Élue au Conseil de sécurité de l’ONU, la Sierra Leone veut placer le Sahel au cœur de l’agenda international. Son vice-président décrypte les enjeux.
INTERVIEW REALISEE PAR LE POINT – L’aggravation de la situation sécuritaire au Sahel alerte les dirigeants de la sous-région. La Sierra Leone, qui siège actuellement au Conseil de sécurité des Nations unies en tant que membre non-permenant pour 2024-2025, compte bien utiliser ce levier d’influence pour faire avancer les chantiers prioritaires qu’elle s’est fixés. Parmi ses priorités, le Sahel. Dans ce sillage, le président de la République, l’ancien général Julius Maada Bio, qui s’était emparé du pouvoir en 1996 avant de le rendre aux civils, s’est rendu à Ouagadougou pour y rencontrer le chef de la junte, Ibrahim Traoré.
Au cœur de leurs échanges, la question du retour à l’ordre constitutionnel dans les trois pays de l’Alliance des États du Sahel, la progression du terrorisme, la crise avec la Cedeao. En ligne depuis Freetown, la capitale du petit État d’Afrique de l’Ouest à l’histoire singulière et qui veut se montrer exemplaire depuis la fin de la guerre civile (1991-2002), Mohamed Juldeh Jalloh, son vice-président, explique la portée de cet engagement.
Le président Julius Maada Bio était récemment au Burkina Faso. Quels étaient le but de ce séjour et la teneur des échanges avec son homologue Ibrahim Traoré ?
Mohamed Juldeh Jalloh : Ce voyage au Burkina Faso s’inscrit dans le cadre des efforts que le président de la République déploie pour faire du Sahel une priorité au Conseil de sécurité des Nations unies, où la Sierra Leone siège pour 2024-2025 en tant que pays membre non-permanent. La situation au Sahel préoccupe tous les pays d’Afrique de l’Ouest et même tout le continent. Il est temps de placer la question du Sahel au centre de l’agenda international.
La Sierra Leone a décidé, dans ce sens, de faire tout son possible afin de promouvoir les initiatives de stabilité dans cette région majeure. Cette stratégie nécessite des rencontres, notamment avec les chefs d’État du Sahel. Le président va se rendre prochainement au Mali et au Niger. Il est essentiel que nous soyons à l’écoute des dirigeants de ces trois pays. Nous devons connaître leurs objectifs, leurs préoccupations et leurs ambitions. La motivation de la Sierra Leone est de poursuivre ce dialogue et ensuite de porter les initiatives qui en découlent à l’attention de la communauté internationale. Notre but est de dégager une feuille de route crédible et qui fait consensus dans la sous-région comme à l’international.
Quel a été le constat du président sur place ? L’heure est-elle encore au dialogue après la décision du Burkina, du Niger et du Mali de quitter la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest ?
Le président Maada Bio a eu l’opportunité d’échanger en tête à tête avec son homologue Ibrahim Traoré. Ce qui lui a permis d’avoir une lecture plus claire sur la situation du Burkina Faso. Ils ont échangé sur plusieurs sujets, notamment les différentes initiatives de stabilité et sur la manière dont nous devrions travailler avec les pays sahéliens pour leur retour dans la famille de la Cedeao.
Le dialogue est-il encore possible alors que la rupture semble aujourd’hui consommée ?
C’est encore possible parce que le Burkina Faso, le Niger et le Mali sont des pays fondateurs de la Cedeao. Les difficultés et les défis sont nombreux, nous ne les nions pas. Pour notre part, le président Maada Bio a commencé à tisser des relations très efficaces avec ces pays pour relancer le dialogue. La Cedeao a également nommé le président du Sénégal Bassirou Diomaye Faye comme envoyé spécial pour engager les trois pays sahéliens sur la voie du retour effectif au sein de notre organisation sous-régionale. Nous sommes convaincus de la nécessité de faire le maximum pour qu’ils y retrouvent toute leur place.
Quelle est la vision de la Sierra Leone sur ces pays dirigés par des pouvoirs militaires ? Quelle est l’expérience de la Sierra Leone en la matière ?
Notre président est un ancien général qui a pris la tête de la Sierra Leone en 1996. Pendant cette période, il a organisé la première élection multipartite, libre et transparente du pays et rendu le pouvoir aux civils. Il est ensuite parti parfaire son parcours professionnel avant de revenir dans l’opposition. Ce n’est qu’en 2018 qu’il a été élu président civil. Le chef de l’État peut partager cette expérience avec ses homologues de la sous-région. Le plus important pour nous, aujourd’hui, c’est le fait que la Sierra Leone siège au Conseil de sécurité des Nations unies. Nous pensons que c’est le meilleur moment pour agir sur la situation au Sahel. De plus, notre candidature a été portée et soutenue par l’ensemble des pays de l’Afrique de l’Ouest. Le président Maada Bio compte utiliser toutes les plateformes à sa disposition pour promouvoir ces initiatives de stabilité. Il l’a fait savoir au président Biden, lors du sommet États-Unis-Afrique de décembre dernier.
J’ai, aussi personnellement travaillé dans certains pays du Sahel, en tant que conseiller auprès du représentant spécial des Nations unies à Dakar et ensuite à la Minusma au Mali. Je connais donc de près la situation difficile que traversent ces États et leurs populations.
On a vu avec les guerres en Ukraine, en Libye, à Gaza, que le Conseil de sécurité a souvent bien du mal à prouver son efficacité, voire son utilité. Pensez-vous que ce soit le cadre idéal pour résoudre la crise au Sahel ?
Malgré le contexte géopolitique complexe que le monde traverse, nous pensons que le Conseil de sécurité des Nations unies demeure, plus que jamais, la plus grande plateforme de dialogue pour faire avancer les questions de paix et de sécurité. Nous jugeons également ce moment opportun car le Conseil de sécurité est appelé à se réformer.
Estimez-vous que les partenaires internationaux sont prêts à entendre vos solutions, alors que les interférences de certaines puissances au sein du Conseil de sécurité sont avérées ?
Ce qui se passe au Sahel dépasse les frontières de l’Afrique de l’Ouest, le monde entier est concerné. Si la situation perdure, nous risquons de perdre nos acquis en matière de développement socio-économique ou en termes d’opportunités. Tous les investissements qui ont été engagés dans la région pourraient se voir menacés.
Le Mali, le Niger et le Burkina Faso se sont rapprochés de la Russie. Le président Maada Bio a-t-il évoqué cet aspect des négociations avec son homologue burkinabé ?
Nous ne pouvons pas dicter à ces pays ce qu’ils doivent faire en matière de coopération étrangère. Ils sont libres de choisir les partenaires qu’ils veulent sur le plan politique comme militaire. C’est une question de souveraineté nationale. Chaque pays définit sa propre politique en matière d’affaires étrangères. C’est ce que nous avons à dire.
Depuis la semaine dernière, des informations circulent sur une possible implication de l’Ukraine sur le terrain dans le conflit au Mali entre l’armée et les rebelles du CSP-Azawad. Avez-vous des informations ?
Nous n’avons pas plus d’informations à ce stade. La Cedeao a réagi et, à ce stade, nous nous alignons sur sa position.
Quelles sont les priorités de votre feuille de route pour rétablir la sécurité et la paix au Sahel ?
La grande priorité dans la zone est le retour à la paix et à la sécurité. La stabilité de la région constitue un préalable, il facilitera un retour définitif et durable à l’ordre constitutionnel, qui, je le rappelle, est inscrit dans les différents agendas politiques de ces États concernés. Toutefois, nous encourageons fortement nos homologues du Mali, du Niger et du Burkina à aller de façon irréversible en ce sens.
Comment se porte votre pays, qui a connu une tentative de déstabilisation à la fin 2023, l’ancien président Ernest Bai Koroma, accusé de « trahison », a quitté la Sierra Leone…
La situation sécuritaire du pays est stable. La tentative de coup d’État n’était pas organisée par l’armée. Il s’agissait plutôt d’éléments isolés en lien avec d’anciens officiers venus de l’extérieur.
Nous considérons cette tentative de déstabilisation comme une forme de diversion par rapport à la politique que notre gouvernement est en train de mener. Durant notre premier mandat, nous avons fait de l’amélioration des conditions sociales et de vie de nos compatriotes une priorité. Aujourd’hui, nous concentrons notre action sur la transformation de notre économie, sur le développement du secteur productif et par conséquent l’augmentation de la richesse de l’État et la création de milliers d’emplois.
Plus de 20 ans après la guerre civile, qu’en est-il de la situation économique du pays ?
Nous sommes un petit État de 8 millions d’habitants engagé sur la voie du développement. Notre attention est désormais focalisée sur le social. Depuis 2018, le pays a connu d’importants changements. Nous avons amélioré l’accès à l’eau et à l’énergie. Nous venons de signer un accord de coopération avec l’agence de développement américaine pour accélérer nos chantiers dans le domaine des énergies renouvelables. Nous avons réformé notre code minier afin de valoriser nos matières premières.
Dans le domaine éducatif, nous avons recruté plus d’enseignants, rendu l’enseignement primaire et secondaire gratuit, facilité l’accès aux écoles maternelles en dehors de la capitale, ce qui nous a permis d’augmenter le nombre d’enfants scolarisés.
Une autre de nos priorités a été de faciliter la scolarisation des filles. Dans ce sillage, nous avons récemment voté une loi pour pénaliser les mariages précoces. C’est également la première fois que la Sierra Leone vote une loi en faveur de l’égalité des genres en politique. Une nouvelle loi impose un quota de 30 % des positions électives et nominatives pour les femmes. Aujourd’hui, notre Assemblée nationale compte plus de 30 % de femmes.
Avez-vous réussi à réduire votre dette et donc votre dépendance envers la Chine ?
Permettez-moi de préciser que la Sierra Leone ne souffre d’aucune dépendance extérieure, ni vis-à-vis de la Chine et encore moins envers toute autre puissance économique. Nous sommes un pays ouvert et qui, conformément à la vision politique du président Julius Maada Bio, tend la main à tout le monde. Nous allons bientôt ouvrir une ambassade en France et nommer un ambassadeur. Toutes les conditions pour attirer les investissements internationaux sont réunies. Nous sommes prêts pour le business. La preuve en est que les sociétés françaises sont déjà présentes, d’Eiffage à Orange, en passant par le groupe Bolloré. Mais ce n’est pas suffisant, nous lançons un appel aux entreprises françaises pour venir investir ici en Sierra Leone.
Maderpost / Le Point