précipitation». A la veille de la première sortie du nouveau Président de la République face à la presse, ce samedi 13 juillet, après 100 jours au pouvoir, Sud Quotidien est allé à sa rencontre. Diplômé en Sciences politiques de l’Université de Montréal, l’ancien ministre et ancien directeur de Cabinet du président de la République sonne l’alerte et décline des recommandations allant dans le sens d’une gestion «Jub, Jubal et Jubanti».
Entretien.
Après 100 jours d’une nouvelle gouvernance, quelle appréciation faites-vous du changement opéré le 24 mars dernier ?
Le profond désir de changement était manifeste. L’ampleur et le caractère inédit des résultats obtenus par le président élu, Bassirou Diomaye Faye, dès le premier tour de l’élection présidentielle du 24 mars, attestent éloquemment du désir ardent que les Sénégalais avaient d’opérer une rupture.
Mais l’originalité de cette élection est le fait qu’elle aura permis aux Sénégalais d’obtenir par la voie des urnes ce que sous d’autres cieux, on n’a pu réussir que par des coups de force militaire.
Nos nouveaux dirigeants tiennent le même discours en termes de souveraineté, de désir de changement, de réappropriation de nos ressources naturelles, que celui qui résonne un peu partout en Afrique qui tient plus à son émancipation, en plus de bénéficier de la compétence distinctive d’une vraie légitimité populaire. Il y a eu malheureusement un lourd bilan de morts, de blessés et d’emprisonnements aux multiples conséquences, avant qu’on en arrive à la victoire par les urnes. C’est l’occasion de regretter les nombreuses victimes de ces luttes dont les sacrifices n’ont pas été vains.
Je reformule ma question. Quel bilan peut-on tirer, selon vous, des 100 premiers jours du nouveau pouvoir ?
Parler de bilan sur une période de 100 jours par rapport à une gouvernance d’un État qui doit durer cinq ans, me paraît à la fois inapproprié et prématuré. On ne saurait demander à un entraîneur dont l’équipe vient à peine de rentrer sur l’aire de jeu pour s’échauffer, de vous livrer les résultats du match qui doit durer en principe 90 mns. En revanche, il est permis, comme votre brillant confrère Mamadou Oumar Ndiaye du Témoin l’a fait récemment, d’identifier des actions dont l’appréciation renseigne sur les chances d’obtenir les résultats souhaités au moment de tenir un bilan.
De ce point de vue, on peut remarquer qu’il y a des citoyens qui considèrent que les décisions du nouveau gouvernement sont lentes à prendre. On peut comprendre parfaitement leur impatience légitime par rapport à leur désir d’obtenir des solutions immédiates à leurs problèmes.
Cela dit, en matière de gouvernance, le processus décisionnel ne s’accommode d’aucune précipitation avec un risque de goût d’inachevé, avec des solutions irréalistes et sans lendemain. En effet, il est établi en management des organisations que lorsqu’un dirigeant prend des décisions au rythme des rafales d’une mitraillette, il est fort à parier qu’il a peu de chance d’atteindre la bonne cible. C’est vous dire que la prise de décision est un aspect tellement important dans le Management d’une organisation que certains théoriciens en la matière n’hésitent pas à l’assimiler à la définition de ce concept.
Il est donc vital de réfléchir sur toutes les conséquences qu’une décision peut générer avant sa mise œuvre. De ce point de vue, la prudence qui est de mise aujourd’hui par le gouvernement peut bien s’expliquer.
En revanche, vouloir critiquer le gouvernement actuel sur des problèmes structurels qu’il a hérités de gestion antérieure comme par exemple la question des inondations ou le phénomène de l’immigration clandestine, du chômage des jeunes et autres, relève simplement d’une démarche purement politicienne, si ce n’est une méconnaissance du fonctionnement d’un Etat ou les deux. Tout le monde sait qu’il existe des problèmes structurels hérités des précédents régimes, qui se sont longtemps sédimentés et qu’on ne saurait résoudre d’une simple baguette magique. La crédibilité d’une critique doit reposer sur la bonne foi de celui qui l’émet.
Dans une récente contribution, vous avez appelé à un changement des comportements des citoyens pour accompagner la volonté de rupture. Considérez-vous cet aspect parmi les chantiers prioritaires du nouveau régime ?
Les changements de comportements devraient être un des chantiers prioritaires du gouvernement. Il ne sert à rien d’avoir toutes les ressources du monde capables de transformer structurellement un pays et adossé à un programme si séduisant soit-il, si l’on n’a pas comme soubassement un peuple discipliné et organisé, doté de valeurs civiques et du sens des responsabilités individuelles et collectives. Aujourd’hui, il y a malheureusement trop de désordre, d’anarchie et d’indiscipline qui se sont accumulés dans notre pays au fil des années. On a l’impression que chacun fait ce qu’il veut et se comporte comme bon lui semble, tout en considérant son attitude comme faisant partie de l’expression de la liberté et de la démocratie.
Les nouvelles autorités semblent décidées à s’attacher en priorité à cette mission de restauration des valeurs civiques, de changements des comportements.
A cet égard, les récentes mesures de déguerpissements des artères des grandes villes sont à encourager. Dans le même ordre d’idées, l’Etat devrait mettre fin à l’anarchie qui règne dans la circulation, à l’occupation irrégulière de l’espace public par des ateliers et garages de toutes sortes, les barrages systématiques des rues, sans autorisation préalable de l’autorité, lors des cérémonies familiales, les nuisances sonores etc. L’argument selon lequel on a le droit de travailler pour subsister ne saurait justifier certaines pratiques comme l’occupation anarchique des artères destinées à la circulation des automobiles ou la violation de l’intimité de ses concitoyens. Ce qui se passe autour de certains marchés où les populations riveraines ont des difficultés d’accéder à leur propre domicile du fait de l’envahissement de leur espace privé est inacceptable.
Les pouvoirs publics ont l’obligation de mettre fin à cette forme d’agression dont ces citoyens sont victimes. Le droit de chacun de nous s’arrête là où commence celui des autres.
Tout recul face aux pressions de toutes sortes, d’où qu’elles émanent, serait perçu comme une capitulation de nature à fragiliser l’autorité de l’Etat pour toutes les mesures salutaires qu’il est appelé à prendre à l’avenir.
Évidemment, toutes ces actions de remise en ordre devront être accompagnées par une communication préalable et par des mesures tendant à atténuer leur impact négatif au plan social sur des personnes concernées.
Justement, la communication a toujours été le talon d’Achille des gouvernements précédents. Que pensez-vous de la méthode du nouveau régime ?
À travers un changement de paradigme, il serait opportun et judicieux de mettre en place une agence de communication gouvernementale (ACG) en lieu et place de l’actuel bureau d’information gouvernementale (BIG). Naturellement, cette entité devrait être pourvue de ressources conséquentes afin qu’elle puisse assurer avec efficacité et performance les objectifs d’image et de notoriété inhérents à l’exercice gouvernemental. Par ailleurs, cette agence de communication gouvernementale jouerait un rôle d’aiguilleur pour les médias d’Etat, notamment en termes de propositions de contenus stratégiques.
Autre suggestion, c’est surtout éviter de couper les liens avec les populations au prétexte qu’on est débordé par son travail. C’est la plus grosse menace qui pèse sur la qualité des rapports entre les citoyens et les délégataires de pouvoirs publics. C’est l’occasion d’encourager. Il faut rester en contact avec les populations et surtout faire l’effort de répondre à leurs courriers. Le président Abdou Diouf avait fait de la réponse aux courriers qui lui étaient adressés un impératif, une exigence liée au sacerdoce. Il ne manquait aucune occasion de le rappeler à ses ministres et à leurs collaborateurs.
Le gouvernement vient d’engager des audits dans tous les secteurs publics et parapublics. Ne craignez-vous pas que l’objectif soit de museler les tenants de l’opposition actuelle ?
L’audit est une procédure de contrôle qui fait partie intégrante du dispositif managérial de toute organisation.
Il permet à tout moment d’étudier les conditions de fonctionnement d’une organisation par rapport à ses diverses composantes : finances, ressources humaines, production, communication, marketing, etc.
L’audit est un outil essentiel de la reddition des comptes. Malheureusement, ce concept est aujourd’hui chargé négativement en raison de l’utilisation qui en a été faite par le passé. À savoir un moyen de chantage, de menace ou de punition d’adversaires politiques à travers des poursuites judiciaires.
Est-ce à dire que vous craignez que la même utilisation soit faite des audits engagés par les nouvelles autorités, une fois terminés ?
Deux raisons me font penser qu’il n’en sera pas ainsi. D’abord, le fait que les audits soient confiés à deux corps de contrôle dont la réputation de sérieux, de rigueur et de neutralité ne souffrent d’aucun soupçon. En l’occurrence l’IGE et la Cour des comptes.
Il y a donc une présomption favorable que ces audits seront menés dans les règles de l’art. Mais un audit est composé de plusieurs phases avant que les conclusions définitives ne soient livrées à l’autorité. D’où la nécessité là encore de faire preuve de patience.
Maintenant, concernant l’exploitation des résultats, s’il n’y a aucune faute ou anomalie détectée, la personne faisant l’objet de l’audit est félicitée. C’est des cas qui existent bel et bien, même si l’on n’en parle pas souvent.
Dans l’hypothèse où il y aurait des fautes liées à des malversations, détournements ou autres anomalies, les conclusions sont soumises à la justice. Jusqu’à ce que celle-ci se prononce, la personne incriminée bénéficie d’une présomption d’innocence.
A ce niveau, je pense que les Assises de la justice dont les conclusions viennent d’être remises au chef de l’Etat, appellent entre autres, au renforcement de l’indépendance de la justice. Et je crois que les magistrats qui seront nommés prochainement feront preuve de respect de l’orthodoxie liée à leur fonction pour ne pas se laisser éventuellement influencer par qui que ce soit, comme certains peuvent le penser.
Ensuite, je ne suis pas dans le secret des dieux, mais je pense qu’il n’est pas dans l’esprit des nouvelles autorités de chercher à punir délibérément des adversaires politiques à travers des pratiques qui ont été toujours décriées par le passé. Enfin, l’actuel Garde des sceaux, ministre de la Justice (Ousmane Diagne-Ndlr) est un homme viscéralement attaché aux valeurs qui fondent sa profession de magistrat. Il en a déjà donné la preuve par le passé, à un moment où c’était loin d’être évident.
Quid des nominations ? Ne craignez-vous pas que les mêmes pratiques antérieures soient poursuivies ?
Jusque-là, il faut avouer que le tempo est correct, même si certaines relèveraient d’une réelle récompense. Maintenant, il faut considérer que la compétence n’est pas le seul critère qui puisse présider à des nominations. La confiance et la proximité sont à prendre en considération. Certains considèrent que le rythme des nominations est lent. Certes ! Mais, il faut savoir que l’administration publique sénégalaise compte près de 300 Directions générales, Directions et Agences. A ce jour, je ne pense pas que la moitié de ces organes ont été affectés par des changements de Direction. Deux raisons peuvent l’expliquer.
Soit, l’on est à la recherche de profils adéquats à travers une sélection de candidats, ou simplement parce qu’il existe des organismes pour lesquels l’on n’estime pas la nécessité d’opérer des changements au niveau de la direction pour l’instant. Cela relève évidemment de la discrétion du chef de l’Etat.
Sur le cas spécifique de la RTS, pensez-vous que les mesures du nouveau Directeur Général soient en conformité avec l’orthodoxie ? Ne craignez-vous pas qu’elles débouchent sur une crise ?
Dans la théorie, comme dans la pratique managériale, il est de bon ton de comprendre la logique des mesures conservatoires ou d’urgence liées parfois à la gestion de la trésorerie héritée. C’est plus ou moins le cas à la RTS. À ce propos, à la veille d’élections, il faut éviter de prendre certaines décisions au regard de l’éthique et de la courtoisie républicaines qui engageraient éventuellement son successeur.
Si cette règle n’est pas respectée, il ne faudrait pas s’étonner que certaines décisions soient remises en cause.
En 2000, le président Diouf avait donné des instructions fermes aux départements ministériels stratégiques de ne pas prendre des décisions qui engageraient et gêneraient même son éventuel successeur, s’il lui arrivait de perdre le pouvoir.
Donc, dans le cas d’espèce, cette situation pourrait ne pas être particulièrement spécifique à la RTS. Dans tous les cas, il vaut mieux gérer dès à présent un conflit que de devoir poursuivre sa gestion avec des dysfonctionnements pathologiques.
Quels changements pourrait-on attendre du fonctionnement de l’Administration publique ?
En plus des changements attendus sur les comportements de l’ensemble des citoyens, le fonctionnaire de l’Etat doit se considérer d’abord comme un serviteur de sa communauté. Les Anglais ont trouvé le terme approprié pour désigner un fonctionnaire en parlant de « civil service » dans le sens de « serviteur de l’Etat » avec toute la charge affective associée au patriotisme. Occuper une fonction conférée par la République, c’est surtout assumer la posture républicaine, en termes de valeurs, de repères et de références basées sur l’éthique, la transparence, la solidarité, la rigueur, le respect des droits humains.
Les usagers du service public ont de plus en plus des exigences en matière de traitement. Aujourd’hui, Ils veulent être considérés davantage en clients en lieu et place de simples sujets qui viennent quémander un service public dont ils sont légitimement destinataires.
Dans cette logique, il est primordial de poser un regard particulier dans la gestion de l’accueil et la prise en charge diligente des dossiers introduits par les citoyens. L’image positive du service public, c’est aussi et surtout le bannissement de la corruption dans tous les secteurs d’activités. À ce sujet, des sanctions exemplaires doivent être prises pour dissuader tout agent public qui serait tenté de se livrer à de telles pratiques.
Au niveau des services de police et de gendarmerie, la brigade prévôtale doit être réhabilitée et renforcée dans ses prérogatives. L’un dans l’autre, même si elles en sont parfaitement conscientes, il convient de rappeler aux nouvelles autorités la nécessité de mettre le turbo, surtout sur les questions à haute valeur et portée sociales. En définitive, l’homo senegalensis est épris de paix et de justice. Il demande justice, de l’empathie, du respect et de la considération.
Les rapports entre le président de la République et son Premier ministre font l’objet de supputations dans le sens d’y entrevoir des conflits. Qu’en pensez-vous ?
S’il y a des individus qui souhaitent et travaillent à l’entretien et à la survenue de malentendus et d’une crise de confiance entre le président de la République et son Premier ministre, alors cela serait franchement indécent.
Au-delà même des considérations politiciennes, un croyant ne devrait jamais scruter, provoquer ou souhaiter la discorde entre des personnes unies et en bonne entente.
Une telle entreprise n’est souhaitable ni pour la démocratie, ni pour la santé de nos institutions encore moins pour la stabilité politique du pays.
Vouloir jeter du sable dans le couscous, juste pour que nous soyons tous privés de dîner relève simplement de manœuvres abjectes. Le Président de la République et le Premier ministre sont conscients qu’ils doivent poursuivre leur mission en parfaite intelligence. Par conséquent, il faut se garder de toute interférence extérieure, de jouer aux oiseaux de mauvais augure. C’est encore le lieu de rappeler cette maxime de mon homonyme Abdoul Aziz Sy Dabakh, qui nous mettait en garde face au danger qu’il y a pour soi-même et pour sa communauté d’être dans une même embarcation dont on souhaite à tout moment le naufrage.
EXERGUE
«L’originalité de l’élection du 24 mars est le fait qu’elle aura permis aux Sénégalais d’obtenir par la voie des urnes ce que sous d’autres cieux on a pu réussir que par des coups de force militaire»
Recueillis par Abdoulaye THIAM
Maderpost / Sud quotidien