Un pays se construit dans l’effort mutuel et le sacrifice individuel. Certes, le Sénégal regorge d’énormes potentialités avec des ressources en abondance, mais sa véritable richesse reste son capital humain.
TRIBUNE – « La jeunesse est l’humanité en mouvement, l’avenir en marche, demain qui vient ».
Georges Renard – Critique de combat (1894)
Notre pays, le Sénégal est une jeune nation qui vient de fêter tout récemment le soixante-quatrième anniversaire de son accession à la souveraineté internationale au lendemain du scrutin présidentiel qui a porté au pouvoir le plus jeune Président de la République de son histoire. Il faut dire que malgré la gravité des soubresauts politiques qui ont secoué le Sénégal à une certaine période, la maturité démocratique et l’élégance républicaine conjuguées à la force de la volonté populaire de changement ont guidé cette nouvelle alternance au soir du 24 mars 2024. Que faut-il attendre de ce changement obtenu au prix de sacrifices énormes consentis surtout par la jeunesse ?
Autant l’espoir porté au régime actuel est grand, autant l’effort attendu de la population est immense. Un pays se construit dans l’effort mutuel et le sacrifice individuel. Certes, le Sénégal regorge d’énormes potentialités avec des ressources en abondance, mais sa véritable richesse reste son capital humain. Selon l’Agence Nationale de la Statistique et de la Démographie (ANSD), lors du dernier recensement général de la population, l’âge médian au Sénégal est de 19 ans et que la proportion de jeunes de moins de 35 ans est estimée à 76%. Cela prouve que notre population est majoritairement jeune et cette force juvénile reste un atout pour la construction socio-économique de ce pays. Mais ne faudrait-il pas d’abord penser à sculpter un modèle de citoyen capable de porter le projet de développement ?
La perception que nous avons du développement obéit souvent à une logique matérielle alors que ce dernier est d’abord un état d’esprit, une mentalité dont la substance trouve sa source dans le génie humain. La volonté du bien-faire, du faire-faire est précédée par le savoir-être qui conduit à la discipline comme intrant indispensable au progrès. Cette place accordée à l’éducation et au civisme a fait les beaux jours de la majorité des pays asiatiques qui ont pu supporter le poids de la carence socio-économique et parfois, en faisant face aux contraintes démographiques. La Chine est un cas d’école qui émerveille, car faisant de la discipline le moteur de son développement malgré un poids démographique énorme. Cette discipline, devenue un label reconnu aux pays asiatiques, trouve ses ramifications dans la riche culture ancestrale où les valeurs morales n’ont pas empêché un prolongement dans la modernité. Depuis l’ère Meiji en 1868, le Japon est très ouvert aux puissances occidentales, car désireux de moderniser la société japonaise tout en conservant ses valeurs traditionnelles, telles que codifiées dans le « Rescrit impérial sur l’Éducation » de 1890. Ces quelques extraits de ce document historique sont significatifs des valeurs prescrites :
« […] la Vertu dans Notre Patrie […] unis dans les sentiments de loyauté et de piété familiale […] soyez fils pieux, frères affectionnés, époux unis, amis sincères ; vivez modestement et avec modération ; étendez votre bienveillance à tous ; adonnez-vous à la science et pratiquez les arts, et par là, développez vos facultés intellectuelles et cultivez vos qualités morales ; de plus, travaillez pour le Bien public et les intérêts de la Communauté ; respectez toujours la Constitution et observez les lois ; si un jour les circonstances le demandent, offrez-vous courageusement à l’État ; vous défendrez ainsi et maintiendrez ainsi la prospérité de Notre Trône impérial. »
Sous le gouvernement Meiji, l’enseignement de base a été mis au service du développement économique et militaire du pays, sous la devise « esprit japonais et technologie occidentale ».
Ce soubassement accordé à la culture dans le système socio-éducatif a permis à ces pays asiatiques de construire un modèle de citoyen capable de relever leurs défis de développement et de le rendre compétitif sur l’échiquier mondial. Cet enchevêtrement à l’idéal social où les vertus morales guident nos actions quotidiennes sert à impulser cette « urgence » autour de la nécessité d’investir les chantiers humains à travers trois piliers fondamentaux : la société, l’école et la religion. Ces trois institutions de socialisation jouent un rôle significatif dans la transmission des normes, des valeurs et des comportements qui façonnent le développement et le comportement des individus au sein de la société.
Au plan sociétal, les normes sociales, les valeurs culturelles et les attentes sociales sont intériorisées par les individus à travers leurs interactions avec leur famille, leurs pairs, leurs voisins et d’autres membres de la communauté. Ces interactions sociales contribuent à la construction de l’identité individuelle et à l’adhésion aux normes et aux valeurs de la société. Dans la structuration familiale africaine, l’éducation se faisait à trois niveaux : la case, la cour et la rue (Penc). Le premier servait d’incubateur, le second de catalyseur et le dernier, de lieu d’épreuves. À chaque niveau d’éducation, des valeurs intrinsèques étaient transmises et inculquées à l’enfant avant de pouvoir servir la société de manière générale. Dans une société de tradition orale, la parole avait une charge spirituelle qui lui conférait une certaine sacralité qui contraignait l’auteur à son respect pour la préservation de son honneur et de sa dignité. Cette sociologie éducative du modèle africain a été implémentée grâce à des instruments traditionnels et culturels tels que les rites initiatiques, les chants et le conte. Cela démontre à suffisance que l’homme a toujours été au centre du modèle de socialisation et de développement communautaire.
Au XXe siècle, dans les politiques publiques, l’éducation avait pour objectif principal de soutenir les efforts nationaux en matière de citoyenneté et de développement, sous la forme d’une scolarité obligatoire pour les enfants et les jeunes. Mais bien avant cette institutionnalisation de l’école, les sociétés africaines développaient une philosophie de vie puisée dans la cosmogonie où l’apprentissage s’opérait à travers une maïeutique fécondée par les savoirs traditionnels et les connaissances universelles. Il s’agissait d’une école de la vie, guidant le vécu de l’individu pour le respect des principes du vivre-ensemble. Ces valeurs d’humanisme ont été déjà codifiées dès 1236 à travers la charte du Mandé. Cette dernière apparait comme l’une des plus anciennes constitutions au monde même si elle n’existe que sous forme orale, se compose d’un préambule et de sept chapitres prônant notamment la paix sociale dans la diversité, l’inviolabilité de la personne humaine, l’éducation, l’intégrité de la patrie, la sécurité alimentaire, l’abolition de l’esclavage par razzia, la liberté d’expression et d’entreprise. Cette puissance de l’oralité propre à l’histoire de l’Afrique fonde le caractère particulier de notre culture.
En revisitant l’héritage culturel du Sénégal, deux valeurs fondamentales retiennent notre attention et elles ont été brillamment définies par Feu le Professeur Iba Der Thiam qui, en parlant de « Jom », affirmait : « c’est la volonté de relever des défis ; la révolte légitime contre toute tentative d’humiliation par l’argent, la force, la puissance. C’est le refus de tout compromis ou de toute compromission. C’est le rejet de l’opportunisme, de la bassesse, du profit facile, des avantages non mérités. C’est aussi et surtout une volonté d’être et de demeurer conforme à l’idéal que toute une société se fait de la seule vie qui mérite d’être vécue. »
Et pour le « Ngor », il le définit comme « une tension morale, une forme de sublimation de la dignité. C’est la résignation dans le dénuement. C’est le renoncement volontaire à tout ce à quoi on n’a pas droit. C’est le rejet de tout ce qui est petit, vil, indigne ou dégradant. C’est une morale du devoir et une philosophie de la rigueur inflexible, permanente et souveraine qui n’acceptent aucune concession avec sa conscience, avec ses faiblesses, avec ses passions. »
La pédagogie populaire, en embrassant cette morale profonde, devient un phare dans la tempête de l’incertitude morale et sociale. Elle guide les individus vers une sagesse qui transcende les intérêts éphémères et les influences extérieures. Malgré les assauts de la mondialisation, qui peuvent parfois menacer notre identité culturelle et nos principes, cet ancrage dans la vertu nous rappelle qui nous sommes vraiment et ce en quoi nous croyons. Quid, aujourd’hui, le bouleversement du rythme social par l’usage d’Internet, nous obligent à réinventer de toute urgence l’éducation afin de mieux nous préparer aux défis qui se profilent à l’horizon. Nous savons désormais qu’il est urgent de changer de cap, et cela passe par une analyse en profondeur de nos manières de penser.
Les régimes qui se sont succédé à la tête de ce pays ont beaucoup plus mis en avant la réussite économique, le confort social plutôt que la construction d’un « homosenegalensis » qui répond aux aspirations nouvelles du Sénégal. Pourtant, le discours n’a jamais cessé de résonner à travers les médias, les espaces publics et même dans les chansons populaires, sous l’impulsion du « Rap galsen », avec le génie musical des artistes du mouvement « Y’en a marre ». Bien avant eux, en 2000, le Président Abdoulaye WADE, contrairement au discours de son protagoniste socialiste à l’époque (le Président Abdou DIOUF), soutenait la formule suivante : “Dis-moi quelle jeunesse tu as et je te dirais quel pays tu auras.” Cette phrase laisse croire que la qualité de la jeunesse d’un pays participe inéluctablement au progrès de ce dernier. Bien qu’ayant compris l’importance de bâtir un Nouveau type de Sénégalais (NTS), le constat est que les investissements ont esquivé le chantier humain. Que vaut le développement sans un bon capital humain ? Peut-on construire ce Sénégal en occultant le manque de discipline ?
La réponse serait non. Le développement économique sans un bon capital humain est incomplet et fragile. Il faut donc placer l’éducation, la formation, la promotion de la discipline et des valeurs morales au cœur de toute stratégie de développement. Cette démarche doit être la force motrice dans un système sociopolitique en proie à la corruption, à la concussion, à la gabegie, au clientélisme et à l’individualisme comme revers au collectivisme propre à nos traditions et coutumes. Le rappel a été fait par le nouveau Président de la République Bassirou Diomaye Faye, à travers une lettre adressée aux agents de l’État où il évoquait les principes sacro-saints de l’éthique dans la responsabilité et le travail, à travers le triptyque : « JUB-JUBAL-JUBBANTI ». Sous ce registre, il nous invitait en ces termes : « Que la droiture, la probité et l’exemplarité commandent chacun de vos actes. Que votre travail quotidien soit imprégné de ce souci permanent du bien commun, où le service à nos concitoyens et leur bien-être priment sur toute autre considération ».
In fine, construire le Sénégal de demain implique inévitablement de cultiver un sens de la responsabilité individuelle et collective, ainsi qu’une conscience sociale et environnementale.
El Hadji Farba DIOP,
Géographe
diopelhadjifarba@gmail.com
Ngor DIENG,
Psychologue-conseiller
ngordieng@gmail.com
Maderpost