L’alerte lancée lundi 14 novembre par BLOOM et ANTICOR sur le massacre du thon en Afrique soutenu selon ces lanceurs d’alerte par le gouvernement français sonne suffisamment pour que les Africains ne s’y intéressent pas. Maderpost s’y est mis, rapportant le coup de gueule de BLOOM.
Les masques tombent
On nous demande souvent qui sont « les lobbies », pourquoi les politiques font écho à leurs demandes, comment ils opèrent… Les gens ont du mal à se représenter le fonctionnement cynique et calculateur du corporatisme industriel visant à maximiser à tout prix les profits que leurs opérateurs peuvent générer à partir de lois qui leur sont favorables.
Que la nature, les écosystèmes, les animaux marins, les intérêts financiers de l’Union européenne, les citoyens et les petits pêcheurs artisans d’Europe ou d’Afrique soient lésés, brutalisés, massacrés ou surexploités, est le cadet de leurs soucis.
Les immenses unités de pêche industrielle dont il est question ici n’ont qu’un impératif : les profits maximaux.
Ils déploient pour cela des stratégies d’influence à long terme qui couvrent tout l’appareil de décision. Il va sans dire que sans la collusion volontaire et déterminée des pouvoirs publics et de certains élus (supposés, faut-il le rappeler, défendre l’intérêt général), les stratégies des lobbies feraient long feu.
Le cas que nous révélons aujourd’hui permet de donner un visage très réel au jeu toxique des lobbies industriels et de comprendre comment un seul individu placé au bon endroit et au bon moment sur l’échiquier politique peut avoir des conséquences désastreuses pour les animaux marins, le climat, les finances publiques et les communautés de pêcheurs du Sud.
Un transfuge à un moment de bascule pour la pêche thonière Aujourd’hui se négocie à Bruxelles un règlement européen d’une importance centrale pour les pêches thonières : le « règlement de contrôle » qui, comme son nom l’indique, prévoit le cadre général du contrôle des flottes de pêche européennes, à l’intérieur comme à l’extérieur des eaux de l’UE.
C’est dans ce « règlement de contrôle » que les lobbies de la pêche thonière sont en voie d’obtenir un passe-droit scandaleux leur permettant de rendre légale une destruction accrue de la vie marine en Afrique ainsi que la surexploitation des espèces de thons que les flottes françaises et espagnoles ciblent.
En mars 2022, un amendement catastrophique pour la biodiversité marine, adopté par le Parlement européen (en Commission de la pêche) prévoit de plus que doubler la capacité des flottes de pêche à se « tromper » (et donc à tricher) lorsqu’elles déclarent leurs captures de poissons. La « marge de tolérance » dans le règlement de contrôle de 2009 actuellement en vigueur est de 10%.
L’amendement adopté par le Parlement l’augmente à… 25% ! En cas de contrôle, les navires auraient donc le droit de s’être trompés à propos d’un quart des volumes capturés ! Seulement, les cas de contrôle étant rarissimes lors du débarquement du poisson, rien ne les empêche donc à nouveau d’invoquer une marge d’erreur similaire entre ce qu’ils ont consigné dans leurs journaux de bord électroniques (les « logbooks ») et ce qui est officiellement vendu.
Ainsi, pour la quasi-totalité des opérations de pêche, les flottes de pêche thonière pourraient bénéficier d’une marge de tolérance avoisinant les 50% ! Très concrètement, cela signifie qu’un navire pourra : Pêcher plus « salement », c’est-à-dire avec des méthodes non sélectives qui attrapent les juvéniles n’ayant pas atteint l’âge de reproduction et toute la faune marine y compris des espèces fragiles et menacées comme les raies manta, les requins soyeux etc.
Augmenter ses volumes de captures de façon désormais légale, tout en faisant semblant de respecter les quotas. Augmenter drastiquement la fraude, car augmenter les marges d’erreur équivaut à donner un blanc-seing pour sous-déclarer les captures de manière systématique. C’est faciliter d’autant la fraude financière, car tout ce qui n’est pas déclaré peut-être vendu en dehors de tout contrôle et donc échapper à toute fiscalité.
Les pêches thonières européennes en Afrique
En France, les thons sont un produit de consommation de masse, principalement en conserve. Le thon est le poisson le plus consommé chaque année, avec près de 4 kilos par habitant.
Au niveau mondial, le secteur de la pêche thonière représente près de 10 % des captures mondiales de poissons et soutient un vaste commerce international dont la valeur est estimée à plus de 42 milliards de dollars. Les eaux bordant l’Afrique représentent la deuxième zone de pêche thonière au monde, derrière l’océan Pacifique ouest.
L’Espagne et la France des acteurs thoniers écrasants
Au fil des années, l’Espagne et la France ont déployé une énorme flotte industrielle en Afrique : en 2021, 48 « thoniers senneurs », dont la longueur moyenne est de 82 mètres, y étaient actifs.
L’Espagne et la France capturent à elles seules plus d’un quart des thons officiellement pêchés en Afrique, avec respectivement 17,5% et 8,0% des captures (1ère et 2e places du classement des plus gros pêcheurs).
Ces chiffres sont très sous-évalués puisqu’il existe un problème de sous-déclaration chronique, mais aussi car le 3ème pays de pêche le plus important, les Seychelles, est en réalité un État de complaisance : l’intégralité de sa flotte de thoniers senneurs appartient ainsi à des intérêts français et espagnols.
Une fois ce pays comptabilisé, les captures françaises et espagnoles montent à un tiers du total. Parmi les pratiques de pêche sélectives qui font exception au désastre environnemental des thoniers senneurs, citons les Maldives, qui cumulent environ 10% des captures totales uniquement grâce à des lignes et cannes à pêche (poissons ciblés et pêchés un à un, sans capture accessoire).
La pêche industrielle au thon tropical s’est progressivement développée depuis les années 1940 et couvre désormais la majorité de l’océan mondial.
Les captures dans le Pacifique dominent largement le marché, la plupart des captures étant réalisées par le Japon et les États-Unis.28 La deuxième zone de pêche au thon la plus importante est l’océan Indien occidental, où les senneurs français et espagnols sont des acteurs importants et opèrent soit dans le cadre d’accords de pêche, soit en haute mer.
Ces deux pays pêchaient historiquement dans l’océan Atlantique mais ont déplacé une partie de leurs flottes vers l’ouest de l’océan Indien au milieu des années 1980, suite à la mise en place de quotas de pêche par la Commission internationale pour la conservation des thonidés de l’Atlantique (ICCAT).
Globalement, le nombre de senneurs opérant dans les eaux tropicales a considérablement augmenté depuis les années 1980, et représente aujourd’hui près de 70% des captures mondiales.
Cette expansion du nombre de navires et de leurs captures a été soutenue par des améliorations technologiques (par exemple le sonar), la construction de navires plus grands (la capacité de charge moyenne des senneurs français est passée de 600 tonnes au début des années 1980 à plus de 1 000 tonnes depuis le milieu des années 2000), et l’utilisation de dispositifs de concentration de poissons (DCP) depuis la fin des années 1980.
Quel est l’état de santé des populations de thons au niveau mondial ?
La gestion des pêcheries thonières est un défi : ces espèces sont plus vulnérables à la surpêche que d’autres compte tenu de leur large répartition géographique et de leur gouvernance multilatérale.
Une part croissante des stocks mondiaux de thon est surexploitée : de 11 % en 2011 à 22 % en 2022. La situation actuelle dans l’océan Indien y est la plus mauvaise.
En 2022, Sur les trois espèces de thons qui y sont ciblées, deux sont actuellement considérées comme surpêchées (le thon albacore et le thon obèse) ; la troisième (la bonite) est quant à elle pêchée à un niveau jamais atteint jusqu’alors.
La situation est particulièrement problématique pour le thon albacore de l’océan Indien, car l’utilisation massive et incontrôlée des Dispositifs de concentration de poissons (DCP) — notamment par les industriels français et espagnols opérant dans la zone dans le cadre des accords de pêche établis par l’Union européenne — conduit à la capture de très nombreux juvéniles, mettant ainsi en danger la population de cette espèce : 97 % des thons albacores capturés sous DCP par la flottille européenne de senneurs dans l’océan Indien entre 2015 et 2019 étaient des juvéniles.
Les pêches thonières françaises en Afrique sont opaques, destructrices et trop souvent illégales
À ce titre, BLOOM demande :
Le retrait immédiat dans le Règlement de contrôle en cours de négociation (phase de « trilogue ») des amendements du Parlement européen (marge de tolérance de 25% pour les pêches thonières) et du Conseil de l’UE (marge de tolérance de 10% « par marée »).
Nous soutenons la position initiale de la Commission européenne en 2009 d’une marge de tolérance par espèce de 5% maximum. L’ouverture d’une enquête pour fraudes massives et atteinte aux intérêts financiers de l’Union européenne, ainsi qu’une condamnation des flottes de pêche thonières frauduleuses pour destruction de la biodiversité à grande échelle et une sanction de l’illégalité des pratiques et des responsables ayant orchestré cette illégalité.
L’ouverture d’une enquête sur la collusion systémique de l’administration centrale, la Direction générale des affaires maritimes, de la pêche et de l’aquaculture (DGAMPA) avec le secteur de la pêche thonière.
Une sanction contre les dérogations accordées illégalement par la France en 2015. BLOOM dépose aujourd’hui même une requête en abrogation auprès du gouvernement pour faire annuler ces dispositions illégales et destructrices.
Une transparence totale et pérenne sur le nombre de contrôles réalisés par les autorités françaises dans le secteur de la pêche, pour tous les segments et tous les territoires de pêche, ainsi que les résultats des contrôles (identité des contrevenants, motifs, sanctions etc.).
Une transparence totale et pérenne sur les données de positionnement par satellite des navires (données VMS – « Vessel Monitoring System »), les données de captures déclarées aux autorités (logbooks) et toutes les données concernant les DCP « dispositifs de concentration de poisson » (les radeaux artificiels pour accroître la pêche).
En attendant la mise en place de cette transparence, qui est une exigence démocratique minimale, BLOOM adresse aujourd’hui par courrier d’avocats une demande au gouvernement français pour avoir accès à toutes les données citées ci-dessus (contrôles, VMS, logbooks, DCP).
Un accès aux rapports d’audit réalisés par la Commission européenne dans le cadre des missions d’audit que celle-ci a conduites dans les États membres pour vérifier le niveau d’application du Règlement européen de contrôle.
Ils contiennent des informations environnementales cruciales qui devraient systématiquement figurer dans le domaine public. Le poisson n’appartient pas aux armateurs. La mise en place urgente d’aires marines intégralement protégées dans l’océan Indien pour permettre la reconstitution des biomasses et des espèces marines.
Maderpost