A presque deux jours de la fin de la campagne électorale, le professeur agrégé de Science politique, Maurice Soudieck Dione, nous livre sa lecture du bilan de la prestation des différents candidats du point de vue de l’animation et de l’occupation du terrain politique. Dans cet entretien, il se prononce également sur l’entrée en scène du duo Sonko-Diomaye, la remobilisation des responsables du parti au pouvoir autour de leur candidat Amadou Ba et l’équation du Pds appelé à choisir son candidat.
ENTRETIEN REALISE PAR NANDO CABRAL GOMIS – Que retenez-vous de la campagne électorale en cours à moins de 48 heures de la fin ?
Les candidats ont fait de leur mieux pour présenter leurs idées aux électeurs, de même que les axes programmatiques pour régler les problèmes des Sénégalais. Mais il faut dire qu’il y a eu beaucoup de contraintes relatives aux incertitudes du processus électoral avec de nombreuses péripéties politiques et judiciaires qui n’ont pas manqué de jouer sur la préparation et l’organisation des différents candidats. Ensuite, il y a que la durée de la campagne a été réduite à 12 jours au lieu de 21 jours en raison de la situation exceptionnelle liée à l’arrêt brutal et illégal du processus par le Président Sall le 3 février dernier. À cela il faut ajouter la période du ramadan qui se prête moins à des activités de campagne électorale. Mais les candidats sont obligés de s’adapter à cette situation.
Comment appréciez-vous les différentes offres de programmes de gouvernance ?
Les programmes des différents candidats sont en général intéressants ; des propositions pertinentes sont faites. Le thème de la souveraineté alimentaire revient très souvent, avec l’accent mis sur le secteur primaire : agriculture, pêche, élevage ; de même que la transformation structurelle de l’économie à travers une politique d’infrastructures et une politique judicieuse d’aménagement du territoire. La nécessité de transformer les produits primaires à travers l’industrialisation ; le développement de l’artisanat ; l’appui au secteur privé local ; la promotion de champions industriels nationaux ; la formalisation du secteur informel par la professionnalisation graduelle ; la dynamisation de l’économie numérique ; la réforme de la fiscalité ; la recherche scientifique et l’innovation comme leviers de croissance économique, sont autant d’idées qu’on retrouve dans les programmes des candidats.
Quelle est la finalité de toutes ces idées ?
L’objectif visé est la quête d’une prospérité partagée dans la justice sociale, d’où la primauté accordée à l’humain dans les politiques publiques. La sécurité est déclinée dans ses différents aspects, qui renvoie dans sa dimension globale au concept de sécurité humaine en relations internationales : un pays libre et en paix, qui prévient, protège et préserve la population de toutes les menaces, et qui subvient aux besoins relatifs à son bien-être matériel et moral. Les groupes vulnérables qui constituent le fer de lance de la Nation, à savoir les jeunes et les femmes occupent une place de choix dans les programmes, en termes d’égalité de genre, de renforcement du leadership féminin, d’autonomisation des femmes, d’employabilité des jeunes, de solutions à la question migratoire, de protection des personnes âgées. La qualité des services publics et l’efficacité des politiques publiques sont recherchées dans les divers programmes dans différents secteurs de la vie socio-économique : santé, éducation, protection sociale, transport, habitat, hydraulique, assainissement, cadre de vie, protection de l’environnement, accès à l’eau, à l’énergie, au foncier et aux ressources naturelles.
La plupart des candidats proposent des réformes institutionnelles pour consolider la démocratie et l’État de droit. La protection et la promotion des droits et libertés ; la réforme de la justice ; le rééquilibrage des pouvoirs pour rationaliser la présidentialisation excessive du régime et neutraliser ses effets pernicieux ; la réforme de l’administration centrale et de l’administration décentralisée afin de les rendre plus modernes, performantes et transparentes ; la digitalisation dans tous les secteurs, sont encore des propositions avancées. La diplomatie également est abordée par les candidats pour restaurer le leadership du pays face aux soubresauts du contexte international et régional, en plaçant au cœur de l’action diplomatique les intérêts du Sénégal et de tous les Sénégalais, y compris ceux de la diaspora. Mais aussi en élargissant et en diversifiant la coopération politique, économique et commerciale.
Pour plusieurs candidats, le rayonnement international du Sénégal passe par le rayonnement du tourisme, la richesse culturelle et le sport. Il y aussi et surtout que la reconstruction et la préservation du vivre-ensemble à travers l’école, la culture et les valeurs sénégalaises, sont essentielles pour préserver la tradition d’une Nation unie, riche de sa diversité et ouverte à toutes les fraternités ; ce qui suppose la promotion du civisme et du patriotisme ; mais également pour certains, la valorisation des langues nationales et leur intégration dans tout le cursus scolaire et universitaire.
A votre avis, ces programmes sont-ils réalisables ?
Il faut dire qu’en général, les programmes sont peu chiffrés et se ramènent souvent à des propositions ou des mesures sans pour autant expliquer de manière claire et convaincante leur faisabilité et préciser les sources de financement. Il faut cependant remarquer que le programme d’un candidat comme Aly Ngouille Ndiaye est très chiffré et pragmatique, mais les sources de financement ne sont pas bien développées ; il met l’accent sur l’or du Sénégal estimé à 700 milliards par an et sur les hydrocarbures.
À cela s’ajoute une insuffisante contextualisation et problématisation des programmes, qui doivent être construits à partir d’un bilan de ce qui existe, de ce qui a été fait ou n’a pas été fait, pour ensuite apporter des solutions aux problèmes dans le cadre global d’une vision et d’un projet de société. Cette démarche méthodologique qui me semble plus pertinente n’est pas privilégiée dans beaucoup de programmes.
Que vous inspire l’entrée en scène de cette campagne du duo Sonko et son candidat Diomaye ?
L’entrée en scène d’Ousmane Sonko et de Bassirou Diomaye Faye libérés de prison change fondamentalement la dynamique de la campagne. D’abord parce que c’est une grande coalition qui a su fédérer d’éminentes personnalités politiques, fort expérimentées dans les joutes électorales. Il y a également que le duo Sonko-Diomaye bénéficie d’une ressource politique cruciale qui est celle de la rente victimaire. En effet, dans la culture politique sénégalaise, les opposants persécutés emportent généralement sympathie et forte adhésion populaire.
Pourrez-vous nous citer quelques exemples ?
Plusieurs exemples peuvent être convoqués à l’appui de cette assertion : les résultats remarquables obtenus par Djibo Leyti Kâ en 1998 aux élections législatives en réalisant la prouesse d’obtenir 11 députés avec son courant pour le renouveau démocratique, après qu’il a été écarté de la direction du parti socialiste ; l’exemple d’Idrissa Seck qui après avoir été incarcéré pendant 7 mois sous le régime du Président Wade s’est classé deuxième à l’élection présidentielle de 2007 ; l’exemple du Président Macky Sall qui après avoir été combattu au PDS et évincé de la présidence de l’Assemblée nationale a créé l’Alliance pour la République en 2008 et s’est engagé dans une spirale de victoire électorales qui l’ont porté au pinacle, élu président de la République, après seulement trois années dans l’opposition. `
Mais, il faut admettre que Bassirou Diomaye n’est pas Sonko ?
Oui mais, il peut bénéficier du coefficient personnel d’Ousmane Sonko qui lors des élections locales du 23 janvier 2022 a facilité le triomphe de beaucoup de candidats de la coalition Yewwi askan wi, en faisant une campagne nationale, au-delà de la circonscription communale de Ziguinchor où il était candidat. Ousmane Sonko avait joué un rôle déterminant dans les résultats remarquables obtenus par l’opposition aux élections législatives du 31 juillet 2022, alors même que la composante des titulaires de la liste de la coalition Yewwi askan wi où il figurait avait été invalidée. L’opposition avait obtenu en effet 83 sièges contre 82 pour Benno bokk yakaar, la majorité au pouvoir. Celle-ci doit son salut à l’adhésion à son groupe parlementaire du député de la coalition Bokk gis gis liggéey, qui avait compéti dans les rangs de l’opposition. Il faut préciser également qu’en raison du scrutin majoritaire à un tour au niveau départemental, l’entente stratégique entre les deux principales coalitions de l’opposition à savoir la coalition Wallu Sénégal dirigée par le PDS et la coalition Yewwi askan wi a été déterminante dans l’obtention de ces résultats.
Que vous inspire les images des rencontres suivies d’échanges de civilités entre certains candidats dont Idy – Khalifa Sall à Thiès, et Amadou Ba et Khalifa Sall à Vélingara ?
Ces échanges d’affabilité et d’amabilité entre candidats sont à saluer car ils montrent qu’il peut y avoir certes de l’adversité entre concurrents, mais que celle-ci ne doit jamais se transformer en inimitié au risque de travestir le jeu politique en un jeu à somme nulle, où il est question de confrontations radicales et irréversibles ; où il est question de vie et de mort. Or, la démocratie participe d’une sublimation discursive des ambitions et passions, pour finalement canaliser toutes les contradictions d’idées, de valeurs et d’intérêts à travers des institutions.
La démocratie repose sur la substitution de la violence physique à la violence symbolique, qui a un effet de catharsis : la campagne électorale à la fois rite et rituel, fête, communion et dialogue participe de cette dynamique, dans ses mises en scènes et son folklore, dans ses meetings, caravanes et rassemblements festifs, dans la déclinaison des programmes et des projets, et dans les piques et répliques des acteurs engagés dans la course au pouvoir. En se montrant ainsi, dans des comportements tout de civilité faite, les leaders indiquent aux militants et aux citoyens la voie à suivre pour ramener la politique à une activité de compétition ludique, autour des idées pour choisir les dirigeants ; elle entre alors en résonance et en congruence avec la poursuite asymptotique de l’idéal démocratique d’identification des gouvernants aux gouvernés.
Quel impact cette remobilisation des responsables du parti au pouvoir autour du candidat Amadou Ba peut avoir sur sa campagne surtout après les accusations de corruption qu’ils avaient portées contre lui ?
La remobilisation des responsables du parti au pouvoir revitalise la campagne du candidat Amadou Ba dont le principal atout, est que soit mis à sa disposition l’appareil que constitue l’APR, et plus largement, la coalition Benno bokk yakaar. Sans la mobilisation et la fidélisation de cette machine politique, la pêche aux suffrages ne risque pas d’être fructueuse. Mais il faut souligner qu’il y a eu plein de contradictions dans le soutien de la coalition Benno bokk yakaar au candidat Amadou Ba, qui sont dues au fait que cette alliance politique a été mise en place pour servir les ambitions de pouvoir du Président Sall ; et que le soutien de celui-ci à Amadou Ba est pour le moins paradoxal.
En quoi le soutien du Président Sall à Amadou Ba est-il paradoxal quand on sait que c’est lui-même qui l’a choisi librement ?
On a senti comme une sorte de dualité au sein de l’APR consistant à opposer de manière contre-productive le candidat de la coalition Benno bokk yakaar à la présidence, Amadou Ba, et le Président sortant, Macky Sall. Il faut remarquer que le Président Sall est resté Président de l’APR à l’issue du Conseil national du parti en date du 21 décembre 2023, même s’il a dû renoncer à son projet de troisième candidature illégale au regard de la Constitution, en raison des nombreuses pressions nationales comme internationales. Ensuite, le Président Sall a demandé à sa majorité de soutenir l’initiative du groupe parlementaire dirigé par le PDS pour clouer au pilori le candidat Amadou Ba, leur candidat, soupçonné d’avoir corrompu deux juges constitutionnels, sans aucune preuve ni même commencement de preuve.
De telles accusations sont d’autant plus incompréhensibles que le Conseil constitutionnel est composé de 7 membres qui délibèrent et décident collégialement. Dès lors, pareilles accusations ne sont pas du tout crédibles d’un point de vue logique, car deux juges ne peuvent pas imposer leur position aux cinq autres membres du Conseil. On voit bien qu’à travers cette affaire, la majorité au pouvoir, Benno bokk yakaar, avec la bénédiction du Président Sall, a choisi délibérément de jeter le discrédit sur la haute juridiction qui arbitre le jeu électoral et sur son propre candidat, à qui le Président Sall a ensuite renouvelé sa confiance comme Premier ministre !
En plus, des membres du gouvernement du Premier ministre Amadou Ba l’ont frontalement attaqué pour contester sa candidature avec la caution passive du Président Sall, ou tout au moins, sa neutralité à questionner. Lorsque le gouvernement du Premier ministre Amadou Ba est dissous, les ministres qui étaient contre sa candidature sont renforcés dans leurs attributions dans la constitution du nouveau gouvernement ; et ses partisans sont remerciés. Le fait que le Président Sall, en pleine campagne électorale, demande à ce que le candidat de Benno bokk yakaar soit soutenu, révèle à l’évidence qu’il ne l’est pas. C’est donc autant de paradoxes dans le soutien apporté au candidat Amadou Ba par son propre camp, celui de la majorité. La remobilisation des responsables sur le terrain va certainement avantager le candidat Amadou Ba et transcender cette dualité qui n’a pas de sens entre le Président Macky Sall et lui, en ce qui concerne tout au moins l’élection présidentielle de 2024.
A votre avis, peut-on faire un lien entre cette dualité supposée au sommet entre le chef de l’Etat et son candidat avec le renoncement du Président Sall à descendre sur le terrain pour faire campagne ?
Il faut admettre que cette perspective est problématique. Sur le plan juridique, le Président Macky Sall ne peut pas s’impliquer dans la campagne électorale en vertu du principe d’égalité des candidats, en ce sens que le Conseil constitutionnel dans sa décision sur les affaires n° 2, 3 et 4-E-2001 du 26 mars 2001 estime en effet : « qu’ainsi, aucun d’eux ne peut, au cours d’une compétition électorale à laquelle le président de la République n’est pas candidat, utiliser l’image et les attributs constitutionnels de celui-ci ». Sur le plan politique, l’image du Président Sall a été beaucoup écornée en raison de ses pratiques autoritaires et par rapport à la gestion des ressources publiques en raison de l’inexistence de sanctions contre la corruption, alors même que tous les rapports des corps de contrôle remontent à lui et qu’il décide seul de l’opportunité de saisir la justice.
À cela s’ajoute cette décision inédite dans les annales de l’histoire mondiale des pratiques anti-démocratiques, qui a consisté le 3 février à arrêter par décret le processus électoral, brutalement et illégalement, à 10 heures de l’ouverture de la campagne officielle, plongeant le pays dans l’impasse. En plus des atermoiements relatifs à l’invitation du Conseil constitutionnel de fixer une date pour l’élection présidentielle « dans les meilleurs délais », à travers l’organisation d’un dialogue politique théâtralisé où 17 des 19 candidats étaient absents pour retenir une date, le 2 juin, qui viole les dispositions de la Constitution en son article 27 sur la durée du mandat qui est de 5 ans et de l’article 103 de la Constitution qui en fait une clause intangible. Dès lors, cette impopularité peut déteindre négativement sur le candidat de la coalition qui s’inscrit dans la continuité du Président Sall, atteint par l’usure du pouvoir. En définitive, une remobilisation des responsables du parti au pouvoir est de nature à renforcer le candidat Amadou Ba, même s’il reste à savoir le poids électoral réel de la coalition Benno bokk yakaar qui a beaucoup perdu du terrain lors des dernières compétitions électorales, celles des locales de janvier 2022 et des législatives de la même année.
Le Pds, après l’échec de sa tentative de faire reporter cette élection fait, aujourd’hui, face à l’équation du choix du candidat à soutenir. A votre avis, quel est le choix le plus efficient ?
Le PDS est un grand parti qui a marqué l’histoire politique du Sénégal avec 12 ans d’expérience du pouvoir et 38 ans d’opposition. Il aurait pu participer à cette élection, d’autant plus qu’il conserve une popularité certaine. La Constitution du Sénégal dispose en son article 28 : « Tout candidat à la présidence de la République doit être exclusivement de nationalité sénégalaise (…) ». Dès lors, il appartenait au candidat du PDS, Karim Wade, de prendre toutes les dispositions utiles et nécessaires pour se départir à temps de sa nationalité française, afin d’être en phase avec la Charte fondamentale du pays. Le décret qui établit et prouve la perte de sa nationalité française est datée du 16 janvier 2024 et publié le 17 janvier 2024 alors que sa déclaration sur l’honneur est datée et signée de sa main le 21 décembre 2023.
Cette déclaration sur l’honneur était donc inexacte, tout comme celle faite en 2019. Le candidat du PDS a eu tout le temps pour se conformer à la loi, il ne l’a pas fait, le Conseil constitutionnel a invalidé sa candidature. Maintenant quelle va être la posture du PDS pour la présidentielle de 2024 ? Il faut rappeler que le candidat du PDS n’avait pas pu participer à la compétition en 2019 en raison de sa condamnation par la CREI (Cour de répression de l’enrichissement illicite), une juridiction d’exception qui viole les principes fondamentaux d’un procès équitable avec le renversement de la charge de la preuve, la substitution d’une présomption de culpabilité à la présomption d’innocence, la violation du principe du double degré de juridiction à travers la rupture d’égalité entre le procureur spécial qui seul peut interjeter appel contrairement à l’accusé. Il y a eu également une violation du privilège de juridiction reconnue par la Cour de justice de la CEDEAO, sans compter les nombreuses autres violations du droit lors du procès de Karim Wade. Sa détention avait été considérée comme arbitraire par le Groupe des Nations Unies contre la détention arbitraire. Le PDS avait alors appelé à s’opposer à la tenue du scrutin dans un premier temps, pour finalement ne soutenir aucun candidat de l’opposition. Dans la configuration actuelle des forces politiques, il sera également très difficile au Pds de choisir un candidat.
Maderpost / Sud quotidien