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Jusqu’ici l’UE a surtout fait preuve de son incapacité à enrayer son effacement démographique, économique et stratégique, désormais accentué par le départ effectif du Royaume-Uni. Quelles pourraient être les conditions du rebond ?
EUROPE – Pour des raisons démographiques, économiques et stratégiques, l’Union européenne s’efface progressivement du rang des puissances de ce monde. Dans une indifférence généralisée et un silence assourdissant, cette dynamique de déclin relatif était déjà vraie à 28, le Brexit l’accélère. En effet, le départ du Royaume-Uni réduit la superficie, la population, la production et la culture stratégique de l’UE.
Alors que l’espace UE-28 représentait 13,3 % de la population de la planète en 1960, l’UE 28 représente à peine 6,9 % de la population de la planète. La sortie du Royaume-Uni se solde par une diminution de 12,91% de sa population. Celle-ci passe de 513 millions d’habitants à 446,8 millions, soit d’environ 6,9 % de la population mondiale à environ 5,9 %. Autrement dit, l’UE sans le Royaume-Uni devient moins peuplée que l’UE à 25 au 1er mai 2004 (450 millions d’habitants). Compte tenu de sa faible fécondité, en 2050, l’UE dans sa configuration UE-27 du 1er février 2020 pèserait entre 4 et 4,5 % de la population mondiale. Réduite à un asile de vieux, l’UE aura bien du mal à défendre ses intérêts.
De 1980 à 2014, la part de l’espace UE-28 dans la production mondiale en Parité de pouvoir d’achat (PPA) a reculé de 31,2 % à 18,3 %, ce qui signifie que la place relative de l’espace UE-28 représente au 1er janvier 2020 moins des deux tiers de ce qu’elle pesait 34 ans plus tôt. Au vu des données pour 2016, l’UE-28 représentait à cette date 17,6 % du PIB mondial en PPA. L’UE sans le Royaume-Uni ne représente qu’environ 15,2 % du PIB mondial en PPA. Parce que le niveau de vie du Royaume-Uni est un peu supérieur à la moyenne de l’UE, son départ ne peut que se traduire par un abaissement du niveau de vie moyen de l’UE. Et les candidats sont tous plus pauvres – et corrompus – que la moyenne de l’UE, ce qui risque d’accentuer la dégringolade. Quelle perspective enthousiasmante !
Non sans rivalité avec la France, sabotant avec soin tout effort de construire une défense européenne dans l’espoir de plaire aux États-Unis, le Royaume-Uni n’a pas que des faits de gloire à son bilan. Il partage notamment avec la France de N. Sarkozy la responsabilité historique d’avoir été au premier plan d’une intervention militaire calamiteuse en Lybie (2011), outrepassant la résolution des Nations Unies pour laisser un chaos.
Le résultat indirect est le bourbier du Sahel où Paris se sent de plus en plus seule. Il n’en demeure pas moins que le départ du Royaume-Uni de l’Union européenne – mais pas de l’OTAN- signe à la fois le départ d’une puissance nucléaire et d’un membre permanent au Conseil de sécurité des Nations Unies. Certes, Paris s’échine depuis le lendemain du referendum à repenser de nouveaux liens stratégiques avec Londres, mais il n’empêche que la culture stratégique de l’UE se trouve amoindrie. Paris reste seule avec un désir de puissance sans lequel il n’est pas de puissance tout court.
Il faut rappeler enfin que l’expression Union européenne (UE) ne désigne pas ici seulement les institutions de l’UE mais encore ses pays membres et leurs citoyens. Contradictions, calculs d’opportunités [1], attentisme, paresse et courtes vues sont comme la mauvaise monnaie qui chasse la bonne.
Si la puissance est une capacité (R. Aron), l’impuissance de l’UE est une réalité
Ainsi, l’UE a jusqu’ici surtout fait preuve de son incapacité à enrayer son effacement démographique, économique et stratégique, désormais accentué par le départ effectif du Royaume-Uni. Soyons franc, le plus probable est que la dégringolade continue. Les États-Unis, comme la Russie, voire la Chine, y travaillent avec constance.
Les plus cyniques les féliciteront à l’occasion, dans l’espoir de récupérer quelques miettes, subsides, fonctions ou maroquins. Leurs services de renseignement grouillent déjà dans les pays membres et plus encore à Bruxelles. Les institutions européennes n’ont toujours pas sérieusement encadré le lobbying qui est aussi un moyen d’action utilisé par les puissances extra-européennes, sans parler des organisations criminelles.
Quelle formidable fumisterie ! Tout va donc pour le pis. Et pourquoi pas ? Après tout, l’Europe géographique – à des degrés divers selon les pays – domine le monde depuis 5 siècles. C’est déjà pas mal. Rien de plus “normal” que la roue tourne. Il en a toujours été ainsi. Qui saurait rédiger une page sur Gengis Khan, fondateur de l’Empire mongol, le plus vaste empire continu de tous les temps, estimé lors de son extension maximale au XIIIe siècle à 33,2 millions de km2 ?
Davantage que l’Union des Républiques Socialistes Soviétiques (URSS), mais qui s’en souvient ? A l’image d’un tableau de classe qu’une main insouciante efface mollement, il ne restera très probablement bientôt plus que des traces de l’Union européenne. En 2500 après J-C, les élèves des lycées apprendront d’une oreille distraite : “Du XVIe au début du XXe siècle, l’Europe a dominé le monde, lui apportant bien des merveilles, non sans violences et crimes contre l’humanité. Puis une de ses formes politiques, l’UE, s’est progressivement disloquée. Des puissances extérieures et des forces intérieures mortifères se sont conjuguées pour l’affaiblir, et la réduire à un marché où il était possible de faire main basse sur des technologies et quelques cerveaux bien faits. Les Européens ont été assez bêtes pour se déchirer entre eux, en pensant qu’ils seraient plus forts divisés. Quelle bonne blague.” Avec une mauvaise joie, les élèves souriront… ou pas.
Après tout, pourquoi pas ? Sauf qu’il n’y a aucune raison que les puissances d’aujourd’hui et de demain nous épargnent. Les puissances d’aujourd’hui et de demain sauront adapter des formes de domination que nous avons pratiquées avec tant de bonne conscience, et en inventer de nouvelles, par exemple numériques. Si notre bonne conscience passée était délicieuse, avoir la tête sous le pied du vainqueur sera douloureux. Si vous en doutez, faites un essai avec une personne de connivence.
Est-il encore temps de rêver ?
Alors rêvons. Et si après en avoir été incapable, l’Union européenne poussait du pied au fond de la piscine pour remonter à la surface ? Quelles pourraient être les conditions du rebond ? De l’incapacité il faudrait passer à la capacité de faire, de faire faire, de refuser de faire et d’empêcher de faire.
Bref, passer de l’impuissance à la puissance. Il faudrait avoir une conscience claire de nous-mêmes, respecter ou adapter nos valeurs au monde de demain, savoir quels sont nos véritables intérêts et mettre en œuvre les moyens de les défendre avec pugnacité. Saisir davantage les opportunités. Pour survivre, voire rester maitresse de son destin, l’Union européenne devrait développer une culture géopolitique commune, avec l’ambition de soutenir ses fondamentaux de la puissance : le territoire, la population et un désir commun.
Une fois au clair sur nos intérêts partagés, il deviendrait possible de savoir qui sont véritablement nos alliés et nos adversaires. Il deviendrait possible de mobiliser des moyens humains, politiques, économiques et stratégiques. Avec – enfin – une conscience du temps long. Pour ma part, cela fait quinze ans que je plaide pour une approche géopolitique de l’Union européenne. Depuis le 1er décembre 2019 [2], la nouvelle Commission européenne se veut “géopolitique”. Voyons. Nos enfants et petits-enfants évalueront les résultats. Sans parler des lycéens de 2500 après J-C.
Les 17 et 18 janvier 2020, la première édition de la Fabrique défense avait pour slogan “Fabriquons une défense européenne”. Alors rêvons, l’Union européenne – réinventée et remobilisée – saura mobiliser les ressources politiques, démographiques, économiques et stratégiques pour ne pas s’effacer.
La formidable énergie politique investie de 2016 à 2020 dans le Brexit aurait fait des merveilles si elle avait été utilisée à des fins constructives. La page du Brexit tournée, saurons-nous mobiliser une énergie géopolitique positive pour défendre nos dernières – toutes petites – chances de ne pas nous dissoudre dans l’oubli des vaincus ?