Le verdict a été prononcé le jeudi 1er juin 2023. Une histoire de mœurs entre une jeune fille d’origine modeste, et un homme politique en pleine ascension, dont l’arrivée sur la scène publique a balayé toutes les règles, les traditions, tous les rites politiques dont on nous avait habitués. Il a fait ses humanités et fréquenté une école d’où sort la crème de l’administration sénégalaise. Elle, comme des milliers d’autres jeunes filles ou garçons, a quitté une terre exsangue qui ne nourrit plus et est arrivée dans un territoire où elle rêvait de trouver sa place et profiter d’opportunités qui suscitent l’enthousiasme, car la ville, pour nombre de ses semblables, est un aboutissement, un couronnement. Mais la « Ville cruelle », peut être de perdition, d’aliénation culturelle et mentale, comme le décrit si bien Eza Boto, avant qu’il ne devienne Mongo Béti.
TRIBUNE – Cette histoire qui a tenu en haleine le pays tout entier pendant deux ans, s’est présentée comme une poupée russe : il y a des affaires dans l’affaire. Une passion dévorante avec des outrances qui nous ont été données d’entendre, s’est emparée du Sénégal devenu un terrain où se confrontent des problèmes d’ordre varié, liant le domaine de l’intime, du social, de la politique, de la justice, de la sécurité publique. Ce qui jusqu’ici n’était que latent, a pris une dimension singulière, embrasant tous les secteurs, dans un processus global généré par la radicalisation et la passion de tous. Si les passions ont un statut ambigu, le seul point sur lequel on peut s’entendre est leur force, leur capacité à faire agir, parfois – et souvent – inconsidérément. Qu’elles soient amoureuses, haineuses, individuelles ou collectives, politiques, juvéniles, les passions se déchaînent toujours dans un ordre social chaotique dans lequel on ne fait que patauger dans les caillots de l’Histoire. Les réactions des uns et des autres attestent des progrès de la contagion, des urticaires surgissent, virulents, purulents.
Dans ce pays, les procès se terminent souvent par celui de la justice. Cette histoire de Ousmane Sonko-Adji Sarr n’y échappe pas. Les profanes, c’est-à-dire le plus gros de la troupe, a sa petite idée de la justice et nous offre un spectacle qui a quelque chose de déprimant : chacun cherchant dans sa vérité judiciaire, la confirmation ou non de ce qu’il pensait déjà de l’affaire, mais plus généralement de l’idée qu’il se fait du fonctionnement de la justice, sans en savoir grand-chose non plus. S’il y a bien un sujet qui a fait beaucoup parler et qui fâche, c’est bien celui-là. Parce que surtout chacun voudrait la justice pour soi, les siens et son leader, plus rarement pour les autres. Chacun en parle pour se scandaliser d’une décision ou s’en réjouir. Aussi se féliciter des ennuis judiciaires de ses ennemis politiques est-il désormais un sport national. On a fait et refait le procès, comme on refait le match. Le Sénégal ne manque pas de juges, il en compte au moins 14 millions. Dans ce brouhaha, des citoyens se prennent pour des juges et les juges se demandent s’ils sont des citoyens, et les arguments sont les mêmes : la justice est profondément inégalitaire, pas indépendante, à la fois trop rapide après avoir été trop lente. Au point de refuser de se présenter à elle, sous prétexte de « désobéissance civile ». La conclusion que l’on peut en tirer est que la critique de cette institution est toujours riche d’enseignements politiques
Aujourd’hui, on est classé soit « républicain », soit « patriote », consacrant ainsi, l’incertain mariage de l’huile et du vinaigre. Le pays est devenu binaire, et chaque camp nous la joue sévère, déterminé, irresponsable, excessif, animé par des fayots, qui semblent entourer une saucisse. On ne débat plus, on « résiste », pour témoigner de son engagement, installant ainsi, une culture de meute, sans foi ni loi. Manichéisme des bons et des méchants. Plutôt une horde arc-boutée sur elle-même, réfractaire aux lois, prête à aboyer, à mordre qui sourcille ou élève la voix.
Les violentes émeutes qui ont explosé les 1 et 2 juin 2023 suivies d’une répression brutale, voire létale, ont, à y regarder de plus près, dessiné, un « paysage politique imprévisible », en attendant les conclusions du Dialogue national, entamé le 31 mai 2023, dont le président désigné, fantôme rescapé de l’année de l’indépendance, qui ne « vieillit » pas, accumule des jeunesses successives, inexpugnable bernique sur son rocher, moulé dans des certitudes anciennes.
Pour les uns qui ont le sentiment de ne se voir offrir qu’un présent insupportable et un avenir bouché, excédés par le chômage, l’indigence, la sous-scolarisation et/ou l’exclusion de l’école, du foncier, du système de santé, le sentiment d’une justice à deux vitesses, des services publics, le moment était propice pour descendre dans la rue. Si ce n’étaient que ceux-là !
Toute une racaille s’y est glissée, nervis, voleurs ou violeurs, la plupart des jeunes. Ces jeunes surveillant les obligations des dirigeants dont les missions sont scrutées en temps réel. Si la « spontanéité » et la radicalité des soulèvements témoignent de la profondeur de la crise, elles n’ont pas masqué une organisation qui laisse à penser aux pays limitrophes, véritables poudrières, dont les explosions en tel ou tel endroit, se diffusent à très bref délai dans les autres Etats. Devant le danger qui ne s’embarrasse pas de frontières, des mouvements d’origines diverses sont traversés par une onde de généralisation qui se nourrit d’une commune misère et n’est entravée par aucune barrière. Ni linguistique, ni culturelle. La destruction d’une partie de l’Université Cheikh Anta Diop, et du Cesti par des pyromanes, amateurs de table-rase est l’exemple parfait d’une visible répugnance pour l’éducation, et le sens de la critique.
Refaire société
Ce qui s’est passé en mars 2021 et juin 2023 et qui a fait une trentaine de morts, ne doit-il pas faire l’objet d’études sérieuses, pour que l’on connaisse l’appellation sous laquelle il faut les ranger ? Révolte, troubles, agitation, mouvement social, jacquerie, pillage, manipulation par des milieux divers et variés ? Ces actes de rage, de destruction et de pillage sont-ils politiques au sens où ils se résument à la destruction de lieux et de biens privés tenus pour symboliser l’actuel pouvoir ?
Dans ce pays qui n’a jamais été un pays de silence, la parole libre et indépendante est devenue suspecte et les espaces d’expression sont surveillés attentivement, si elles ne sont fermées à double tours. Face à une défiance d’une ampleur inédite à laquelle il a été très difficile de répondre, tant les critiques, les doléances, les informations, sont à la fois hétérogènes, individualistes, irréalistes et contradictoires, l’Etat a pris la décision de couper Internet pendant quelques jours, entendant ainsi restaurer sa souveraineté, que quelques mesures policières, sociales et administratives achèveraient de réhabiliter dans sa toute-puissance.
Espace de communication et d’échanges, cet outil, dont l’impact est d’autant plus grand que le nombre de ses utilisateurs actifs -des jeunes- va crescendo, rend également l’exercice du pouvoir difficile. C’est un espace où les revendications de toutes sortes s’expriment à peu de frais et sans retenue, Comme pour répondre à la politique de la chicotte « qui les exclut de tout » ; il démonétise la parole publique et favorise la circulation d’informations, mettant systématiquement en cause la compétence, la vertu ou les intentions du personnel politique. Dans les deux camps, attaques et contre-attaques, renforcent la polarisation de l’opinion publique.
La faillite que nous vivons est-elle la cause structurelle de cette situation ou plutôt, la non intégration et l’absence d’une imagination partagée de la communauté nationale ? Les crises ne révèlent-elles pas les structures ? L’aggravation des inégalités et la forte pression démographique n’ont-elles pas rendu possible une asymétrie sociale qui n’a cessé de s’accentuer face à un pouvoir économique et financier qui s’est constitué en dehors des sites légitimes de l’exercice des pouvoirs?
« Mais, depuis vingt ans, l’élite s’est transformée en « étatocratie » lorsqu’elle est restée au service de l’Etat, en autocratie lorsqu’elle s’est mise au service des entreprises, et en mafia lorsque certains de ses membres ont eu des difficultés et qu’on a préféré couvrir au nom de « l’esprit de corps » plutôt que de les punir », a déclaré quelqu’un au cours d’une discussion.
L’historien Mamadou Diouf pose la question : « Plus gravement, est-ce la distorsion Etat-Société ou bien la disjonction Etat/Société qui est la cause de l’impossibilité de cadrer Etat/Société dans un moule qui établisse un fonctionnement cohérent d’abord et harmonieux ensuite ? »
En tout cas, si on analyse la société sénégalaise, la question centrale est celle du citoyen, de ses droits, de ses devoirs, ses capacités d’intervention et des ressources qu’ils exigent. Peut-on parler d’un citoyen sénégalais et d’une intégration nationale ?
Par contre, on peut parler d’une culture sociale devenue celle de la dépense, de l’achat des consciences et de l’allégeance. Une culture de la dépendance qui a jeté aux orties toutes les convenances et conventions sociales, privilégiant l’ignorance sur l’apprentissage, la distraction sur le travail, l’imitation, sur la création, l’anarchie sur le savoir-être et le vivre ensemble.
Décidément, la Nation vit des heures de plus en plus sombres, et aucun camp politique ne semble à même d’inverser la tendance, chaque camp tenant un discours dénaturant la politique et l’acteur politique. D’ailleurs avez-vous remarqué que le mot acteur est bien le même mot qui désigne les comédiens et ceux qui agissent en politique ? Et c’est le même mot, représentation, qui désigne l’aboutissement du travail des acteurs et celui du politicien.
Comment vivre avec ces incertitudes et rester conscient, sans tomber ni dans la paranoïa, ni dans le relativisme, ni dans un discours pro ou antisystème, ni dans une cécité militante ou mercenaire, dénué de sens ? L’enjeu est de taille : il s’agit de refaire société. S’il faut un miracle, alors qu’il arrive vite.
Henriette Niang Kandé