LITTERATURE – C’est 20 ans d’histoire politique faite de rencontres, de déchirures, d’intrigues, d’humiliations et de… revanche. 20 ans de combat d’un «homme-courage», parfois sous-estimé, mais toujours surprenant, marchant avec une longueur d’avance vers un destin présidentiel. Il y a Macky Sall, garçon issu de famille modeste, géologue de formation que personne n’attendait à pareil faîte, qui raconte le film du Pouvoir. Avec Wade, qui tient les rênes, porté par sa victoire de 2000. Puis, Idrissa Seck, lieutenant et fils-putatif du Tout-Puissant président et les autres, dont Karim Meïssa Wade, le (re)jeton du chef. Le chouchou de papa. Il y a ensuite le cadre, les petits meurtres, la volonté de mise à mort et le crime de sang qui entraîne la guerre totale. Implose la famille, procède à une nouvelle redistribution des rôles. Un long-métrage, retranscrit sur 167 pages, avec comme titre : «Macky Sall/Le Sénégal au cœur». Un livre sorti hier aux éditions Cherche Midi, dans lequel l’actuel locataire du Palais se raconte comme jamais : son enfance, ses parents, sa famille, ses amis, sa femme Marème, son action politique… «L’Obs» vous propose les bonnes feuilles de cet ouvrage qui frappera forcément les esprits. Un livre à la fois instructif et digeste. A lire forcément…
«Issu d’une famille originaire du Fouta, un terroir situé au nord du Sénégal, je suis né le 11 décembre 1961 à Fatick, dans le Sine, au cœur du pays sérère. Mes parents s’y étaient établis après avoir quitté leur terre originelle. Modeste, ma famille était vigoureusement dévouée aux valeurs chères à notre lignée : culte de l’effort, de la droiture, du courage et de la retenue.
Mon père était un «Hal pular», un Toucouleur, disent certains. Héritier de la lignée des braves résistants que furent les Sebbés Kolyaabés, dont je parle plus loin, il était un homme grand, affectueux, courageux et fier. «On peut perdre une bataille, mais il faut toujours garder l’arme au poing pour gagner la suivante», aimait-il à me répéter (…) Ma mère était également originaire du Fouta. Elle était la cousine de mon père: mariage endogamique. J’ai une sœur aînée, Rokia, et trois frères, Aliou, Mamadou Hady et Abdoul Aziz (…)
Les propos nauséabonds de Wade
Puisque j’en suis à mes origines et à ma famille, je ne peux passer sous silence, mes lecteurs et mes amis ne le comprendraient pas, un point relatif à des propos nauséabonds qui en surprirent plus d’un. Des propos que l’on n’attendait pas de celui qui les a tenus, quand on sait qu’il a eu la chance, l’honneur et le privilège d’avoir occupé les plus hautes fonctions dans un pays de mesure qui a toujours donné une belle image de lui au reste du monde.
La politique politicienne est ce qu’elle est et se prête à tous les coups bas, hélas. Lorsqu’en 2015, la Justice a traduit Karim Wade devant un tribunal, son père – mon prédécesseur – a perdu toute mesure. Celui qui fut mon mentor, mon guide, cet Abdoulaye Wade qui a tant marqué mon pays, a déclaré : «Macky Sall est un descendant d’esclaves. […] Ses parents étaient anthropophages. […] Ils mangeaient des bébés et on les a chassés du village. […] Jamais mon fils Karim n’acceptera que Macky Sall soit au-dessus de lui. Dans d’autres situations, je l’aurais vendu en tant qu’esclave !»
Cette déclaration abjecte et révoltante est difficilement saisissable par quelqu’un qui n’est pas Sénégalais ou Africain. Or, j’écris aussi ce livre pour un public qui va bien au delà de mon pays. J’ouvre donc une parenthèse : au Sénégal, notre société oscille entre la modernité et le poids de l’ancien temps. Autrefois, le groupe des esclaves était la caste la plus basse sur l’échelle sociale dans la société traditionnelle. Être descendant d’esclaves est encore considéré comme une tare. L’insulte était donc grave, particulièrement dans le Fouta, la région d’origine de mes parents, où les maccubé (esclaves) restèrent longtemps objets de mépris. Cet héritage de l’époque précoloniale est difficile à comprendre pour un étranger. Hors du Sénégal, sous d’autres cieux, le quotidien français «Le Monde Afrique» du 20 mars 2015 avait suivi cette affaire et mené son enquête pour conclure que Wade avait émis de graves et fausses accusations.
Après onze ans de combats dans l’opposition, la victoire est belle. Comme je l’ai expliqué plus haut, je n’ai pas fait le siège du Président Wade pour entrer au gouvernement. C’est venu naturellement. Mes adversaires, qui ont parfaitement le droit de ne pas être d’accord avec moi, ont répandu quelques ragots sur cette période. Je suis un démocrate, par conviction, par choix, et je n’accepte pas le mensonge et la calomnie.
On a affirmé qu’en 2000, au moment de l’accession au pouvoir du Président Wade, j’étais aux abois, en proie à de grandes difficultés financières, contraint de vivre dans un petit studio ! J’aurais exigé un poste ! Ragots évidemment. L’inverse s’est produit. En tant que chef de division de Petrosen, je gagnais mieux ma vie qu’un haut fonctionnaire d’État.
En 1995, Idrissa Seck, qui vient d’être nommé ministre du Commerce et de l’Industrialisation dans le gouvernement de majorité élargie du Président Abdou Diouf, me demande de le rejoindre comme directeur de l’Industrialisation. Je suis d’accord, mais il faut que Petrosen me détache auprès de lui. En effet, mon salaire est plus important que celui proposé et je veux être assuré de conserver mon statut. J’ai travaillé dur pour en arriver là, je suis père de famille et responsable des miens. Idrissa Seck, incorrigible anglophone, me lance : «I want you in my building !», voulant dire par là : «Je te veux dans mon cabinet !»
«Idrissa Seck est un homme à tendance autoritaire»
Mais Petrosen refuse de me libérer et l’affaire s’arrête là, provisoirement. Je deviens ministre six ans plus tard, le 11 mai 2001. En novembre 2002, Idrissa Seck est nommé Premier ministre, je suis le numéro deux du gouvernement. Être ministre n’est pas seulement un titre, il faut aussi savoir faire entendre sa voix, pas pour faire les titres de la presse, mais pour affirmer ses convictions.
C’est difficile de dire non à un homme de son bord politique, de s’opposer au sein de sa propre majorité. Or, Idrissa Seck est un homme à tendance autoritaire. Il y a des Premiers ministres plus «ronds», plus consensuels. Idrissa Seck est tranchant, il ne demande pas, il ordonne.
Le premier dossier touchant mon domaine, dont il se saisit, concerne les carrières de Thiès. En 2003, alors que je suis en déplacement à Fatick, ville dont je suis le maire depuis 2002, le Premier ministre provoque une réunion autour de l’avenir des carrières de Thiès. Une ville symbole, qui s’est développée grâce au chemin de fer dans les années 1930, puis avec les carrières de sable et de phosphate après la Seconde Guerre mondiale.
Ce vendredi-là, une réunion est donc organisée sur ce sujet. Mon directeur de Cabinet me représente. La rencontre terminée, il me téléphone immédiatement. «Le Premier ministre nous donne jusqu’à ce soir 18 heures, pour présenter un projet de décret ordonnant la fermeture des carrières de Thiès !» Je suis abasourdi.
Thiès est le fief d’Idrissa Seck, mais on ne prend pas une telle décision en un tour de main. Je demande un ordre écrit, je veux avoir un document officiel. Vers 18 heures, mon collaborateur reçoit le papier et m’en informe.
Dès lors, mes instructions à mon directeur de Cabinet sont claires : «Rangez le document et stoppez la procédure jusqu’à lundi.» Je compte mettre à profit cette fin de semaine pour passer à Thiès et voir le Premier ministre qui s’y trouve. Son accueil est très cordial, nous déjeunons ensemble, mais nos points de vue sur la question des carrières sont diamétralement opposés!
Je rentre à Dakar et vais passer le reste de ce week-end à bâtir un solide dossier technique sur cette affaire. Je suis fermement opposé à la fermeture des carrières et j’entends bien me battre. Le Conseil des ministres suivant se révèle assez agité. Le Premier ministre a fait de la question de Thiès un élément central de l’ordre du jour. Il développe son point de vue : «Il faut fermer ces carrières, notamment pour des raisons environnementales.»
Je prends la parole à mon tour et affirme mon opposition au projet. Les implications en termes de pertes d’emplois seraient catastrophiques. De plus, il faudrait dénoncer tous les contrats qui lient l’État aux sociétés qui exploitent le site, ce serait un imbroglio juridique et l’assurance de devoir payer des dédommagements importants.
Le Président Wade écoute les divers arguments et, en toute logique, décide de différer la décision, en attendant une étude plus poussée faite par une commission d’experts qui donnera ses recommandations. Je regarde le visage du Premier ministre, il peine à contenir sa colère.
J’estime avoir eu gain de cause, car je n’ai pas de doute sur les conclusions de la future commission, au pire, j’aurais tracé la voie d’une décision plus réfléchie et mûrement pensée. Au cours des premiers mois à son poste, Idrissa laisse percer des traits de caractère qui rendent le travail avec lui extrêmement difficile : arrogance, certitude d’avoir raison, autoritarisme … Je crois que, pour gouverner, il ne suffit pas de taper du poing sur la table et de dire d’une voix cassante : «C’est comme ça et c’est tout, j’ai décidé !» Dans un pays comme le mien, c’est important.
Les hommes d’État sont entourés de collaborateurs qui endossent le costume de «tueurs»
Lors du remaniement ministériel d’août 2003, Le Président Wade m’annonce : «Je veux que vous alliez à l’Intérieur.» Jusqu’ici, j’étais dans un ministère technique, là, je me rapproche du tout-politique, voire du cœur de l’État. Je ne le désirais pas. Il m’a poussé à le faire. «Si c’est votre choix et si j’ai votre soutien, j’accepte.»
À ce poste hautement sensible et très difficile, j’étais au milieu des tensions entre Wade et Seck, entre le marteau et l’enclume. Le rôle du ministre de l’Intérieur n’est pas facile, mais je l’ai assumé avec loyauté. La pression et les coups bas étaient choses courantes. On me disait très souvent que le Président voulait absolument telle ou telle mesure, et quand je le voyais et lui en parlais, il répondait, surpris : «Je n’ai jamais dit ça !»
Les hommes d’État sont entourés de collaborateurs plus ou moins brillants. Parmi eux, certains endossent le costume de «tueurs». Devançant les supposés désirs de leur patron, interprétant à leur guise les fameux «silences» du grand manitou, ils décrochent le téléphone, donnent des ordres, exécutent : «Il faut virer untel, le Président ne l’apprécie pas.»
Il suffit très souvent de dire «non» pour se rendre compte que ces exécutants n’ont que le pouvoir qu’on leur prête. Combien de fois m’a-t-on abordé en me demandant pourquoi j’avais pris telle ou telle décision, ou comment se faisait-il que j’avais écarté telle personne ? Je n’étais même pas au courant ! C’est la politique des couloirs et des chuchotements, celle des petits meurtres entre amis, la petite soupe qui ne sent pas très bon.
En prenant la succession d’Idrissa Seck, j’hérite de dossiers qui sont au point mort. La lutte entre le Président Wade et son Premier ministre a fait une victime de taille : l’action publique. Le Président avait été élu sur la base de promesses concrètes, notamment la réalisation de grands chantiers devant la somme de travail nécessaire pour cela. Mais ceux qui payent le plus lourd tribut, ce sont mes proches.
Ma femme, qui est spirituelle autant qu’elle est dévouée, téléphonait souvent à mes collaborateurs pour leur demander : «As-tu des nouvelles de mon mari ?» Je n’ai pas beaucoup vu ma femme et mes enfants durant ces trois ans, c’est le revers de la médaille quand on occupe cette fonction. J’ai réussi à impulser les réformes et les chantiers que voulait le Président, mais ce n’était pas assez, sans doute, ou c’était trop, on le verra. Quelques mois avant l’élection présidentielle, en novembre 2006, le Président Wade réunit l’ensemble des délégués du parti. Ils sont des milliers venus de tout le Sénégal. Je ne suis pas présent pour cause de travail, mais on me rapporte évidemment la réponse de Wade à une question sur mon action. «Le Premier ministre ? Il est modeste. Il ne fait pas beaucoup de bruit, mais il est efficace.»
«Monsieur, vous devez vous soumettre à la fouille corporelle !»
Tout semble aller pour le mieux alors que se profile l’élection présidentielle de 2007. Je suis nommé directeur de campagne de Wade. Je me suis fixé un objectif : faire réélire le Président dès le premier tour. Pour ce faire, une équipe d’étude et de sondage d’opinion est constituée.
Avec les enquêtes, nous pouvons affiner notre stratégie en temps réel. Au soir du premier tour, les jeux sont faits : Wade est réélu avec 55,90% des voix. Quelques signes auraient dû m’alerter sur ma disgrâce à venir.
Le contenu de réunions stratégiques qui filtre dans la presse, où je suis dépeint comme une sorte de Machiavel, l’interventionnisme forcené du fils du Président, Karim, un soi-disant rapport de police qui affirmait que j’étais incapable d’assurer la victoire au premier tour … Je n’ai pas voulu lire ces augures, persuadé que les faits démonteraient tout cela. Lorsque la réélection fut actée, je pensais avoir échappé au pire, puisque j’avais gagné mon pari. Un autre événement aurait dû faire plus fortement résonner en moi la sonnette d’alarme : le 19 juillet 2007, je me rends à une réunion de la direction du Pds au Palais présidentiel. Je viens de démissionner, comme prévu, de mon poste de Premier ministre, mais je suis toujours le numéro deux du parti. À l’entrée, le gendarme demande à me contrôler, je le laisse faire son travail. Mais voilà, c’est long, inutilement long, et insistant. Ma patience légendaire est mise à mal, puis s’émousse lorsque le gendarme me lance : «Monsieur, vous devez vous soumettre à la fouille corporelle !»
– Pardon ?
«Désolé, nous avons reçu des ordres.»
Je fais aussitôt demi-tour. À peine arrivé chez moi, le téléphone sonne, c’est le Président Wade.
«Je viens d’être informé de l’incident avec la sécurité.»
«C’est réglé, tu peux revenir, nous t’attendons.»
– Désolé, Monsieur le Président, je ne reviens pas. Ce qui s’est passé est scandaleux.
On me rapporte que Wade aurait alors dit : «Macky Sall ne devrait pas bouder pour si peu ! Son comportement est une erreur.»
J’ai toujours assumé mon parcours aux côtés de Wade. J’ai passé onze ans dans l’opposition et sept ans avec le chef de l’État. Ce qui m’a révolté en 2008, c’était le sentiment d’une profonde injustice. Mon engagement avait été total à l’égard de Wade, et ma fidélité absolue.
J’ai travaillé sous les ordres du Président comme conseiller, puis ministre, chef du gouvernement, jusqu’à présider l’Assemblée nationale. Je rappelle les faits tels que je les ai vécus. Plusieurs enquêtes de presse évoquent des malversations financières dans la tenue du Sommet de l’Organisation de la conférence islamique à Dakar.
La préparation de ce Sommet était placée sous la responsabilité de Karim Wade, fils du Président. De grosses sommes d’argent avaient été investies dans les travaux et les aménagements nécessaires pour accueillir la réunion. La Commission de l’économie générale du Parlement, présidée par un membre de la majorité présidentielle, veut entendre Karim Wade et Abdoulaye Baldé, respectivement président et directeur exécutif de l’Agence nationale pour l’organisation de la conférence islamique (Anoci).
En demandant cette audition, elle est parfaitement dans son rôle. On parle du fils du Président, certes, mais nous sommes dans une démocratie où chacun a sa partition à jouer et où nul n’est censé ignorer la loi ni se mettre au-dessus d’elle. Je suis le président de l’Assemblée nationale, donc je contresigne la lettre officielle qui convoque Wade junior, c’est mon rôle.
Si j’avais refusé de signer cette lettre, je me serais mis hors la loi, ce qui était impensable. Le président de l’Assemblée ne participe pas à cette commission, c’est celle-ci, comme toutes les autres, qui organise son programme de sessions comme elle l’entend. Lorsque la conférence des présidents se réunit, on examine le calendrier parlementaire. C’est là où chaque membre de la commission peut demander d’entendre qui il veut, à propos de tel ou tel sujet.
Or, personne n’avait émis d’objection, bien au contraire, à l’audition des dirigeants de l’Anoci. Les députés membres de la commission l’ont dit et répété avant, pendant et après cette affaire : leur démarche n’avait rien d’hostile. Imagine-t-on, aux États-Unis ou en France, un président de la République exigeant la démission du président du Sénat ou de l’Assemblée nationale parce que celui-ci ou celle-ci auditionne un de ses proches ?
Au moment où Wade m’avait demandé de prendre la présidence de l’Assemblée, il m’avait dit : «Il faut une Assemblée de rupture. Je compte sur toi !» On a vu de quelle rupture il parlait. Un matin, on vous réveille et on vous accuse d’avoir osé convoquer le fils du Président. Et pour ça, je dois passer à la guillotine. Je dois démissionner. J’ai encore dans l’oreille les mots de Wade au téléphone : «Tu dois me rendre ce que je t’ai donné ! Je ne te fais plus confiance.»
fidèle Macky lui résiste. Il a sous-estimé mon sens de l’honneur et de la justice. Le Président avait écarté tous ceux qui lui faisaient de l’ombre, il avait viré Idrissa Seck, il sombrait dans la paranoïa du pouvoir solitaire. Je suis sûr qu’il était persuadé que j’étais à la manœuvre et qu’en visant son fils, je voulais l’attaquer, lui ! Son entourage a certainement joué un rôle dans cette affaire, on l’a influencé. L’occasion était belle pour écarter un rival potentiel. Je venais de perdre ma mère, le 23 septembre 2008. Le 4 octobre, j’ai signé la convocation de Karim Wade. La presse s’en est mêlée. Courtisans et intrigants ont monté le Président contre moi.
La rupture avec Abdoulaye Wade fut très dure à vivre. Cela faisait presque vingt ans que je combattais à ses côtés. Du jour au lendemain, j’étais devenu, pour le Président et son entourage, le paria, l’ennemi à abattre, un effronté à détruire. Les gens vous évitent. Dans ces moments, on se retrouve face à une certaine solitude (…)
On dit que c’est dans ces moments que l’on compte ses véritables amis. C’est exact, mais il faut nuancer le propos. Certains n’avaient d’autre choix que de m’éviter, je n’allais pas leur demander de mettre en péril leur carrière à cause de moi, je ne voulais pas les entraîner dans ma chute. Je n’avais pas envie non plus qu’ils subissent les effets de ma disgrâce.
Je leur ai donc demandé de rester dans le parti, d’obéir aux ordres. Quelques-uns s’engagent ouvertement à mes côtés, me soutiennent et en payent le prix : mise en sommeil de leur carrière, menaces, exclusion … En ce qui me concerne, je vais me battre, mais ne désire absolument pas que d’autres paient le prix de ma résistance. Deux députés en font les frais : Mbaye Ndiaye et Moustapha Cissé Lô sont exclus de l’Assemblée nationale.
La dernière audience avec Wade
Cette affaire commence à ressembler à un thriller politique, mais je ne sombre pas dans la paranoïa, je sais que tous les coups sont permis pour ceux qui veulent m’abattre. On fouille mon passé, on cherche la faute, avérée ou supposée. Un jour, on affirme que je ne serais qu’un «ingénieur de conception» et non un «ingénieur des travaux», j’aurais donc usurpé mon emploi ! Hélas, pour eux, le directeur de l’IST précise devant les médias que l’ingénieur de conception est plus qualifié que celui des travaux !
Raté ! Ensuite, on cherche le magot ! J’ai forcément dû magouiller, planquer de l’argent détourné… Les services de Police sont mis sur le coup, mais en pure perte. Le Palais ira même jusqu’à faire pression sur ma femme. Ils connaissaient bien mal cette dernière. Le Président Wade change de tactique, il finit par me convoquer pour un entretien. Je me rends donc au Palais, je n’ai aucune raison de refuser cette entrevue. Je suis président de l’Assemblée nationale, il est président de la République. Après quelques courtoisies de façade, le dialogue va vite tourner court :
«Comment ça va à l’Assemblée ?»
– Ça va, monsieur le Président.
«Arrête de me raconter des histoires, cela ne va pas du tout là-bas. L’Assemblée est bloquée, rien ne marche et tu t’obstines à vouloir rester !»
Un silence s’installe, le Président Wade reprend, son ton de voix est ferme, cassant : «Allez, cette affaire a assez duré, cela suffit, tu démissionnes.»
Je laisse passer encore un silence, puis je réponds – ma voix contraste avec la sienne, je reste calme et mesuré, je soutiens son regard : «Désolé, monsieur le Président, je confirme qu’il n’y a aucun problème à l’Assemblée et qu’il n’y a rien qui puisse être assimilé à un blocage. Je n’ai aucune raison de démissionner et je ne le ferai pas ! Vous avez manifestement des raisons de vouloir mon départ, c’est donc à vous de me faire partir. Mais je ne vous offrirai pas ma démission !» Il ne s’attendait pas à une telle réaction, il est surpris, mais verse vite dans la menace : «Tu cherches des histoires ? Tu seras servi !» Puis il se lève, l’entretien est terminé. Il n’y a pas de poignée de main, il ne me raccompagne pas. Je me dirige vers la sortie et je l’entends me dire, dans un murmure : «Tu l’auras voulu !»
La porte de son bureau claque derrière moi. Je sens qu’il était furieux. Je sais combien mon adversaire est redoutable. Depuis son entrée dans l’arène politique en 1974, chaque fois qu’il a voulu abattre quelqu’un, il a réussi, et nul ne s’est relevé. J’entends bien être l’exception qui confirme la règle ! Le 9 novembre 2008, la Chambre vote ma destitution par 111 voix contre 22. Le Sénat ratifie la loi, manquant l’unanimité d’une voix, celle du sénateur de Fatick, Woula Ndiaye, l’ancien président de la Commission de l’économie générale, qui refuse de se plier aux ordres du Président Wade. Mamadou Seck devient président de l’Assemblée nationale. Une partie de ma vie est par terre.
«Le pouvoir ne m’a pas changé et ne pourra plus le faire»
«Le Sévère»! C’est un surnom que j’ai peut-être mérité. Comme certains ont pu s’en rendre compte, je ne suis pas particulièrement souple. Mais je suis beaucoup moins rigide que mon image pourrait le laisser croire. Être un homme d’État, cela veut dire trancher, prendre des décisions, rendre des arbitrages, donc mécontenter une partie de ceux qui subissent le contrecoup de ces décisions.
De plus, j’ai accédé à la Présidence avec un double désavantage : pour certains, j’étais le produit du système que j’entendais combattre. J’avais été le Premier ministre de Wade, donc qu’allais-je faire de neuf, en quoi pouvais-je rompre avec les pratiques du Pds ? Pour d’autres, les électeurs n’avaient pas voté pour moi, mais contre Wade, j’étais donc élu «par défaut». Si on analyse le bilan de ma présidence, les faits parlent d’eux-mêmes.
Le pouvoir change-t-il ceux qui le possèdent ? M’a-t-il changé moi ? Je ne le crois pas (…) Il vous donne les moyens d’agir, mais ne doit en aucun cas changer votre personnalité intérieure et votre manière de vivre, même si forcément votre environnement n’est plus le même. Il y a les contraintes de la fonction : vous ne pouvez plus faire ce que vous voulez, en termes de liberté et de temps. Mais je pense que, par rapport à ma personne, à mes intimes convictions, le pouvoir ne m’a pas changé et ne pourra plus le faire : il est trop tard pour les modifications essentielles.
«Marème a le rire et l’humour communicatifs»
J’ai (…) la chance d’avoir à mes côtés une épouse admirable, dévouée et dotée d’un sens extrêmement aigu des réalités et des situations. Elle me bouscule, elle aime user de moquerie avec moi, mais elle est mon plus grand soutien. Avec humour et joie de vivre, elle me tient debout. Pour Marème, la famille prime sur tout. Il est une décision de Marème que je me plais à rappeler, tant elle me semble le témoignage le plus émouvant et le plus éloquent de la pureté de ses sentiments et du sens qu’elle a de son rôle d’épouse et de mère.
Notre premier enfant naquit alors qu’elle était étudiante. Un jour, afin de pouvoir aller en cours, elle avait confié notre fils à l’épouse de notre ami, le regretté Ousmane Masseck Ndiaye. C’est d’ailleurs le nom de cette dame que nous avons donné à notre fille. Installé chez nos amis, notre petit garçon n’arrêtait pas de pleurer.
La dame, inquiète, et ne sachant quoi faire, finit par m’appeler. J’étais à mon bureau : elle m’explique qu’il refuse de s’alimenter et de prendre le biberon. Très inquiet, je me rends chez elle. Effectivement, il continuait de pleurer, je l’ai pris avec moi et nous nous sommes rendus à la Fac où étudiait ma femme. Nous avons fait irruption en plein cours. Je lui explique ce qui se passe. Elle a pris le bébé et elle lui a donné le sein : il s’est calmé aussitôt. Je lui ai dit : «On rentre à la maison.» Ce fut son dernier cours : «Maintenant, je vais m’occuper de mon fils», avait-elle dit. Son mérite est d’autant plus grand qu’elle avait choisi de mettre un terme à une formation au bout de laquelle elle serait devenue ingénieure, comme son mari, et aurait exercé un métier dans lequel elle aurait sûrement brillé.
Marème est, depuis toujours, engagée politiquement à mes côtés. Nous nous sommes mariés en 1993. Pendant sept ans, j’ai été un jeune cadre avec beaucoup de charges mais, avec les amis et les camarades, on passait de très belles soirées en nous recevant les uns les autres.
Marème a toujours joué les conciliatrices : psychologue, elle sait arrondir les angles, ménager les susceptibilités et contribuer à la résolution de nombre de problèmes. Elle harmonise, car à moi, le temps me fait défaut. Sans elle, je ne pourrais accomplir ma mission au niveau où je l’ai placée. Marème a le rire et l’humour communicatifs.
Personnellement, je serais un peu plus austère. J’aime bien bousculer mes cousins sérères, par exemple utiliser ce que l’on nomme la «parenté plaisante». Entre certains patronymes, dans les grandes familles auxquelles nous appartenons tous, il y a des histoires anciennes, des conflits enterrés, on peut s’envoyer des vannes. On chahute et ça rétablit l’équilibre, pour le meilleur et pour le rire. Je suis sévère, peut-être, mais j’espère être juste, vivre des moments de joie malgré la pression des urgences et des charges.»
L’Observateur