Les dix prochaines années seront sans doute “une décennie décisive” pour la liberté de la presse, alerte Reporters sans frontières (RSF), la crise sanitaire actuelle amplifiant les nombreuses difficultés économiques, politiques, ainsi que le défaut de confiance dont souffre le secteur.
MEDIA – “L’épidémie est l’occasion pour les États les plus mal classés d’appliquer la ‘stratégie du choc’, théorisée par Naomi Klein : ils profitent de la sidération du public et de l’affaiblissement de la mobilisation pour imposer des mesures impossibles à adopter en temps normal”, déplore auprès de l’AFP Christophe Deloire, secrétaire général de l’organisation qui publie mardi l’édition 2020 de son classement mondial de la liberté de la presse.
C’est le cas de la Chine (177e) et de l’Iran (173e, — 3), “qui ont mis en place des dispositifs de censure massifs ou de la Hongrie (89e, — 2), où le premier ministre a fait voter une loi ‘ coronavirus ’ qui prévoit des peines allant jusqu’à cinq ans de prison pour la diffusion de fausses informations”.
L’infodémie, “ pandémie de fausses nouvelles autour de la maladie”, est prétexte à des lois répressives, relève Christophe Deloire, soulignant que le mélange entre propagande, publicité, rumeurs et journalisme “déséquilibre les garanties démocratiques pour la liberté d’opinion et d’expression”.
“Des armées de trolls d’État, en Russie, en Chine, en Inde, aux Philippines (136e, — 2) et au Vietnam (175e) utilisent l’arme de la désinformation sur les réseaux sociaux”, note RSF. Pékin a condamné le rapport, affirmant que RSF “a toujours été partial à l’encontre de la Chine”. Le régime communiste accueille les journalistes étrangers “qui respectent les lois et règlements du pays”, a déclaré mardi un porte-parole de la diplomatie chinoise.
Snowden et Stiglitz
L’épidémie accélère aussi la crise économique de la presse : “Au Libéria, les journaux papier ont arrêté de paraître, tandis qu’aux États-Unis, plus de 30 000 personnes travaillant dans les médias ont perdu leur emploi depuis le début de la crise “, détaille Christophe Deloire.
“Que seront la liberté, le pluralisme et la fiabilité de l’information d’ici l’année 2030 ? La réponse à cette question se joue aujourd’hui”, estime-t-il. Pour éclairer le débat, RSF organise mardi soir une conférence virtuelle avec des personnalités “qui incarnent le journalisme” : la journaliste du Washington Post Rana Ayyub, “objet de campagnes de cyberharcèlement très violentes en Inde”, le lanceur d’alerte Edward Snowden “dans un contexte où on est particulièrement préoccupé par la surveillance” et le Nobel d’Economie Joseph Stiglitz, “spécialiste des asymétries d’information”, précise Christophe Deloire.
Cyberviolences
Le classement 2020, qui étudie 180 pays et territoires, fait apparaître une légère amélioration de l’index général sur un an, mais ne tient pas compte de l’épidémie. Et la proportion des pays en « situation critique » augmente par rapport à 2019 (+2 points à 13 %).
En bas du classement, on retrouve la Corée du Nord (180e, — 1) qui ravit la toute dernière place au Turkménistan, tandis que l’Érythrée (178e) reste le pire représentant du continent africain.
Le trio de tête regroupe la Norvège, première pour la quatrième fois d’affilée, suivie de la Finlande et du Danemark (3e, +2). Mais la menace guette même ces bons élèves avec la montée des cyberviolences. Le Canada se situe maintenant au 16e rang (+2).
Aux États-Unis (45e, +3) et au Brésil (107e, -2), deux chefs d’État démocratiquement élus, Jair Bolsonaro et Donald Trump, continuent de dénigrer la presse et d’encourager la haine des journalistes, note RSF.
La France (32e, -2) recule, à cause de faits de cyberharcèlement, mais aussi parce que des journalistes ont été clairement visés par la police lors de manifestations, tandis que d’autres couvrant des faits relevant du secret-défense ont été convoqués à répétition, développe Christophe Deloire déplorant “une intimidation judiciaire”.
Les bonnes nouvelles viennent d’Afrique, où la chute de nombreux dictateurs et régimes autoritaires ces dernières années, comme en Éthiopie (99e, + 11), en Gambie (87e + 5) ou au Soudan (159e, + 16), a permis de desserrer un peu l’étau sur les journalistes, même si “les changements profonds, seuls à même de favoriser l’essor d’un journalisme de qualité, libre et indépendant, sont encore trop rares“. La Malaisie (101e, +22) et les Maldives (79e, +19), après une alternance politique, affichent les deux plus belles progressions du classement 2020.
Maderpost / AFP / Séverine ROUBY