A l’heure où le Conseil constitutionnel est entre le marteau affligeant d’une Commission d’Enquête parlementaire et le narratif accablant des professeurs de droit, nous avons fait le pari d’engager une démarche didactique.
TRIBUNE – Tel est le climat politique et social qui entoure véritablement le contexte des « saisines en inconstitutionnalité contre la loi n° 04/2024 portant dérogation aux dispositions de l’article 31 de la Constitution ».
D’où l’intérêt d’une lecture éclairée des dispositions pertinentes de la Constitution du 22 janvier 2001 et de la loi organique n° 2016-23 du 14 juillet 2016 qui s’impose, avec acuité, pour mieux cerner la composition et le fonctionnement du Conseil constitutionnel ainsi que la procédure suivie devant lui.
Ne serait-ce que pour ces raisons, il est alors important de mettre en lumière le processus de fabrication de la décision du Conseil constitutionnel, laquelle sera insusceptible de recours et devra s’imposer aux pouvoirs publics et à toutes les autorités administratives et juridictionnelles.
Pour rappel, le Conseil constitutionnel comprend sept (07) membres dont un (01) président, un (01) vice-président et cinq (05) juges.
Les membres de cette Haute juridiction constitutionnelle, « nommés par décret », sont choisis « parmi » certains hauts magistrats, les professeurs titulaires de droit, les inspecteurs généraux d’État ou les avocats.
Les personnalités visées, en activité ou à la retraite, doivent avoir au moins vingt (20) ans d’ancienneté dans la fonction publique ou vingt (20) ans d’exercice de leur profession.
Le Président de la République nomme les membres du Conseil constitutionnel dont deux sur une liste de quatre personnalités proposées par le Président de l’Assemblée nationale. Il nomme aussi son Président qui a voix prépondérante.
Mais actuellement, le Conseil ne compte parmi ses membres aucun Professeur des Facultés de droit. Auparavant, il s’était pourtant bonifié de la présence effective de Professeurs de droit public dont les productions scientifiques ont résonné bien au-delà de nos frontières.
Sur le plan organisationnel, le Conseil constitutionnel dispose, en tant qu’institution de la République, d’une autonomie administrative et financière garante de son indépendance à l’égard du pouvoir exécutif et du pouvoir législatif.
Mieux, ses membres bénéficient de garanties d’indépendance et de protection nécessaires à l’exercice impartial de leurs prérogatives constitutionnelles.
Au regard de ces conditions, les sept (07) ont la charge de rendre la justice constitutionnelle dans la plus grande impartialité sur le fondement des impératifs juridiques et des nécessités démocratiques.
Par dévotion à notre éthique scientifique, il s’impose à nous, tout au long de la présente contribution de s’abstenir de délivrer une leçon de morale constitutionnelle au Conseil constitutionnel ou de se livrer, aléatoirement, à des prophéties jurisprudentielles.
I/ La saisine par requête
Le recours tendant à faire constater la non-conformité à la Constitution d’une loi est présenté sous forme d’une requête adressée au Président du Conseil constitutionnel.
La requête doit, « à peine d’irrecevabilité » : i) être signée par chacun des députés requérants ; ii) contenir l’exposé des moyens invoqués sur lesquels se fondent les requérants pour démontrer que la loi attaquée est contraire à la Constitution ; iii) être accompagnée de deux copies du texte de loi attaqué.
C’est partant des faits et des moyens invoqués que les députés Mohamed Ayib Salim DAFFE, Samba DANG et 37 autres ont demandé au Conseil constitutionnel de faire déclarer d’une part, « le recours recevable » et, d’autre part, la loi contraire à la Constitution en considération des irrégularités de la procédure engagée, suivie et poursuivie, de la forme du texte et, au fond, du respect des limites fixées par la Constitution, de la recevabilité financière.
Au surplus, ils ont utilement demandé au Conseil constitutionnel, entre autres préoccupations, « d’ordonner au Président de la République de retirer le décret n° 2024-106 du 03 février 2024 » et « d’ajuster, si besoin, la date de l’élection présidentielle pour tenir compte des jours de campagne perdus ».
II/ Les délais de contrôle
Généralement, les délais accordés au Conseil constitutionnel sont étriqués en contentieux de l’élection présidentielle : « En cas de contestation, le Conseil statue sur la réclamation dans les cinq (05) jours du dépôt de celle-ci ».
Ce qui n’est pas le cas en matière de contrôle de constitutionnalité a priori (contestation d’une loi avant sa promulgation).
En l’espèce, le Conseil constitutionnel dispose d’un délai d’« un (01) mois », pour se prononcer sur la conformité ou non à la Constitution de la « loi n° 5/2024 portant dérogation à l’alinéa premier de l’article 31 de la Constitution aux termes duquel (…), le scrutin de l’élection présidentielle du 25 février 2024 est reporté au 15 décembre 2024 ».
Ce délai est ramené à huit (08) jours francs quand le Gouvernement en déclare « l’urgence ». Mais, est-ce que le Gouvernement, sur décision du Premier Ministre a fait la déclaration d’urgence ?
Si la réponse est non, est-ce que l’approbation de la loi en procédure d’urgence à l’Assemblée nationale suffit à justifier plus simplement l’urgence ?
Que l’urgence soit déclarée ou non, les délais ne sont pas impératifs : l’essentiel est que le Conseil constitutionnel puisse rendre une Décision avant l’expiration.
III/ Une procédure non contradictoire
Dans l’affaire concernant le contrôle de la conformité de la loi de révision constitutionnelle à la Constitution soulevée devant le Conseil, il est important de savoir que la « procédure n’est pas contradictoire ».
Donc, les requérants ne sont pas dans un procès qui leur garantit « la libre discussion ». Ni le Président de la République, ni le Premier Ministre, encore moins le Président de l’Assemblée nationale ne peut participer au procès en qualité de défendeur ou se constituer en partie civile pour prétendre à des dommages et intérêts.
En clair, c’est « un procès fait à la loi » et non règlement d’un conflit entre deux parties opposées (un demandeur et un défendeur).
C’est à « simple titre d’information » que « le Conseil constitutionnel », saisi d’un recours en constitutionnalité des lois, « transmet le recours au Président de la République et au Premier Ministre ». Il leur appartient la faculté de produire, par un mémoire écrit, « leurs observations ».
En outre, tout document produit par les requérants « après le dépôt de la requête » (dans les six jours qui suivent l’adoption définitive de la loi) n’a qu’une « valeur de simple renseignement » aux yeux du Conseil constitutionnel ; il n’est pas obligé d’en tenir compte au moment de rendre sa décision.
IV/ L’instruction de la requête
Normalement, l’instruction débute après l’enregistrement de la requête et transmission de l’affaire par le Greffe au Cabinet du Président du Conseil constitutionnel.
L’instruction occupe une place significative dans le contentieux constitutionnel. C’est pourquoi le Président du Conseil constitutionnel est chargé de désigner un rapporteur pour éclairer la délibération.
A cet effet, le Conseil constitutionnel dispose d’un « Service d’Études et de Documentation » placée sous l’autorité du Président et dirigée par un membre du Conseil qui prend le titre de « Coordonnateur ».
Ce service comprend, outre le Coordonnateur, des magistrats des cours et tribunaux et des enseignants des facultés de droit désigné conformément à l’article 9 de la loi organique n° 2016-23 du 14 juillet 2016 relative au Conseil constitutionnel, un greffier en chef, un greffier, un bibliothécaire et/ou archiviste, un chargé de communication et un informaticien, administrateur du site.
En plus de sept (07) membres et sur invitation du Président du Conseil constitutionnel, « des personnalités du monde judiciaire et universitaire connue pour leur compétence en matière constitutionnelle peuvent participer aux travaux du Service d’Études et de Documentation ».
Au cours de la phase d’instruction, le Conseil constitutionnel prescrit « toutes les mesures d’instruction qui lui paraissent utiles » et fixe les délais dans lesquels ces mesures devront être exécutées.
C’est le sens du rappel dans la Décision n° 2/E/2024 du 20 janvier 2024 portant liste des candidats à l’élection présidentielle du 25 février 2024 en son Considérant 18 : « (…)
Aux termes de l’article L.125 du Code électoral, « pour s’assurer de la validité des candidatures déposées » (…), le « Conseil constitutionnel fait procéder à toute vérification qu’il juge utile » ; que par l’arrêt n°1 du 4 janvier 2024, « transmis par la Cour suprême », celle-ci a rejeté le pourvoi d’Ousmane SONKO dirigé contre l’arrêt n° 137 du 8 mai 2023 rendu par la première chambre correctionnelle de la Cour d’Appel de Dakar, dans la procédure de diffamation qui l’opposait à Mame Mbaye Kane NIANG; qu’il en résulte qu’Ousmane SONKO se trouve définitivement condamné à une peine d’emprisonnement de 6 mois avec sursis; que cette condamnation le rend inéligible pour une durée de 5 ans, en application de l’article L.30 du Code électoral ; que la requête est rejetée ».
S’il existe, entre deux ou plusieurs affaires soulevées, un lien tel qu’il soit de l’intérêt d’une bonne justice de les faire juger ensemble, le Conseil constitutionnel « peut d’office ordonner la jonction ».
Ainsi, « (…) les demandes en annulation de l’élection à la Présidence de la République du 21 février 1993 d’une part, et la demande en validation du même scrutin d’autre part, n’ont ni la même cause ni le même objet ; (…) cependant, il existe entre elles un lien si étroit qu’il est de l’intérêt d’une bonne justice de les instruire et de les juger ensemble » ; qu’il convient, en conséquence, d’ordonner d’office leur jonction » (considérant 9 de la Décision n° 6/93, Affaires n° 7 à 12/E/93 du 13 mars 1993 portant proclamation des résultats de la présidentielle.
Surtout en matière électorale, la jonction des affaires est une pratique fréquente.
A la réflexion, le Conseil constitutionnel serait fondé, du moins elles sont toutes les deux recevables, à ordonner la jonction des affaires successivement portées à sa connaissance, d’une part, par les députés Mohamed Ayib Salim DAFFE, Samba DANG et 37 autres ainsi que, d’autre part, par 18 députés sous la houlette de Taxawu-Sénégal.
Ces deux requêtes tendent solidairement à faire « déclarer contraire à la Constitution » la loi n° 4/2024 du 05 février 2024adoptée par l’Assemblée nationale.
A propos de la deuxième requête, le Conseil constitutionnel devra apprécier, avec sublimité, les mentions de la loi attaquée dans la requête, à savoir d’après la version diffusée dans les réseaux sociaux : « loi n° 2024-05 du 5 février 2024 »,
Au sens de la légistique, ce sont des mentions applicables à une loi au moment de sa promulguée par le Président de la République.
Enfin, si le Conseil constitutionnel relève dans la loi contestée une violation de la Constitution, qui n’a pas été invoquée, il doit la « soulever d’office ». Il s’agit d’un moyen qui n’a pas été soulevé par le requérant à l’appui de sa demande, mais que le Conseil constitutionnel lui-même relève dès lors que l’existence du moyen ressort des pièces du dossier.
VI/ La décision rendue
Le Conseil constitutionnel rend, « en toute matière », des « décisions motivées », par principalement, des arguments de droit (les textes nationaux ou internationaux, la jurisprudence) et, subsidiairement, la doctrine universitaire.
Cette disposition met un terme à la confusion artistique entre les fonctions du Conseil (fonctions contentieuse, fonction consultative, réception du serment présidentiel, délégalisation, acte de démission d’un membre, constat de vacance de la présidence) et son mode d’expression, l’instrumentum (la preuve d’une situation juridique).
Les « séances » du Conseil constitutionnel « ne sont pas publiques », « sous réserve » des dispositions des articles 37 de la Constitution et 7 de la loi régissant le serment présidentiel en « audience solennelle publique »,
Par conséquent, les intéressés ne peuvent demander à être entendus.
Le Conseil constitutionnel ne peut délibérer qu’en présence de tous ses membres, « sauf empêchement temporaire de trois d’entre eux au plus », dûment constaté par les autres membres.
Si l’un des membres du Conseil, temporairement empêché, est le président, le vice-président assure son intérim. En cas de « partage des voix, celle du Président est prépondérante ».
Le Conseil constitutionnel « entend le rapport » de son rapporteur et « statue par une Décision signée » du Président, du Vice-président, des autres membres et du Greffier en chef du Conseil constitutionnel.
La Décision est notifiée au Président de la République, au Président de l’Assemblée nationale et aux auteurs du recours.
La « publication » de la décision du Conseil constitutionnel constatant qu’une disposition n’est pas contraire à la Constitution « met fin à la suspension du délai de promulgation » de la loi.
Les Décisions du Conseil constitutionnel sont publiées.au Journal officiel de la République du Sénégal.
Dans le cas où le Conseil constitutionnel « déclare que la loi dont il est saisi contient une disposition contraire à la Constitution sans constater en même temps qu’elle est inséparable » de l’ensemble de cette loi, la loi « peut être promulguée à l’exception de cette disposition », à moins qu’une « nouvelle délibération » ne soit demandée par le Président de la République pour que l’Assemblée nationale fasse une seconde lecture du texte et l’adopte à la majorité des 3/5 des membres « composant l’Assemblée nationale ».
Les pouvoirs du Conseil constitutionnel sont généralement de deux ordres : i) en « la forme », déclarer que la « requête est recevable » ou « la requête est irrecevable » et, au fond, déclarer la « loi est conforme à la Constitution » ou « la loi est contraire à la Constitution ».
En matière de « contrôle de constitutionnalité a priori », une requête est irrecevable : en cas de « non-respect des délais impartis pour le dépôt de la requête (forclusion) », de « saisine faite par un particulier » ou encore « d’une requête contestant la conformité à la Constitution d’un décret ».
Au fond, le Conseil constitutionnel a tendance à s’affranchir, de manière épisodique, de l’alternative simpliste « conformité / non-conformité » pour explorer de nouveaux territoires jurisprudentiels.
C’est dans cet ordre d’idées que rentre l’expérimentation, encore timide, du pouvoir d’injonction du Conseil constitutionnel.
On a pu ainsi dire, avec justesse et prestance d’esprit que « les injonctions renouvellent la fonction même de juger en ce qu’elles entremêlent l’autorité jurisprudentielle et l’opportunité de la décision politique consubstantielle à la fonction de gouverner ».
À travers la Décision n° 2/C/2021 du 20 juillet 2021, le Conseil évoque son pouvoir prétorien de régulation. Secoué par le décès d’un de ses membres et surpris par l’expiration du mandat de deux autres membres, il a jugé « qu’au regard de l’esprit et de la lettre de la Constitution et de la loi organique n° 2016-23 du 14 juillet 2016 relative au Conseil constitutionnel, le Conseil constitutionnel doit toujours être en mesure d’exercer son pouvoir régulateur et de remplir ses missions au nom de l’intérêt général, de l’ordre public, de la paix, de la stabilité des institutions et du principe de la nécessaire continuité du fonctionnement des institutions ; que dans les cas où des circonstances particulières l’exigent, il est tenu de délibérer et statuer, dès lors que la majorité des membres qui doivent la composer est présente ».
C’est également par une jurisprudence dérogatoire à la Constitution qu’il a contribué, en faisant suite à une demande du Président de la République, à la normalisation du processus électoral.
En l’espèce, le juge constitutionnel était d’avis : « À titre exceptionnel, pour les élections législatives prévues le 30 juillet 2017, l’électeur n’ayant pu retirer sa carte d’identité CEDEAO faisant office de carte d’électeur, mais dont l’inscription sur les listes électorales est vérifiée, peut voter sur présentation de son récépissé d’inscription accompagné de l’un des documents (…) ».
Au final, les décisions rendues par le Conseil constitutionnel sont frappées du sceau de l’autorité absolue. Elles sont incontestables aux termes de l’article 92 alinéa 4 de la Constitution : « Les décisions du Conseil constitutionnel ne sont susceptibles d’aucune voie de recours. Elles s’imposent aux pouvoirs publics et à toutes les autorités administratives et juridictionnelles ».
Cependant, une juridiction constitutionnelle n’est pas attachée, on le sait, à sa propre jurisprudence. Il ne me semble pas lumineux d’opposer au Conseil constitutionnel ses jurisprudences antérieures pour se prononcer sur la loi constitutionnelle portant dérogation aux dispositions de l’article 31 de la Constitution.
En droit comparé, la justiciabilité de la loi de révision constitutionnelle puise ses arguments dans les valeurs positives sous-jacentes à la Constitution elle-même comme « l’esprit général de la Constitution du 22 janvier 2001 et les principes généraux du droit » (Décision n° 1/C/2016 du 12 février 2016 concernant le Projet de révision de la Constitution du Sénégal) ou « les options fondamentales de la Conférence nationale de février 1990 » (DCC 11-067 du 20 octobre 2011, loi organique portant conditions de recours au référendum), pour ne citer que ces deux exemples.
Dans un contexte bien particulier, le Conseil va-t-il audacieusement tracer les sillons de son destin ou méditer sagement les mots de Gaston Monnerville : « J’observe tout d’abord que le Conseil constitutionnel n’a pas rejeté ma requête. Il ne s’est pas prononcé sur le fond ; il n’a pas pris position sur la question de constitutionnalité. On ne peut que le regretter car, en se déclarant incompétent, dans une conjoncture capitale pour l’avenir des institutions républicaines, il vient de se suicider. Si le Conseil constitutionnel n’a pas compétence pour apprécier une violation si patente et si grave de la Constitution, qui l’aura, dans notre pays ? Personne. Il y a là une carence contraire aux principes fondamentaux de notre droit ».
C’est sur un terrain de « sursaut jurisprudentiel », adossé vigoureusement à des valeurs fondatrices et des principes directeurs du pacte démocratique sur lequel reposent la concorde nationale et la stabilité des institutions, que le Conseil constitutionnel est attendu pour censurer ou non la loi n° 04/2024 portant dérogation aux dispositions de l’article 31 de la Constitution.
Et cela devrait intervenir en dehors d’une quelconque crainte alimentée par des allégations de corruption ou d’une certaine soumission imposée par un vecteur directif, fut-il universitaire.
Meissa DIAKHATE, Agrégé de Droit public Université Cheikh Anta Diop de Dakar