« Une vraie démocratie a davantage besoin d’oxygène que de lacrymogènes ». Ces propos tenus dans les colonnes de Sud Quotidien, le 18 novembre 2021, par le ministre Abdoul Aziz Tall, avait interpellé plus d’un au sommet de l’Etat. A la veille du séminaire gouvernemental prévu ce week-end, cet ancien directeur de cabinet du Président de la République, non moins ancien Directeur général du Bureau Organisation et Méthodes (BOM), diplômé en Sciences politiques de l’Université de Montréal, liste les urgences gouvernementales du Premier ministre Ousmane Sonko et lance un appel au retour à l’orthodoxie administrative. Dans cette nouvelle interview, il soutient que le « Premier ministre devrait commencer par assainir l’administration publique ».
ENTRETIEN – Monsieur le Ministre, le nouveau gouvernement dirigé le Premier ministre Ousmane Sonko, formé après l’élection de Bassirou Diomaye Faye à l’issue de la Présidentielle du 24 mars dernier, prône la rupture d’avec le mode de gouvernance de ses prédécesseurs. Quelle réaction avez-vous à propos de ce changement de régime ?
D’abord rendre grâce à Dieu d’avoir épargné le Sénégal, qui a traversé des situations troubles au point que tout le monde lui prédisait le chaos. En particulier, depuis 2021, le pays était plongé dans une situation très tendue, d’ébullition, marquée par un nombre de morts, d’arrestations jamais égalé dans son histoire politique et des procès à retentissements avec menaces de troubles qui avaient fini de placer chaque Sénégalais dans un état de stress permanent.
Le choix de la date de l’élection a connu des épisodes inédits, marqués par un bras de fer entre le Conseil Constitutionnel et le Président de la République sortant qui a fini par céder à la décision des « sept Sages ».
Mais, durant cette période, le peuple sénégalais a démontré sa capacité de résilience, de patience mais surtout de maturité citoyenne et politique, en mettant définitivement fin à ce climat malsain, le 24 mars 2024. Son objectif était seulement d’avoir une date et de sceller définitivement le sort du régime du Président Macky Sall. Le vote a été massif et la victoire du président élu, sans bavure. En résumé, il faut retenir que le Sénégal n’a pas usurpé sa réputation de pays de tradition démocratique.
En tant qu’ancien Directeur général du BOM, et pour avoir été plusieurs fois acteur dans le processus de création d’une architecture gouvernementale, comment appréciez-vous la formation du nouveau gouvernement dirigé par M. Ousmane Sonko ?
Il est admis d’évaluer la formation d’une équipe gouvernementale à travers deux critères majeurs : le contenant et le contenu. Sur le contenant, il s’agit de voir si la configuration présente une cohérence par rapport aux objectifs assignés au gouvernement. Les besoins et attentes visés par le décideur sont, à cet égard, l’efficacité et surtout l’efficience.
L’efficacité fait référence aux résultats à atteindre, alors que l’efficience se réfère plutôt aux moyens utilisés pour atteindre lesdits résultats. De ce point de vue, j’estime que c’est un travail d’orfèvre qui a été fait, au regard des objectifs qui avaient été fixés de limiter le nombre de départements ministériels à 25. Il est bien vrai que la perfection n’existe dans aucune œuvre humaine, mais, à mon avis, les architectes de ce gouvernement méritent d’être félicités.
Sur le contenu maintenant, je pense qu’à ce niveau également le casting qui a été fait est rassurant, au regard des profils qui ont été choisis. Manifestement, ils ont tous un parcours professionnel qui les prédispose à occuper une fonction ministérielle. Je me félicite surtout du choix porté sur les ministères régaliens (Justice, Forces Armées, Affaires Étrangères et Intérieur).
Pourtant, certains ont considéré qu’en regroupant plusieurs départements ministériels dans un seul, il pourrait se poser des problèmes d’efficacité.
C’est une approche très réductrice de la fonction ministérielle que de penser ainsi. Un Ministre assure la coordination d’activités, de missions dévolues à son département. Sous ce rapport, il est attendu de lui une capacité managériale, un leadership avéré pour conduire une équipe de travail, assurer le suivi des activités de ses collaborateurs et, de par son style participatif, être en mesure de les motiver, tout en apportant à chaque fois que de besoin les mesures correctives, en cas de difficultés ou de déviation par rapport aux objectifs qui lui sont assignés.
Bref, il doit maîtriser les conditions d’une bonne délégation. C’est l’occasion de rappeler que ce n’est pas la première fois que le Sénégal a connu un gouvernement aussi serré. Pour autant que je me souvienne, en 1987, au retour d’une mission que nous avions effectuée à Washington, les institutions de Bretton Woods nous avaient suggéré de réduire le nombre de ministères à 20, au moment où leur nombre était un peu plus d’une trentaine. Le BOM, sous l’égide de l’orfèvre en Sciences Administratives et en Organisation et Méthodes, feu Wahab Talla, avait soumis au Président Diouf une architecture gouvernementale composée exactement de 20 ministères, à côté desquels l’on avait créé quatre Délégations de mission. Celles de la Réforme du secteur parapublic, (DRSP), de l’Emploi, (DIRE), de l’Informatique (DI) et de l’Organisation de la conférence islamique (OCI).
À titre d’exemple, c’est ainsi qu’on avait regroupé tous les ministères dont les missions étaient apparentées : Économie, Finances, Industrie et Commerce étaient réunis dans un seul département. Le Tourisme et l’environnement également formaient une seule entité. La logique de ce couplage résidait à l’époque au fait que la visite de nos Parcs nationaux constituait la principale attraction du secteur touristique au Sénégal.
La Jeunesse et le Sport formaient également un seul ministère. De même que les ministères de la Culture et la Communication. Le système éducatif, de la maternelle à l’université, était sous l’autorité du Professeur Iba Der Thiam. En 1990, le nombre de départements ministériels avait été réduit à 18, lors d’un remaniement où le Ministre Djibril Ngom avait été le seul entrant.
Tout ça pour dire qu’il faut éviter le fétichisme de la taille. L’éclatement peut répondre davantage à des considérations politiciennes, d’équilibres régionaux ou autres, qu’à des préoccupations de rationalité, d’efficacité et d’efficience. En Europe du Nord, qui compte parmi les pays dont les PIB font partie des plus élevés au monde, il n’est pas rare de trouver des gouvernements qui ont moins d’une quinzaine de Ministres.
Selon vous, quel devrait être le premier chantier du nouveau gouvernement ?
À ce titre, Monsieur le Premier ministre devrait commencer par assainir l’Administration publique, en s’appuyant sur des expertises dotées d’expérience pratique avérée. On ne saurait redémarrer un véhicule dont la machine est grippée, sans l’avoir au préalable remis en état de fonctionnement normal. L’assainissement de l’administration publique doit impérativement commencer au niveau de la Présidence de la République elle-même, avec la restauration de la technostructure qui doit être le principal support du processus décisionnel du chef de l’Etat.
A cet égard, l’IGE (Inspection générale d’Etat, ndlr), le BOM, le Contrôle financier doivent retrouver leur mission traditionnelle de vérification, de contrôle et d’aide à la prise de décision du Président de la République.
Le nombre de conseillers techniques devra être limité et leurs titulaires choisis selon des critères qui se référent, entre autres, à leur expertise dans le domaine où ils sont censés servir le chef de l’Etat. L’objectivité et la neutralité attendues de l’exercice de leur mission exigent qu’ils s’éloignent de tout militantisme politicien.
Toute cette pléthore de postes qui n’ont jamais existé en si grand nombre avant 2000 dans l’organisation présidentielle, devra être reconsidérée (Ministre conseiller, Conseiller spécial, Ambassadeur itinérant, Chargé de mission etc.)
La Présidence de la République doit retrouver toute sa solennité à travers, entre autres, un choix rigoureux des fonctionnaires et agents appelés à y servir. C’est l’occasion pour moi de saluer le maintien en poste de l’actuel Secrétaire général de la Présidence de la République, un homme du sérail dont je connais personnellement les qualités professionnelles, pour avoir travaillé avec lui, quand j’assurais la fonction de Directeur de Cabinet de Monsieur le Président de la République.
Cela dit, l’appel à candidatures pour certains postes de responsabilité, est une étape qu’il faut magnifier. Toutefois, une sélection aux postes de responsabilité ne peut se faire sans qu’au préalable des fiches descriptives de poste soient élaborées.
Ce sont ces fiches qui renseignent sur les exigences attendues de tout candidat à un poste de responsabilité. C’est le référentiel à partir duquel tout candidat peut postuler, s’il estime détenir les aptitudes et attitudes exigées pour occuper une fonction.
Toujours parmi les priorités, il devrait figurer en bonne place le pointage des effectifs de l’Administration publique, afin d’avoir une idée précise sur le nombre exact d’agents de l’État dont le nouveau pouvoir a hérité et de détecter éventuellement des irrégularités tels que des emplois fictifs ou autres anomalies.
Pensez-vous qu’il en existe, des emplois fictifs ?
Je ne saurais l’affirmer, a priori. Cela dit, cette opération de pointage relève d’une approche et d’une technique très délicates, qui ne sont pas forcément à la portée de tout spécialiste en Ressources humaines.
La Présidence de la République l’avait déjà réalisée au moins à deux reprises, avec succès, dans le cadre d’une mission conjointe IGE/BOM. Ce qui avait valu à l’époque à ces deux institutions les félicitations du Président de la République.
Des pays africains avaient même envoyé leurs cadres au BOM pour venir s’inspirer de l’expertise du Sénégal en la matière. Ces missions de pointage des effectifs avaient permis en effet de dénicher de nombreux cas d’irrégularités et de faire réaliser aux finances publiques des économies substantielles sur la masse salariale.
La maîtrise des effectifs et de la masse salariale devrait donc faire l’objet d’un suivi particulier de la part de Monsieur le Premier ministre ou de Monsieur le Président de la République lui-même, à travers le Secrétariat Général de la Présidence et le ministère en charge des Finances.
A ce propos, il est impératif de redynamiser la CCEMS (Cellule de Contrôle des Effectifs et de la Masse Salariale) et de la loger à la Primature, ou au Secrétariat Général de la Présidence de la République, en raison du caractère stratégique de sa fonction, mais surtout, pour lui donner tout le poids institutionnel qui s’attache à sa mission.
Il faut nécessairement veiller à ce qu’il y ait, autant que faire se peut, une adéquation entre les effectifs de notre Administration, la masse salariale, d’une part, de même que l’efficacité, l’efficience dans la productivité du service public, d’autre part. Les dysfonctionnements constatés sont nombreux. Il y a lieu donc d’aller vite pour un retour rapide à l’orthodoxie en matière d’administration publique.
Il convient d’éviter les erreurs du premier gouvernement de la première alternance, avec un « cocktail » hybride de technocrates et de politiciens qui n’avaient aucune expérience préalable du fonctionnement du service public.
Afin d’harmoniser les méthodes de travail, les ministres et hauts fonctionnaires devraient, à mon avis, suivre un Séminaire gouvernemental de renforcement de capacités qui porterait notamment sur des thèmes tels que : Les styles de leadership ; La Délégation; La Gestion des conflits ; La Communication stratégique et la prise de parole en public ; La Gestion du temps ; L’Amélioration continue ; Le Management responsable ; La Conduite de réunion ; La Rédaction administrative; Les Règles protocolaires, et éventuellement, d’autres thèmes dont la maîtrise n’est pas toujours évidente, quel que soit par ailleurs le niveau académique et l’expérience professionnelle des personnes concernées.
Au niveau des services publics qui reçoivent du monde tels que les hôpitaux, les Centres de santé, les Commissariats de Police et Brigades de Gendarmerie, les régies financières, les transports routiers, un programme de renforcement de compétences en matière de communication interpersonnelle et de gestion de l’accueil et prise en charge des usagers/clients du service public me paraissent indispensables pour accompagner la nouvelle dynamique que l’on veut insuffler à notre administration. L’administration publique doit se réconcilier avec les citoyens qui doivent être perçus davantage comme des clients que comme de simples usagers.
Le mécontentement populaire trouve souvent ses racines dans la manière dont les citoyens sont traités au niveau du service public. Les attentes sont très fortes et les citoyens ne font pas toujours preuve de patience. Le temps presse. Il faut donc éviter les tâtonnements, l’improvisation et l’amateurisme. Cela dit, le nouveau pouvoir doit certes faire face aux urgences, mais les citoyens eux-mêmes devraient également avoir des attitudes et comportements qui soient en corrélation avec leurs exigences en matière de gouvernance publique. L’un dans l’autre, il est vital d’opérer un glissement stratégique du monde virtuel du clic à celui réel du déclic qui puisse rassurer le citoyen et booster l’élan collectif vers le progrès.
Maderpost / Sud quotidien