La fuite de millions de documents et transactions bancaires à la BGFIBank permet de découvrir la face cachée de l’un des plus gros scandales financiers de la République démocratique du Congo : les 43 millions de dollars d’argent public versés à Egal, une société d’importation de viandes et de poissons liée au premier cercle de l’ancien président Joseph Kabila. L’Inspection générale des finances a enquêté et a dédouané certains des acteurs. Contre-enquête signée Yann Philippin (Mediapart) et Sonia Rolley (RFI) en collaboration avec PPLAAF, KVF, Sentry, The Namibian, De Standaard sur la base des documents Congo Hold-up.
BGFIBANK – « J’étais face à un groupe de mafieux. C’est inacceptable ce qui s’est passé. » Cette déclaration choc est prononcée par l’homme le plus redouté de la République démocratique du Congo (RDC) :Jules Alingete, patron de l’inspection generale des finances (IGF) depuis le 30 juin 2020. En République démocratique du Congo, cette institution a la particularité de dépendre directement du président de République.
Jules Alingete est le « monsieur anticorruption » du nouveau président investi début janvier 2019, Félix Tshisekedi. Il est chargé de tenir l’une des promesses de campagne du chef de l’État : traquer les détournements massifs d’argent public qui ont ruiné le Congo-Kinshasa pendant les dix-huit ans de règne de l’ancien président Joseph Kabila.
Dans l’entretien qu’il nous accordé, les propos du patron de l’IGF sur les « mafieux » étaient d’autant plus durs qu’il a cité les dignitaires les plus puissants du régime Kabila, parmi lesquels : l’ancien gouverneur de la Banque centrale, Deogratias Mutombo, le président de l’entreprise minière publique Gécamines, Albert Yuma, ou encore le frère adoptif de Kabila, Francis Selemani, qui a dirigé la banque BGFI RDC jusqu’en 2018.
L’affaire qui émeut Jules Alingete est un scandale retentissant : le détournement de 43 millions de dollars de la Banque centrale, avec la complicité de la BGFI, au profit de l’Entreprise générale d’alimentation (Egal), une société d’importation de viande et de poisson appartenant à des personnalités du premier cercle de l’ancien chef de l’État, Joseph Kabila.
Consigne #1 : Rouvrir le dossier
Ce détournement a été révélé en 2016 par jean-jacques Lumumba, ancien salarié de la BGFIBAN devenu lanceur d’alerte. Mais il a fallu attendre janvier 2021, deux ans après l’investiture de Félix Tshisekedi pour que l’IGF lance enfin une enquête.
Jusque-là, comme il l’avait déclaré en 2019, le nouveau président se refusait à « fouiner dans le passé », en particulier au sujet des affaires qui touchaient d’un peu trop près à son prédécesseur. Car la victoire de Félix Tshisekedi aux élections de 2018 reste entachée de graves irrégularités. Pour devenir président, il a dû passer un accord politique avec M. Kabila, qui a conservé pendant deux ans le contrôle des principales institutions du pays.
Mais au moment où Jules Alingete ouvre son enquête, en janvier 2021, rien ne va plus entre les alliés de 2018. Félix Tshisekedi a déjà pris le contrôle du Parlement et cherche à faire tomber le gouvernement issu de tractations avec le camp Kabila. Il souhaite aussi reprendre le contrôle de la Banque centrale du Congo (BCC), toujours sous le contrôle de son prédécesseur et de deux de ses proches qui siègent au conseil d’administration.
Quatre mois plus tard, en avril 2021, le rapport final de l’IGF est bouclé. Ce document accablant, que nous nous sommes procuré, dénonce « un montage savamment conçu » pour opérer un « détournement des deniers publics ». Le rapport pointe la « responsabilité » partielle du gouverneur de la Banque centrale du Congo (BCC), Deogratias Mutombo, qui démissionnera trois mois plus tard.
Mais surprise : Jules Alingete s’éloigne des conclusions de l’enquête de ses services. Il écrit aux directions d’Egal et de la BCC pour les dédouaner, rejetant toute la responsabilité sur la BGFI. Certains de ces courriers sont publiés par le site d’information politico.cd.
Si le patron de l’IGF nous a accordé plus d’une heure d’entretien, c’est parce que notre enquête Congo Hold-up, basée sur 3,5 millions de documents issus de la BGFI obtenus par Mediapart et l’ONG PPLAAF, prouve le contraire : Egal a bien bénéficié en 2013 des 43 millions de fonds publics détournés et la BCC a viré cet argent.
Notre enquête révèle aussi qu’Egal a reçu 34,6 millions de fonds supplémentaires d’origine inconnue, qui ont pour la plupart transité par le compte de la BGFI à la Banque centrale. Soit un total de plus de 77 millions de dollars de fonds suspects, dont, comme on le verra plus loin dans le texte, six millions ont bénéficié à Joseph Kabila et à son premier cercle.
Jules Alingete a-t-il voulu couvrir les éminents kabilistes qui peuplent ce dossier ? Il le dément formellement. « Je n’ai aucun intérêt à couvrir Egal », répond le patron de l’IGF. Il ajoute que le président Tshisekedi a été le « seul » à lui demander de « rechercher la vérité » dans cette affaire, alors qu’il a « souffert » de « pressions » d’autres acteurs du dossier.
Le patron de l’IGF dit ne pas avoir eu d’autres choix que de blanchir Egal et la BCC parce que la BGFI ne lui a pas fourni les documents qu’il avait demandés, et a finalement endossé toute la responsabilité dans cette affaire. La banque a même accepté de rembourser les 43 millions à l’État, alors qu’elle n’en a pas été la bénéficiaire !
Dans sa réponse au projet Congo Hold-up, Jules Alingete estime que la BGFI a « sans doute » voulu « empêcher le gouvernement congolais de saisir les avoirs » d’Egal. « Face à un groupe de mafieux qui s’organise, qu’est-ce que je peux faire ? Ils arrêtent des stratégies pour donner l’impression qu’ils sont opposés, mais la BGFI, Egal, Yuma, ce sont un même groupe de gens », a-t-il ajouté lors de notre entretien.
Contactés, la BGFI, la BCC, Albert Yuma et Deogratias Mutombo n’ont pas répondu. Dans ses réponses écrites signées par son gérant Franck Tshibangu, Egal dément formellement avoir « reçu de l’argent de la Banque centrale du Congo », rappelle avoir été « mise hors de cause » par l’IGF, et refuse de répondre à nos questions car l’enquête judiciaire en cours « revêt un caractère secret ».
Consigne #2 : Identifier les responsables
Les documents Congo Hold-up permettent de raconter pour la première fois l’histoire secrète de ce scandale d’État, avec en toile de fond un enjeu vital : l’approvisionnement alimentaire de ce pays d’environ 100 millions d’habitants parmi les plus pauvres du monde, où une personne sur trois souffre de malnutrition aigue, selon l’ONU.
Selon un mémo interne de la BGFI, la société Egal a été fondée en 2013 par des « patriotes congolais » désireux d’offrir à la population de la viande et du poisson moins chers et « de meilleure qualité ». Ces « patriotes » sont tous des intimes de Joseph Kabila, selon des documents obtenus par l’ONG the sentry, partenaire du projet Congo Hold-up.
Les dirigeants d’Egal sont le belgo-congolais Alain Wan et le belge Marc Piedboeuf, un duo d’hommes d’affaires à la tête d’une galaxie de sociétés (mines, ports, transport maritime, travaux publics), qui sont soupçonnées d’agir pour le compte de celui qui est désormais ancien président. Messieurs Wan et Piedboeuf ont par exemple été les actionnaires majoritaires de la puissante société agricole Grands Élevages du Bas Congo (GEL), avant de la céder à Ferme Espoir, une société détenue par Joseph Kabila et gérée par Marc Piedboeuf.
L’un des actionnaires d’Egal est la société Aremad Ltd (20%), immatriculée aux îles Vierges britanniques, paradis fiscal parmi les plus opaques du monde, où il est très facile de dissimuler l’identité réelle des propriétaires. Sollicité, André Wan, le fils d’Alain, nous a fourni un document du registre du commerce indiquant que l’unique propriétaire est sa sœur, et précise qu’elle « représente nos intérêts uniquement ».
Le plus gros actionnaire d’Egal (41%), Norbert Nkulu, n’est autre que l’avocat personnel de Joseph Kabila. Me Nkulu est l’homme des situations délicates : il a assuré bien des négociations au nom de l’ancien président, face aux opposants les plus féroces comme à de simples citoyens opposés au chef de l’État dans des conflits fonciers et expropriés. C’est aussi lui que Joseph Kabila nomme à la Cour constitutionnelle en mai 2018 avec deux autres proches pour verrouiller les résultats des élections qui auront lieu sept mois plus tard.
Le président du conseil d’administration d’Egal, qui détient 29,5% du capital, est l’un des piliers du régime Kabila : Albert Yuma, patron des patrons congolais, président de la compagnie minière d’État Gécamines et à l’époque également président du comité d’audit et administrateur de la Banque centrale. Comme nous l’avons révélé grâce aux documents Congo Hold-up, la Gécamines d’Albert Yuma a versé 20 millions de dollars à Sud Oil, une société-écran contrôlée par Francis Selemani, frère adoptif du président et patron à l’époque de la BGFI RDC.
Albert Yuma fait aussi rentrer, à hauteur de 5%, l’un de ses protégés : l’homme d’affaires Éric Monga, qui est depuis 2013 le patron des patrons dans la riche province minière du Katanga. Après deux ans comme directeur général d’Egal, il a revendu ses parts en 2015.
Sollicités, Norbert Nkulu, Albert Yuma et Éric Monga n’ont pas donné suite. Marc Piedboeuf et la famille Wan ont refusé de répondre à l’essentiel de nos questions, jugeant nos informations « pour la plupart mensongères » et notre démarche motivée par l’« intention manifeste de nuire ». Le 3 novembre, avant même la publication de cet article, ils ont déposé plainte à Kinshasa pour « dénonciation calomnieuse » contre nos partenaires Mediapart et De Standaard. Il y a quatre ans, dans les colonnes du Journal Le Monde, Alain Wan et Marc Piedbœuf s’étaient défendus : « Nous étions présents avant M. Kabila et nous le serons après, l’existence de notre groupe et de nos sociétés n’est pas tributaire ni n’agit pour le compte de M. Kabila. »
Consigne #3 : Élucider l’origine des fonds
En cet été 2013, l’objectif de cette équipe de choc est de conquérir un gros morceau du marché des importations alimentaires, alors dominé par des entreprises étrangères, au premier rang desquelles Orgaman, un groupe familial belge présent en RDC depuis plus de soixante-dix ans.
En janvier 2014, Egal reçoit un appui déterminant de l’État congolais qui lui accorde une exonération totale de droits de douanes sur ses importations de poissons. Trois mois plus tard, Orgaman annonce brutalement l’arrêt de ses activités d’importations alimentaires, invoquant notamment une fiscalité trop élevée.
Monter une société comme Egal nécessite de gros moyens : il faut des bateaux, des camions, des entrepôts réfrigérés. Les promoteurs d’Egal ne peuvent, ou ne veulent, pas financer l’aventure. Ils mettent sur pied une incroyable combine financière pour obtenir cet argent de l’État congolais.
Le 10 juin 2013, un courrier portant la signature du ministre des Finances de l’époque, Patrice Kitebi, annonce à MW Afritec, l’entreprise de travaux publics du duo Wan-Piedboeuf, que l’État lui doit 64 millions de dollars pour « divers travaux effectués », et va payer 43 millions tout de suite.
L’enquête de l’IGF a établi que cette créance, totalement « fictive », a été créée pour « servir d’alibi au détournement ». Face aux inspecteurs, Patrice Kitebi a nié avoir signé. Il a refusé de nous répondre.
MW Afritec a transféré cette créance bidon à Egal, en vertu de deux « conventions » signées en mai et en juillet 2013. Ces contrats prévoient que l’argent que l’État doit à Afritec servira de garantie à un prêt de 40 millions accordé par la BGFI à la société d’importation de denrées alimentaires.
L’État tarde à payer. Qu’à cela ne tienne : la BGFI accorde dès la fin août 2013 un énorme « crédit » à Egal (27 puis 40 millions d’euros), sans examen du dossier et sans signer de convention de prêt, en violation des procédures internes. Un mois plus tard, Egal a déjà dépensé 19 millions de dollars !
Ce prêt ne sera régularisé qu’en janvier 2014. Des emails issus de Congo Hold-up et l’analyse informatique de leurs pièces-jointes montrent que la BGFI RDC a fabriqué des documents antidatés afin de faire croire à sa maison mère, basée au Gabon, que le crédit de 40 millions était régulier dès le départ.
De son côté, la Banque centrale du Congo (BCC) ouvre un compte à la BGFI et y transfère, essentiellement depuis son compte à la Rawbank, 43 millions de dollars. Puis le 29 novembre 2013, deux directeurs de la BCC ordonnent à la BGFI de virer, en plusieurs fois, les fonds à Egal, afin de régler la créance fictive. Comme le montre ses états financiers, la Banque centrale n’hésitera pas à falsifier son bilan comptable officiel, pour faire croire que ce paiement n’a jamais eu lieu.
L’argent atterrit sur un compte à la BGFI intitulé « Egal Séquestre », ce qui suggère que l’argent y est gelé par la banque en garantie du prêt. Nos documents montrent qu’il s’agit en réalité d’un compte courant, contrôlé par Egal.
Un an plus tard, un virement de trois millions de dollars est effectué depuis ce même compte « séquestre » d’Egal à Sud Oil, une société écran contrôlée par Francis Selemani, frère adoptif de Joseph Kabila et directeur général de la BGFI RDC, comme nous l’avons révélé vendredi dans notre première enquête Congo Hold-up. Voilà pourquoi on peut parler de six millions de dollars reçus par Joseph Kabila et son premier cercle.
Suite à la parution de cet article, Egal a démenti auprès de RFI, affirmant que la société « ne détient aucun compte dans aucune banque qui aurait opéré le virement évoqué en faveur de Sud Oil ».
Nous avons pourtant les preuves que ce paiement a bien eu lieu. Le 3 octobre 2014, le compte « Egal sequestre » a transféré 2 999 999,5 dollars à un compte technique de la BGFI baptisé « Virement en instance III », lequel a viré les fonds le même jour à Sud Oil.
Egal disposait en parallèle à la BGFI, en plus du compte « séquestre », d’un autre compte destiné uniquement à payer les « investissements ». Lequel encaissait les prêts de la BGFI, garantis par les fonds fournis par la Banque centrale. Le montage semble avoir été conçu pour que le compte « séquestre », alimenté par les fonds publics détournés, ne règle pas directement les dépenses d’Egal.
L’opération a vite tourné au cauchemar pour la banque. Egal a connu une croissance stratosphérique, avec un chiffre d’affaires de 70 millions de dollars en 2015, deux ans et demi après son lancement. Mais l’entreprise dépense tellement d’argent sur son compte « investissements » qu’elle est incapable de rembourser les prêts.
Vu l’ampleur des impayés, il a fallu restructurer les emprunts plusieurs fois. En juin 2014, Egal obtient un nouveau crédit de quatre millions de dollars, garanti par une somme du même montant que l’entreprise a reçu son sur compte « séquestre ». L’argent vient d’un compte non spécifié à la Rawbank. S’agissait-il du compte de la Banque centrale à la Rawbank, qui avait déjà fourni la majorité des 43 millions un an plus tôt ? La BCC n’a pas répondu.
En mai 2016, la situation est catastrophique. Malgré 57 millions de dollars empruntés à la BGFI, le compte « investissements » est à découvert de 10 millions ! La banque bloque alors ce compte et prélève un total de cinq millions sur le compte « séquestre » pour régler les « impayés ».
Le 15 août 2016, le directeur général adjoint d’Egal, Marc Piedboeuf, supplie par email le frère du président Kabila et patron de la BGFI RDC, Francis Selemani, de « surseoir à ce blocage ». Il reconnait qu’Egal est « incapable » de rembourser les prêts, mais « souhaite vivement que cela puisse être discuté au plus tôt par TOUTES les parties concernées ». « Je ne maîtrise pas tout, loin de là », insiste-t-il, comme pour rappeler qu’Egal est contrôlée par des très proches du président Kabila.
Un mois plus tard, Egal est sauvée par une arrivée de fonds providentielle. Le 29 septembre 2016, 30 millions de dollars sont virés sur son compte « séquestre », avec pour seul libellé « nivellement », en provenance du compte de la BGFI à la Banque centrale. Interrogés sur l’origine des fonds, Egal, la BGFI et la BCC n’ont pas répondu. Cette manne permet à Egal de rembourser une partie des prêts pour un montant de 28 millions de prêts et de débloquer son compte « investissements ».
Le compte séquestre est, lui, vidé deux ans plus tard. Au lendemain d’une réunion au sommet entre Francis Selemani et le nouveau patron d’Egal, le 9 mars 2018, ce dernier, Franck Tshibangu indique vouloir rembourser tous les prêts de la société « afin de redémarrer sainement son exploitation ».
Le 23 mars 2018, Tshibangu ordonne même à la BGFI de virer l’intégralité des 30 millions de dollars encore logés dans le compte « séquestre » : 26,2 millions pour rembourser les prêts, et le solde, soit 3,7 millions, à destination du compte de MW Afritec. C’est le seul virement que reçoit cette société à titre de remboursement : c’est pourtant elle qui avait amené cet argent à Egal (via la créance de 43 millions de l’État), argent qu’Egal s’était engagé à lui rembourser en intégralité.
Le 29 juin 2018, le compte « séquestre » est vide. Il ne fait aucun doute qu’Egal a intégralement dépensé les 77 millions de fonds suspects, dont les 43 millions détournés de la Banque centrale.
Consigne #5 : Repérer les bénéficiaires
Qu’a fait l’entreprise d’importation de produits surgelés de tout cet argent ? Une partie a servi à financer ses pertes et les investissements. Mais nous avons aussi relevé plusieurs dizaines de millions de dollars d’opérations plus troubles.
Egal a par exemple viré dix millions de dollars renseignés comme des achats d’équipements (camions, grues, chambres froides). Sauf que l’argent n’a pas été versé directement aux fournisseurs, mais à ATMD, une société boîte aux lettres immatriculée à Hong Kong et contrôlée, comme le montrent ses statuts, par le duo Wan-Piedboeuf. Cette coquille offshore a aussi touché deux millions pour des « achats de poissons » et 550 000 dollars pour des travaux d’« études et conception ».
Egal a aussi versé la somme colossale de 37,5 millions de dollars à la société Samaki Fishing, basée en Namibie, le principal pays où Egal se fournit en poisson. Au conseil d’administration de Samaki, on retrouve l’un trois piliers d’Egal (Albert Yuma, Eric Monga et Marc Piedboeuf), ainsi que Haddis et Martha Tilahun, un couple très proche du parti au pouvoir à Windhoek, qui contrôle le puissant conglomérat namibien United Africa Group (UAG). Il arrive à Haddis de jouer les intermédiaires avec des groupes étrangers, ce qui lui a valu d’apparaître dans le dossier judiciaire de l’affaire Uramin.
Créée par un cabinet de domiciliation, Samaki est une société boîte aux lettres, inconnue dans le milieu de la pêche, qui ne possède ni quotas de pêche ni navires ni usines. Elle est immatriculée au siège d’UAG alors qu’elle n’apparaît pas dans l’organigramme public du groupe.
En août 2013, Egal vire 11,5 millions de dollars à Samaki pour « achat de poissons congelés », puis 1,25 million pour le même motif moins d’un an plus tard. À en croire les registres de douanes, il y a bien eu des livraisons en 2014, mais difficile de connaître leur volume. Albert Yuma lui-même avait reconnu auprès de l’ONG journalistique OCCRP que Samaki avait servi d’« intermédiaire ».
Samaki était-elle une société boîte aux lettres ? Elle est immatriculée au siège d’UAG alors qu’elle n’apparaît pas dans l’organigramme public du groupe. Le business plan confidentiel de Samaki indique que l’entreprise voulait initialement obtenir des permis de pêche pour 60 000 tonnes de maquereaux par an. La présentation précise qu’Egal s’est associée au couple Tilahun pour « acquérir ces droits à un prix compétitif » et « sécuriser » son accès au poisson namibien.
En l’espace d’un an, entre août 2014 et août 2015, Egal vire 19,5 millions supplémentaires à Samaki avec pour justification « paiement des charges d’exploitation ».
Aucun des protagonistes n’a accepté de nous répondre au sujet de la destination finale des fonds. Contactée, Martha Tihalun nie avoir jamais entendu parler de la société, alors que les documents officiels montrent qu’elle est administratrice depuis 2013.
Egal a enfin versé 14 millions de dollars à All Ocean Logistics (AOL), une société immatriculée aux îles Feroe, un archipel situé entre la Grande Bretagne et l’Islande, véritable paradis fiscal pour armateurs. AOL possède au moins un bateau de la flotte d’Egal : le navire frigorifique El Nino. C’est aussi par cette coquille que transite une partie des fonds destinés à financer ces opérations maritimes.
Egal et ses gestionnaires ont ainsi exécuté une lubie du président Kabila : la création d’un parc d’animaux sauvages dans son domaine de Nsele, au sud de Kinshasa, qui appartient à sa société agricole personnelle Ferme Espoir.
Comme l’ont révélé Le Monde et l’OCCRP en 2017, Egal a importé de Namibie vers la RDC, à bord du cargo El Nino, des centaines de bêtes sauvages. Des girafes, des zèbres, des buffles, des gazelles et des gnous bleus ont ainsi été acheminés dans le domaine présidentiel.
Notre enquête Congo Hold-up montre que les livraisons se sont poursuivies après cette date. Dans un rapport daté de juillet 2019, une fondation internationale pour la conservation des girafes, Giraffe Conservation Foundation, atteste que douze sur seize girafes sont mortes pendant le transport et suite à des problèmes d’acclimatation en RDC. En mai 2019, le cargo El Nino a transporté quatre éléphanteaux et leurs parents jusqu’à la Ferme Espoir.
Nous avons retrouvé dans les documents Congo Hold-up un paiement de 100 000 dollars à la société namibienne qui s’occupait de l’ exportation des animaux par une autre société de la galaxie Wan-Piedboeuf, Carrières du Congo.
Consigne #6 : Transmettre le dossier à la justice
Le scandale Egal éclate le 29 octobre 2016, lorsque le quotidien belge le soir révèle, grâce à de premiers documents fournis par le lanceur d’alerte Jean-Jacques Lumumba, le paiement de 43 millions de dollars de la Banque centrale à Egal. Comme on l’a vu plus haut, il s’agit de la créance fictive que l’État congolais a « remboursée » en juin 2013 à MW Afritec, puis que MW Afritec a transférée à Egal.
À l’époque, tous les protagonistes protestent. Ils démentent formellement que ce paiement ait eu lieu. Un tel financement par la BCC d’une entreprise privée serait illégal, « comme n’importe où ailleurs dans le monde », déclare même Albert Yuma, actionnaire d’Egal et président du comité d’audit de la BCC. Aucune poursuite n’est engagée.
Deux ans plus tard, en 2018, les scandales se multiplient et des enquêtes internes sont lancées à la BGFIBank. Le directeur de l’audit, Yvon Douhoure, se charge personnellement du dossier Egal. Francis Selemani n’est plus directeur général de la BGFI RDC, il est officiellement nommé au Gabon.
Le 22 juin 2018, Yvon Douhoure envoie ses conclusions, documents à l’appui, à la directrice adjointe du groupe BGFI au Gabon, Huguette Oyini. Et confirme que l’argent a bien été fourni par la BCC à Egal. Il ajoute que le directeur des opérations de la BGFI RDC a menti sur ce point aux avocats de la banque : « [Il leur] avait dit que le cash collatéral [NDLR : montant versé sur le compte séquestre] avait été constitué en 2013 par des dépôts progressifs d’Egal. Nous notons donc que cela n’est pas vrai. »
Le même mensonge dénoncé par Yvon Douhoure sera pourtant servi trois ans plus tard à l’Inspection générale des finances (IGF), lorsqu’elle ouvre enfin une enquête officielle en janvier 2021.
Le 5 février 2021, le patron de l’IGF, Jules Alingete, écrit un courrier très dur à Egal, accusant la société de « détournement des deniers publics ». Le directeur d’Egal, Franck Tshibangu se défend : il répond que le compte « séquestre » sur lequel Egal a reçu les 43 millions et été ouvert et géré par la BGFI, « à l’insu » de la société. Des documents Congo Hold-up démontrent le contraire.
D’ailleurs, la BGFI conteste ces accusations. La tension entre la BFGI et Egal aurait encore monté alors d’un cran. En mars 2021, lors d’une réunion de travail à l’IGF, en présence de représentants de la présidence de la République et du ministère des finances, les représentants d’Egal et la directrice générale de BGFI RDC, Marlène Ngoyi, « en sont venus aux mains », assure Jules Alingete.
Selon lui, « quelques jours plus tard », la BGFI « a reconnu sa responsabilité ». Jules Alingete indique que c’est à cause de cela qu’il a envoyé, le 16 mars, un courrier à Egal indiquant que « la société […] a été mise hors de cause ».
La BGFI a-t-elle effectivement reconnu ses torts ? Ces déclarations du patron de l’IGF paraissent surprenantes car le 13 avril, le directeur général adjoint de la banque écrit à l’IGF qu’Egal a été « le bénéficiaire exclusif » des 43 millions et avait le contrôle du compte. Il fournit une preuve : l’ordre de virement d’Egal ordonnant en 2018 de vider le compte.
Egal réplique que cet ordre n’a jamais été effectué. Les documents Congo Hold-up montrent une fois de plus que c’est faux.
Pourtant, le patron de l’IGF insiste : la BGFI aurait craqué à nouveau, admis sa responsabilité, définitivement cette fois et accepté de rembourser. Alors qu’elle disposait de documents montrant qu’elle était seulement complice du détournement. « On a demandé à la BGFI de nous donner tous les documents. Elle ne nous les a jamais donnés, indique Jules Alingete. J’ai atteint mon objectif, qui est de récupérer l’argent de l’Etat. »
La BGFI aurait même accepté de rembourser. Pour preuve, Jules Alingete fournit un courrier daté du 25 octobre 2021 dans lequel l’avocat de la BGFI écrit à la BCC pour réclamer un échelonnement des paiements, avec un premier versement prévu en novembre.
Pourquoi la BGFI a-t-elle accepté de porter le chapeau ? Interrogée, la BGFI RDC et sa patronne de l’époque Marlène Ngoyi n’ont pas donné suite.
Du côté de la Banque centrale, après l’envoi du rapport à la présidence, Deogratias Mutombo, gouverneur de la BCC, et Albert Yuma, par ailleurs actionnaire d’Egal, ont tous deux démissionné du conseil d’administration de la Banque des banques. Pour M. Yuma, sa démission était une exigence officieuse du Fonds monétaire internationale (FMI) depuis trois ans, au vu du conflit d’intérêt évident (NDLR : il était le patron de la Gécamines). Ces démissions ont ouvert la voie à la signature d’un programme de trois ans avec l’institution financière internationale et d’un prêt d’un milliard et demi de dollars.
Interrogée sur sa gestion de l’affaire Egal, la Présidence de Félix Tshisekedi qui a participé aux réunions clefs assure n’avoir fait « aucune pression » et rappelle que « ce n’est pas à la présidence d’engager des poursuites ». Pour toutes les questions sur le fond du dossier, elle renvoie aux « réponses apportées » par le patron de l’IGF, et confirme que son dossier a été transmis à la justice.
Quant au déblocage des nominations à la Banque centrale, elles sont des « décisions personnelles du président de la république et de la nécessité de la mise en conformité de son conseil d’administration et la loi organique régissant son fonctionnement. »
« J’ai fait mon travail, qui est de récupérer l’argent de l’État. C’est à la justice de déterminer les responsabilités de chacun », insiste de son côté le patron de l’IGF. Le procureur général de Kinshasa en charge de l’enquête pénale a refusé de nous répondre, invoquant le secret de la procédure.
Depuis huit ans, Egal est en tout cas devenu un poids lourd de l’alimentaire, en particulier grâce à ses chinchards importés de Namibie. Eric Monga, ancien directeur général, a écrit à notre partenaire PPLAAF qu’il « est de notoriété publique qu’avec l’avènement d’Egal, les prix de chinchards et des vivres frais ont chuté ». Mais les choses ne sont pas si évidentes, à en croire les prix du marché de Kinshasa publiés en ligne par l’Institut national de la statistique du Congo, l’Agence congolaise de presse et la Radio Okapi des Nations unies.
Fin 2016, soit deux ans après le début de l’activité d’Egal, les prix du chinchard dépassent de 20% les prix qu’ils atteignaient à la mi-2013. Ils ont continué d’augmenter au cours des années suivantes, même si, en 2020, une fois convertis des francs congolais vers le dollar, les prix ont légèrement diminué, selon les calculs de PPLAAF. Peu d’éléments montrent que la mission « patriotique » d’Egal pour lutter contre la faim a été un succès.
Maderpost / Rfi