Absence de statut et d’un plan de gestion, arrêt des projets phares, le Ranch de Dolly rebaptisé «Djibo Leyti Kâ» demeure une coquille vide qui peine à moderniser l’élevage. Diagnostic d’un grand corps malade.
ELEVAGE – Aliou Sow, instituteur de profession, en formation à l’Ecole Normale supérieure de Dakar, hurle à se rompre les cordes vocales. Visiblement agité, ce bout d’homme d’une quarantaine d’années, cache mal ses sentiments. Gesticulant à se rompre les articulations, il harangue la foule massée dans la grande cour de sa maison sise à «Dolly centre», en plein cœur du Ranch Djibo Leyti Kâ, ancien Ranch de Dolly.
Galvanisé par les applaudissements nourris de ses camarades, il hausse le ton et interpelle directement le chef de l’Etat du Sénégal : «Le Président Macky Sall qui avait inauguré en grandes pompes (le 23 décembre 2018) le mur de clôture de 120 kilomètres et les infrastructures innovantes du Ranch de Dolly, s’était engagé à moderniser radicalement le secteur de l’élevage en passant par les vrais acteurs. Mais aujourd’hui, force est de constater que ce vœu pieux, n’est pas encore matérialisé, malgré tout le tintamarre du ministre de l’Elevage et des productions animales… »
Ce cri du cœur du jeune intellectuel du groupe, traduit en partie le sentiment de désespoir des populations du Ranch de Dolly «Djibo Leyti Kâ», qui avaient applaudi des deux mains, lorsque le chef de l’Etat avait commencé à changer le visage de ce domaine de l’Etat du Sénégal qui couvre une superficie de 86.942 hectares.
Pour matérialiser cet engagement, dans un premier temps, une somme de six (6) milliards FCFA a été injectée dans ce projet par le gouvernement du Sénégal. Cette enveloppe financière était destinée à la sécurisation du Ranch. Et tout le périmètre (125 Kilomètres) délimitant cet espace situé dans les deux régions de Kaffrine (département de Malem Hodar et arrondissement de Darou Miname 2) et de Louga (département de Linguère, arrondissement de Barkedji, communes de Thiel et Gassane) a été clôturé par un mur.
Egalement pour une meilleure sédentarisation des populations et du bétail, l’épineuse question du manque d’eau a été résolue. Un forage d’une capacité de 1 000 mètres cubes a été construit à l’intérieur du Ranch, avec 39 bornes fontaines et 7 abreuvoirs. Des infrastructures innovantes, notamment des postes de Gendarmerie et des Eaux et forêts, des pistes de production…, trônent désormais sur les lieux. Au total, ces travaux de grande envergure ont englouti la rondelette somme de 13 milliards FCFA.
«Depuis son inauguration en 2018, les choses sont à la traîne»
Bien que le gouvernement du Sénégal et ses partenaires aient injecté plus 13 milliards de FCFA dans le Ranch de Dolly, le vécu quotidien des populations locales ciblées par ces importants investissements, n’a pas encore connu d’amélioration significative.
Sogui Djiby Kâ, 63 ans, auxiliaire vétérinaire à la retraite, a blanchi sous le harnais. Cheveux poivre-sel, traits tirés, voix captivante, cet homme qui ne porte pas son âge, est crayonné par ses proches comme la mémoire du Ranch de Dolly.
Cette métaphore semble lui plaire. Sans retenue, il assène ses quatre vérités : «Deux ans après que le Président Sall a inauguré et rebaptisé le Ranch de Dolly, les choses sont toujours à la traîne. Il avait promis de nous transformer en éleveurs modernes, mais nous pratiquons toujours l’élevage traditionnel. Si tout marchait bien, en période de la tabaski, nous devrions inonder le marché de moutons de race. Ce qui n’est pas le cas. L’exploitation peine toujours à démarrer. Dolly à lui seul, pourrait approvisionner le marché national en moutons de tabaski. Donc, les gens doivent avoir l’intelligence d’essayer de chercher les causes.»
Marquant une pause, il poursuit la mort dans l’âme : «Le ranch n’est pas doté de statut. Son plan de gestion n’est pas non plus défini. Donc, cela fait désordre et plombe toutes nos activités.»
Le vieil homme a été confirmé par une source anonyme. Laquelle a aussi révélé que le chef du Ranch n’a ni budget encore moins de lettre de missions. «Il ne sait pas où commencent et s’arrêtent ses prérogatives», nous chuchote-t-on.
Pour corriger cet impair, Aminata Mbengue Ndiaye, alors ministre de l’Elevage et des productions animales, avait convié en 2018, à Dahra Djoloff, tous les acteurs intervenant dans le secteur.
L’ordre du jour portait sur le plan de gestion et le statut du ranch de Dolly. Au cours de cette réunion, il a été décidé de faire déplacer les populations des zones de pâturage vers les points d’eau.
Seulement, la pomme de discorde tournait autour des modalités de la gestion du ranch de Dolly. Les populations locales qui souhaitaient avoir un œil sur la gestion, surtout sur les retombées du forage, ont rejeté la proposition de la tutelle, laquelle optait pour la gestion en équipe.
Celle-ci, consiste à placer le Ranch sous la tutelle du ministère de l’élevage, qui aura désormais les prérogatives d’y nommer un fonctionnaire, dépendant directement de la direction de l’élevage. Il n’aura pas de comptes à rendre aux éleveurs, mais à un Comité directeur, où siégeront des représentants du ministère des Finances, du Conseil économique, social et environnemental et de l’Assemblée nationale.
De ce fait, toutes les recettes générées par l’exploitation de l’infrastructure seront reversées dans les caisses de l’Etat. Les regroupements d’éleveurs qui ont contesté cette proposition, optaient pour la gestion dite «A part».
Il s’agit de mettre en place un Comité directeur, regroupant toutes les structures d’éleveurs des 14 régions du pays. Cette instance aura la tâche d’indiquer la voie au chef du Ranch, qui n’aura pas les coudées franches, pour prendre certaines décisions.
«Nous voulions que ces bénéfices soient réinjectées à nouveau dans l’élevage», se rappelle Sogui Djiby Sow. Cependant, d’après les populations de Dolly Centre, la rencontre s’était terminée en queue de poisson, faute de consensus. Et depuis, le dossier dort toujours dans les tiroirs du ministère. Au grand dam des éleveurs.
Des projets phares à l’eau
Si cette absence de statut et de plan de gestion plombe les activités des éleveurs du Ranch de Dolly, elle semble profiter au ministre de l’Elevage. Les populations locales ont soutenu en chœur que le ministre de l’Elevage, Samba Ndiobène Kâ, a une forte mainmise sur tout ce qui se fait chez elles.
Mariama Barry, la trentaine, Secrétaire général du mouvement «Nondirel (entente en pular) de Dolly, est très amère, quand elle évoque l’épisode «Heifer» international.
Ce projet qui s’était engagé à créer un partenariat diversifié afin de permettre une amélioration durable des sols, des pâturages et des conditions socio-économiques, voulait intervenir sur 16 mille hectares, pour une durée de 5 ans. Doté d’un budget de deux milliards, le projet, très apprécié par le ministre Aminata Mbengue Ndiaye, avait même loué un local à Linguère et avait recruté des jeunes, équipés en motos. Pour mieux convaincre les populations et les autorités locales, les responsables du projet ont fait visiter au chef du Ranch et deux membres des associations d’éleveurs, un ranch qui se trouve en Zimbabwe.
Emerveillés, les voyageurs en marge de la réunion de démultiplication qu’ils ont tenue quelques jours après leur retour au bercail, ont vanté les mérites du projet. Mariama Barry se lâche : «Au début, Heifer voulait intervenir sur 16 mille hectares et quand le ministre a jugé cette superficie élevée, les partenaires ont demandé 5 mille ha. A notre grande surprise, le ministre a encore refusé et pourtant, nous fondions beaucoup d’espoir sur ce projet qui avait commencé à changer notre vécu. C’est quand je m’apprêtais à me rendre à Louga pour y subir une formation que j’ai été informée que le projet est tombé à l’eau. C’est regrettable.»
Aliou Sow enfonce le clou : «Heifer a été chassé pour des considérations politiques. Des lobbies qui s’opposent à cette initiative ont travaillé l’oreille du ministre. L’écrasante majorité de la population adhère à ce projet. On ne peut pas parler de modernisation de l’élevage pour retourner cracher sur un tel projet. Ce n’est pas cohérent.»
Conscience ou pur hasard, le projet Fao est aussi tombé à l’eau sous Samba Ndiobène Kâ, alors que son prédécesseur s’était battu bec et ongle pour le vendre aux éleveurs. Ce projet «Fao» ciblait 15 parcelles fourragères, réparties entre les quatre secteurs (points d’eau) que sont : Diorifi, Ogo, Thiabouli et Diagua. Devant s’étendre sur les 87 500 hectares, scindés en 32 parcelles, il a aussi fait long feu, au grand dam des éleveurs toujours confrontés à un déficit d’aliment pendant la saison morte.
Le vol de bétail, le casse-tête des éleveurs
Avec une population de 3 375 personnes réparties entre 246 carrés et un cheptel de 5 385 bovins et près de 27 000 petits ruminants, le Ranch de Dolly, doté de 16 portes, s’ouvre sur les autres régions du pays.
Cette ouverture facilite la tâche aux voleurs de bétail. D’ailleurs, les éleveurs avaient posé comme doléance l’élimination des portes. En attendant la satisfaction de cette revendication, ils avaient pris des décisions radicales en marge d’une réunion : «Tout individu pris en flagrant délit de vol de bétail, sera expulsé du ranch, de même que sa famille.» Cependant, cette décision n’est pas encore appliquée au grand bonheur des voleurs qui continuent de s’adonner à leur jeu favori.
Maderpost / Igfm / L’Obs / Abdou MBODJ