Une vaste enquête du New York Times évoque les 18 000 crânes et ossements en possession du Musée de l’Homme à Paris, tandis qu’une salle d’enchères belge a retiré de la vente trois crânes africains, le 30 novembre, après la parution d’un article dans Paris-Match Belgique.
AFRIQUE – « Un musée de Paris détient 18 000 crânes. Il rechigne à dire à qui ils appartiennent ». C’est sous ce titre qu’est parue le 28 novembre une enquête fouillée du New York Times sur les collections coloniales du Musée de l’Homme, à Paris. L’article du quotidien américain dénonce une omerta française sur une quantité de crânes d’Africains, d’Australiens et d’Indiens d’Amérique qui reposent au sous-sol, place du Trocadéro.
Il a été accueilli par un silence de cathédrale. Ce que Dorcy Rugamba, dramaturge rwandais vivant à Bruxelles, auteur d’une pièce intitulée « Les restes suprêmes » présentée en mai à Dakar, explique par « la persistance d’un véritable tabou : le lien entre colonialisme et nazisme, pourtant mis en évidence par Hannah Arendt et Aimé Césaire, qui met à mal le roman national français ».
Trois crânes à vendre à Bruxelles
Coïncidence : le jour même de la publication de l’enquête du New York Times, la salle de vente Drouot, via l’hôtel de ventes Vanderkindere, à Bruxelles, a mis sur le marché trois crânes, coloniaux eux aussi. Michel Bouffioux, un journaliste de Paris-Match Belgique qui enquête depuis 2018 sur les restes humains de l’ère coloniale, a publié le 29 novembre un article qui a eu un impact immédiat.
Dès le lendemain, les trois têtes proposées à des prix allant de 750 à 1 000 euros ont été retirées. De même que le descriptif qui les présentait, en ces termes : « Lot de trois crânes humains : un crâne de Bangala anthropophage aux incisives taillées en pointe, un crâne du chef arabe Muine Mohara tué par le sergent Cassart à Augoï le 9 janvier 1893 et décoré d’un bijou frontal, un fragment de crâne collecté (…) dans la province de Mongala par le Docteur Louis Laurent le 5 mai 1894. (…) Provenance : ancienne collection du Docteur Louis Laurent à Namur. » En lieu et place, un mot d’excuse a été publié sur le site de la salle de ventes, qui a décidé de racheter les crânes pour les rendre à la République démocratique du Congo (RDC) – sans préciser ce qu’il adviendrait du « chef arabe ».
Une vente « légale » selon le commissaire-priseur
Ces regrets sont-ils sincères ? Face au collectif belge Mémoire coloniale, qui va porter plainte pour « recel de cadavres », le commissaire-priseur de Vanderkindere, Serge Hutry, interrogé par RFI, se défend de son bon droit. « En Belgique, il n’y a pas de législation, déclare-t-il. Nous ne sommes pas en tort sur cet aspect. Nous vendons 7 500 lots par an depuis trente ans, et n’avons jamais eu ce problème. À partir d’un moment, on n’a plus pu vendre d’ivoire, et nous sommes restés dans la légalité. Mon sentiment, c’est que des crânes, depuis des années, se vendent à Paris, Londres ou Bruxelles sous forme de vanités. Ce sont des crânes humains transformés avec des brillants, et l’on ne s’en souciait pas plus que ça. Ici, la réaction de la RDC est légale, correcte, qu’ils se débrouillent avec le ministère belge. Nous restituerons ces crânes ».
Interrogé par la RTBF, Yves-Bernard Debie, avocat de la Chambre des antiquaires, rappelle que « tout l’art médiéval européen est fait de reliques, et ce n’est pas illégal. Il faut néanmoins que les restes humains s’inscrivent dans le cadre de biens culturels, ce qui est discutable ici ».
Dans la presse belge, Michel Bouffioux est l’un des rares, sinon le seul, à se saisir du sujet. « Ma première enquête en 2018 sur l’histoire du crâne de Lusinga m’a amené à m’intéresser aux collections du Muséum des sciences naturelles et de l’Université libre de Bruxelles, témoigne le journaliste. Il a fallu beaucoup taper sur le clou pour que cela devienne un sujet. Mes articles ont d’abord été accueillis avec stupeur et incrédulité, car l’idée d’avoir ce type de collection aux oubliettes est très dérangeante. Seuls les scientifiques en avaient connaissance, et ils les voyaient uniquement comme des éléments de collection, en mettant une distance, tout en sachant qu’il s’agit de personnes tuées dans les circonstances d’une hyper-violence coloniale. Mon travail a servi à poser la question de l’éthique sur la conservation des restes humains en Belgique et de leur non-rapatriement ».
Ossements et crânes en Belgique et aux Pays-Bas
Le tollé suscité par la vente bruxelloise semble contredire sur un point l’enquête du New York Times, qui suggère que la situation est meilleure ailleurs en Europe qu’en France. En Belgique, au moins 300 têtes africaines se trouvent encore aux mains d’institutions publiques comme chez des privés. Le crâne du roi Lusinga, décapité par le général belge Emile Storms en 1884 au Congo belge, puis rapporté comme un trophée de chasse, repose toujours rue Vautier, au Muséum des sciences naturelles. Un groupe d’universitaires congolais demande – en vain – sa restitution pour lui offrir des funérailles. Le projet Human Remains Origins Multidisciplinary Evaluation (HOME) regroupant des scientifiques de sept musées et universités, dont l’AfricaMuseum de Tervuren, a été lancé fin 2019 sur financement fédéral, pour se pencher sur la question. Un rapport assorti de recommandations est attendu pour la mi-décembre.
De leur côté, les Pays-Bas ont certes rendu en 2009 la tête coupée et conservée dans du formol d’un roi ghanéen, Badu Bonsu II, décapité en 1838 par des colons. Un écrivain, Arthur Japin, avait découvert par hasard la relique dans les collections d’anatomie de la faculté de médecine de Leyde, et ensuite alerté l’ambassade du Ghana.
D’autres restes n’en demeurent pas moins sur le sol de cette ancienne puissance coloniale, parmi lesquels 40 000 ossements rapportés d’Indonésie à la fin du XIXe siècle par l’anatomiste et médecin néerlandais Eugène Dubois. La calotte crânienne d’un Javanais de l’ère préhistorique, témoin du « chaînon manquant » dans l’évolution du singe à l’homme, est d’ailleurs en train de devenir un sujet de polémique.
Elle est présentée comme le clou du spectacle au musée Naturalis de Leyde, dans une salle dédiée à Eugène Dubois. Or, l’Indonésie demande depuis juillet dernier sa restitution, avec toute la collection Eugène Dubois et sept autres collections d’art et de sciences naturelles. Les autorités de La Haye n’ont pas réagi pour l’instant. Une porte-parole du musée Naturalis s’est attirée les foudres de Jakarta, qui lui a reproché une « supériorité déplacée », parce qu’elle a mis en doute les capacités indonésiennes de conservation.
Des restitutions en Grande-Bretagne et en Allemagne
En Grande-Bretagne, un accord a été passé le 3 novembre, après huit ans de pourparlers, entre le Zimbabwe et le Musée d’histoire naturelle de Londres ainsi que l’université de Cambridge. Les deux institutions sont prêtes à coopérer pour restituer des restes humains, dont trois crânes, que le Zimbabwe suspecte d’appartenir à des meneurs de la première Chimurenga, une révolte des années 1890 contre les colons anglais.
Le musée Pitt Rivers à Oxford a commencé en 2017 à restituer certains des 2 000 restes humains qu’il détient, dont sept têtes tatouées et momifiées de Maoris rendues à la Nouvelle-Zélande. Les comptes sont loin d’être soldés cependant, puisque le British Muséum garde 6 000 restes humains provenant du vaste empire colonial britannique, le Duckworth Laboratory en a 18 000 et le Natural History Muséum plus de 25 000.
En Allemagne, des brèches semblent avoir été ouvertes plus facilement. Ont été restitués 20 crânes à la Namibie, en 2011, puis d’autres dépouilles en 2018, emportées d’Afrique australe par les colons après le massacre des Hereros et des Namas. Deux peuples dont Berlin a reconnu les génocides en 2004, et pour lesquels des excuses ont été formulées en 2021.
Un millier d’autres crânes rapportés des anciennes colonies allemandes font depuis 2017 l’objet d’une étude internationale pour en déterminer l’origine précise. Le quotidien belge La Libre Belgique explique que « ces restes humains avaient été ramenés principalement du Rwanda, mais aussi de Tanzanie et du Burundi, dans l’ancien Empire allemand (1871-1918), par l’anthropologue Felix von Luschan à des fins ‘d’études scientifiques’ ». Les lignes bougent, manifestement, mais pas partout à la même vitesse.
Maderpost / Rfi