La situation politique au Sénégal a inspiré le brillant journaliste journaliste Bakary Domingo dans son édito intitulé “le fruit est mûr”, que Maderpost partage intégralement ci-dessous,
GUEST EDITO – La lame de fond s’abattra sur le rivage, puisque le mouvement réduit, à coup sûr, la distance. En d’autres termes, ce qui profile à l’horizon finit par arriver. Et rien ne peut défier la loi de la nature. C’est ainsi que l’iceberg s’échappera de l’étreinte de la profondeur abyssale de la mer, pour nous en mettre plein la vue. Le fruit est donc mûr et n’a d’autre choix que de se plier à la loi de la pesanteur, c’est-à-dire : tomber.
La seule voie qui semble s’imposer, alors, à ces jeunes, est de répondre à l’appel du devoir. Ils feront la révolution[1]… C’était écrit ! Et gare à celui ou celle qui se mettra en travers du chemin. Ce ne sont pas les blocs de pierre qui arrêteront une mer en furie. Rien qu’à entendre, de loin, les grondements assourdissants de ces jeunes, leurs cris de joie mêlés à l’indicible tragique, nous sommes pétrifiés.
Mordant à l’appât du mirage de l’occident, ils ont affronté un océan déchaîné sans paniquer, goûtant, du coup, au bonheur du désespoir, synonyme de saveur de la mort. Qui les arrêtera donc sur la terre ferme lorsqu’ils décident alors de prendre leur destin en main ? Personne…
Le chameau, le lion et l’enfant
Victimes des effets de la seringue hypodermique, ils acceptaient tout, au début, sans la moindre objection. Ils croyaient au Père Noël de politiciens véreux, opportunistes et arrivistes qui ont élu domicile dans le ventre de l’Etat où ils secrètent les toxines de marché de gré à gré, de passe-droit, de corruption, de concussion, de communautarisme. Ces criminels décadents…
Cette posture du chameau (l’animal de la charge), comportait, paradoxalement, les germes de la révolte, d’où les soulèvements de 68, 88, 2011, 2021 (pour ne citer que les plus récents).
Le lion qui a rugi, en dynamitant la table des valeurs des tenants du « Système », a passé le relais à l’enfant, seul capable de construire, avec ses mains expertes, un monde nouveau[2]. Le projet est déjà ficelé, disent-ils ! Demandez à chaque jeune, le Sénégal de ses rêves, il vous fera ce dessin : Faire la politique autrement, changer les mentalités, partager équitablement les richesses des ressources du pays, servir l’État et non s’en servir, préférence nationale, coopération gagnant-gagnant, justice sociale, séparation des pouvoirs etc.
Nous nous sommes inspirés des trois métamorphoses de l’Esprit[3] du philosophe allemand, Nietzsche pour expliquer le rendez-vous des jeunes avec l’histoire. Ceux qui banalisent leurs déclarations (« j’ai fais mon testament », « je défends mon projet », « si je meurs sur le champ de bataille, ma mère enfantera ».), en les assimilant à des paroles en l’air, n’ont rien compris aux logiques de mutations des sociétés. La nôtre n’y échappera pas.
La maturation
Certes, il n’y a pas de génération spontanée. L’engagement aujourd’hui, sans faille, des jeunes, est le produit d’une maturation qui pend sa source depuis l’époque coloniale (peut-être bien avant), avec nos héros qui ont su dire « non » à l’envahisseur. Il s’est renouvelé, depuis lors, à travers d’autres générations de Sénégalais. Celle présente est prête à assumer ses responsabilités.
Les différents soulèvements ont montré, à suffisance, que chaque fois que cette jeunesse se réveille, elle a toujours imposé sa volonté. L’injustice sociale, la corruption, les détournements de deniers publics, titillent son orgueil. C’est pourquoi elle s’érige, parfois, en justicier.
Les réseaux sociaux, toile de l’indignation et de la contestation, deviennent alors le réceptacle de complaintes d’une jeunesse sacrifiée sur l’autel d’une élite politicienne qui se nourrit de deniers publics. Même les stratégies les plus folles pour les étouffer ne parviennent pas à contenir ses clameurs.
Rejet de la figure de l’autorité
Ces jeunes en veulent à la figure de l’autorité (politique, religieuse, coutumière etc.), dans ses incarnations et sa dimension symbolique. Ses absences, dans les moments décisifs de leur vie (recherche de l’emploi, justice sociale etc.), ont fini par réduire au silence le « despote morale ». C’est tout le sens de ces écarts de langage, de cette défiance dont la toile est la caisse de résonnance.
Rien de nouveau sous les cieux de la révolution. Les jeunes de la banlieue parisienne avaient jeté le voile de la pudeur, avec leur slogan « Nique la Police » ; en mai 68, les étudiants se signalent par le fameux « Interdit d’interdire ».
Avant eux, la devise des anarchistes : « Ni Dieu ni maître », utilisée à la fin du 19e siècle, a voulu exprimer la volonté de l’individu de ne se soumettre à aucune autorité.
La jeunesse sénégalaise a donc décidé de réagir face à un monde bloqué où elle ne semble pas avoir sa place. Que valent, alors, les contre-feux allumés par les conseillers du Prince, lorsque la déferlante se laisse bercer par cette ambiance de réveil des consciences ?
Fanon et Ki Zerbo parlent à la jeunesse…
Ce sont des jeunes décomplexés qui affichent leur préférence nationale en matière de développement et leur panafricanisme, avec cette volonté de « brûler » le dernier symbole d’une colonisation opportuniste et cancérigène : le franc CFA.
Ils veulent donner au Sénégal sa grandeur, en prenant leur destin en main. Dans la peau de nos héros, ils ont décidé de briser les chaînes de l’asservissement, de l’esclavage « d’où les éléments de langage en wolof : boumou diam, nootel etc.)
Ces jeunes n’ont pas le choix, de l’avis de Frantz Fanon, puisque chaque génération à une « mission à remplir ou à trahir ». Ou le devoir de « bâtir ses pyramides », comme le disait fort bien le professeur Joseph Ki Zerbo.
Ils feront la révolution…C’était écrit. Et le palimpseste ne pourra dissimuler les écritures de cette prédiction.
Bacary Domingo Mané (Mondeafrik.com)
[1] « Ces jeunes feront la révolution », publié dans l’ouvrage collectif #Enjeux 2019-2024, Sénégal, réflexions sur les défis d’une émergence, Ed l’Harmattan, 2020, P. 250
[2] Nietzsche, Frederic, Ainsi Parlait Zarathoustra, traduction Henri Albert, Ed numérique Pierre Hidalgo : « L’enfant est innocence et oubli, un renouveau et un jeu, une roue qui roule sur elle-même, un premier mouvement, une sainte affirmation ».
Oui, pour le jeu divin de la création, o mes frères, il faut une sainte affirmation : l’esprit veut maintenant sa propre volonté, celui qui a perdu le monde veut gagner son propre monde (P.39)
[3] Nietzsche, Frédéric, op.cit, P40, « Je vous ai nommé trois métamorphoses de l’esprit : comment l’esprit devient chameau, comment l’esprit devient lion, et comment enfin le lion devient enfant ».