Entre inflation, encadrement de certains produits, application relative des mesures de l’Etat et augmentation de salaire pour les uns, les travailleurs sénégalais s’ajustent face à la cherté de la vie qui fait de la résistance.
FÊTE DU TRAVAIL – Fin du mois. Les files d’attente au niveau des guichets automatiques s’allongent. Les travailleurs sont à la fête. «Seulement pour quelques jours, le temps de souffler un peu», nous précise Ibrahima Faye, enseignant. «L’argent que je m’apprête à prendre est déjà fini», lance-t-il un brin souriant. «Si je paie le loyer, les dettes contractées auprès du boutiquier et le coût mensuel du transport qui est en hausse, c’est fini. La vie est si chère qu’il n’y a pas de place pour autre chose.» La cherté de la vie, Malick Mbaye, un autre enseignant, malgré la revalorisation dont a bénéficié sa profession, dit la ressentir aussi, même s’il la comprend. «Je sais que c’est souvent lié à un contexte mondial, le Covid-19 et aujourd’hui les effets du conflit en Ukraine. Pour d’autres cas, les responsabilités sont partagées. L’Etat a montré quelques faiblesses dans l’application de certaines mesures, mais tout le monde doit être responsable : les autorités, les commerçants, mais aussi les travailleurs», affirme-t-il.
Les autorités, pour leur part, dans l’optique d’alléger le coût de la vie, ont pris des mesures qui, outre une augmentation de salaire pour certains, vont de l’encadrement du prix de certaines denrées à la baisse du coût des loyers. Ces mesures, Aliou Diallo qui évolue dans le privé, les qualifie de «mesures de bureau». La réalité du terrain étant pour lui toujours rude et éprouvante pour le consommateur. «Le coût du transport a augmenté du jour au lendemain, sans que l’Etat ne réagisse, et les prix des denrées varient d’un commerce à un autre, obligeant certains à se tourner vers les grandes surfaces. Tout cela montre que l’Etat n’a pas un contrôle effectif sur les prix», constate-t-il. Comme solution à la précarité et au faible pouvoir d’achat de certains salariés, notre interlocuteur ne voit d’efficacité qu’en la surveillance et la rigueur de l’Etat. «Faute d’appuyer pour la revalorisation de nos salaires, qu’on contrôle au moins ce qui se passe dans les entreprises privées. En dehors des prix qui sont difficiles à maîtriser dans ce pays, l’Etat peut au moins contrôler les conditions de travail, la régularité des contrats, le paiement à temps des salaires et l’assiduité dans le versement des cotisations à la Caisse nationale de sécurité sociale», conclut-il.
Le marché à tout prix
De ce que les autorités compétentes ont fait pour juguler la cherté de la vie et renforcer le pouvoir d’achat des consommateurs, Momath Cissé, vice-président de l’Association des consommateurs du Sénégal (Ascosen), ne jette pas tout. «Même si les prix encadrés ne sont pas respectés pour tous les produits, nous n’avons pas connu de pénurie. Il faut reconnaître que l’Etat a eu à subventionner. La Douane a aussi renoncé aux droits de douane pour certains produits, et pour d’autres, l’importateur ne paie qu’un forfait. C’est le cas de l’huile importée par exemple. Pour le blé également, les droits de douane ne sont pas perçus. Idem pour le riz et d’autres denrées. Tout cela pour soulager le travailleur sénégalais. Par ailleurs, il n’y a pas encore d’augmentation du prix du pain, malgré la guerre en Ukraine, parce qu’il y a une compensation financière au niveau des meuniers», tient-il à préciser. Au titre des articles qui résistent à l’encadrement, il cite notamment le sucre, «soumis à une tension latente depuis très longtemps», l’oignon et la pomme de terre importés qui ont connu une hausse (pendant la période d’importation), les œufs, le lait végétal, etc. Quant au loyer, le vice-président de l’Ascosen note également «une certaine réticence». «Il y a des «plaintes» reçues au niveau de la Commission nationale de la régulation des loyers (Conarel). Des bailleurs refusent d’appliquer la baisse. Il y a à peu près 20 jours, nous avions 1600 dossiers. Les chiffres sont dynamiques», explique-t-il.
Momath Cissé fait par ailleurs observer que beaucoup de consommateurs s’intéressent à des produits dont les prix n’ont pas été encadrés : «Ils choisissent des produits laissés à la libre concurrence et dans ce cas, c’est l’entente entre les boutiquiers qui fait loi.» La loi, celle à laquelle les prix obéissent effectivement, Mbaye Diagne, un grossiste, juge que c’est le marché et son état d’approvisionnement qui la dictent. La meilleure contribution de l’Etat contre la cherté des denrées serait donc, pour lui, de faciliter la circulation et le stockage des produits. «Nous n’avons aucun intérêt à garder des produits périssables ou soumis à une date de péremption dans nos magasins (il montre du doigt un conteneur qui attend d’être déchargé). Un marché bien approvisionné fixe raisonnablement le prix de ces produits. L’huile a baissé parce que le marché est correctement approvisionné. Pour le sucre, nous avons du mal à en trouver. C’est pourquoi le prix ne peut pas être stable, même au niveau des grossistes. Le lait, qui coûtait 70 mille, coûte aujourd’hui 62 mille. Une baisse dans les prochains jours au niveau des détaillants serait donc normale. Mieux, le bidon de 20 litres que l’Etat a fixé à 24 mille F, il nous arrivait de le vendre à 22 mille F. C’est le marché», termine-t-il.
Dans une boutique plus modeste, ce commerçant, sous le sceau de l’anonymat, semble obéir à la même loi du marché : «On ne peut pas nous demander de vendre à perte. Tout dépend du prix auquel les grossistes nous cèdent les produits. Nous sommes aussi des travailleurs et nous ne demandons qu’à vivre honnêtement de ce que nous faisons. Si l’Etat ne nous aide pas, il ne doit pas nous sacrifier pour d’autres.»
Le pouvoir d’achat du travailleur sénégalais, qui vacille ainsi au gré des vicissitudes, mérite plus d’égards et de concertations. C’est du moins ce qui ressort des propos de Mody Guiro, Secrétaire général de la Confédération nationale des travailleurs du Sénégal (Cnts), qui juge la situation globale des travailleurs difficile du fait de la crise et ce, malgré les efforts fournis par l’Etat en matière de subventions sur les denrées de première nécessité. «Il faut reconnaître que la vie reste chère au Sénégal. Les travailleurs subissent l’inflation sur tous les plans et je pense que les autorités, les travailleurs et le patronat devraient réfléchir à comment juguler cela. Des syndicats, plus particulièrement ceux du secteur privé, pour faire face à cette crise, demandent une revalorisation salariale. Les négociations sont en cours avec le patronat pour l’augmentation des salaires des travailleurs du secteur privé», dit-il. Il évoque aussi des négociations en cours, avec le patronat, sur la révision de l’indemnité de transport et le Smig. Ses doléances : plus d’équité et de meilleures conditions pour tous les salariés. «Des efforts soutenus ont été consentis pour la revalorisation des salaires des fonctionnaires, mais nous avons des agents de l’Etat qui nous interpellent sur cette iniquité qu’ils observent au niveau des différents services. Nous avons donc la responsabilité de soulever cette question et de voir, avec les autorités, comment régler cela. Pour le secteur privé, les discussions sont en cours, des propositions sont faites, il y a des avancées qui sont notées et nous espérons qu’un accord sera trouvé avant le 1er Mai ou dans des délais assez raisonnables», conclut le Secrétaire général de la Confédération nationale des travailleurs du Sénégal (Cnts).
Maderpost / Le Quotidien