Qui a le droit de fouler le tapis rouge ? La République est d’abord symboles et dans le déploiement de ses rituels, le protocole n’est jamais loin pour rappeler les usages dans un système politique qui fait du Président de la République la clé de voûte des institutions, nonobstant la séparation des pouvoirs. Il est effectivement un « monarque » au sens où maintes exclusivités à lui accordées, dont celle de marcher sur un tapis rouge lors des cérémonies qu’il préside pour marquer son territoire, rappellent systématiquement l’étendue de ses pouvoirs. Cette prééminence peut-elle se partager ?
TRIBUNE – Depuis l’installation du nouveau Président de la République, le 02 avril dernier, et son choix porté sur le leader du Pastef pour diriger le gouvernement, le tandem est scruté, ses décisions analysées sous l’angle de la convergence ou du désaccord, et les spéculations sur son avenir très animées. Et surtout les gestes et postures interprétés. Cette focale ajustée des caméras sur les pas du Premier ministre lors des cérémonies officielles est l’indice que sa relation avec le Chef de l’Etat influera fortement ce quinquennat…
« Je gouvernerai totalement », a répondu le chef du gouvernement ajoutant que « Diomaye est Sonko ; et Sonko est Diomaye, ce qu’ils ne veulent pas entendre ». C’était le 09 juin dernier, au Grand-Théâtre de Dakar, devant une foule de militants, pour sa première sortie « politique » après l’installation de son équipe. « Je le foulerai ce tapis rouge autant que l’envie m’en prendra », a ajouté Ousmane Sonko, comme pour exprimer l’idée que sa relation fusionnelle avec le Président de la République dépasse le cadre où les observateurs veulent l’installer.
Naturellement, les opposants ont beau jeu de pointer la potentielle dualité perçue dans un exécutif à deux puissants pôles, la redevabilité du Chef de l’Etat à son mentor politique étant compensée par son pouvoir de signature ; le Chef de l’Etat est élu pour cinq ans ; le Premier ministre a été nommé pour une période ajustée sur la volonté présidentielle. Mais comme nous l’écrivions récemment dans ces colonnes, « Ousmane Sonko n’est pas n’importe quel Premier ministre ; il est à la tête de la principale force politique du pays ».
Abdou Latif Coulibaly, ancien ministre et néo-opposant, a déclaré avant-hier que « le Premier ministre doit comprendre qu’il n’est pas le président de la République, qu’il fasse ce qu’il a à faire et reste discret ». Toutefois, il a précisé que si le « Président Diomaye accepte cette situation, ils pourront cheminer sans aucun souci et il semble que Diomaye est dans cette posture ». Quelle situation ? C’est celle que l’on voit depuis trois mois : un Premier ministre aux manettes, ajustant son parti à son nouveau statut avec une large responsabilisation aux affaires étatiques de ses membres, Un chef du gouvernement engagé sur tous les fronts dont celui du coût de la vie, de la spéculation foncière, de la restauration de la viabilité des finances publiques, ceux induits par la responsabilité gouvernementale. Mais il y a aussi celui de « la conversation politique », celle que tout pouvoir entretient avec l’opinion publique et avec ses opposants. Le Pr Maurice Soudieck Dione estimait le 07 avril dernier « qu’il faut avoir un a priori positif par rapport à ce qu’il n’y aura pas de dualité au sommet de l’État.
Oui, il y a toujours des risques de dualité, mais ces risques de dualité peuvent être évités si chacun a une claire conscience de l’étendue de ses compétences et que s’il y a une concertation permanente entre les deux ». Au micro de Walf Fm, l’agrégé en sciences politiques expliquait que « cette hyper-présidentialisation va être rationalisée de fait, avec un Premier ministre qui, quoi qu’on puisse dire, a été la cheville ouvrière, l’élément catalyseur de cette victoire éclatante et de l’élection brillante du président Bassirou Diomaye Faye ». Il a donné au duo « un préjugé favorable au regard des actes qui ont été posés par Ousmane Sonko jusque-là, et au regard aussi de la personnalité de Bassirou Diomaye Faye qui est quelqu’un d’intelligent, de structuré, de pondéré et qui n’a pas un égo surdimensionné », avait ajouté l’enseignant chercheur en Science politique.
Si le tandem au pouvoir suscite tant l’attention, c’est qu’il évoque, pour les contempteurs du Pastef et de sa nouvelle majorité présidentielle, un traumatisme à l’origine de l’hyper-présidentialisation : la crise de 1962 entre Léopold Sédar Senghor et Mamadou Dia. Pour ses soutiens, c’est au contraire tout bénéfice, l’association entre le Président Bassirou Diomaye Faye et son Premier ministre n’étant que la manifestation d’un volet du « Projet », à savoir minorer les égos pour sublimer un idéal partagé. Et, surtout, la réflexion à ce sujet est toujours ramenée aux conditions qui ont présidé à l’alternance d’avril 2024 : une démocratie chahutée, le chef du principal parti d’opposition empêché d’y prendre part, le candidat finalement désigné et futur vainqueur lui-même élargi de prison juste avant le début de la campagne électorale.
Les exemples à l’association « Diomaye-Sonko » ne manquent pas à travers le monde, les situations étant fonction des hommes et de la nature des régimes. Près de nous, en Gambie, le Président Barrow a reconsidéré sa promesse de se retirer au bout de trois ans après avoir été désigné par Oussainou Darboe.
En Russie, (le président Poutine et son Premier ministre Medvedev), en Inde (Ndlr – Sonia Gandhi, en raison de sa citoyenneté italienne d’origine, a choisi de ne pas devenir Premier ministre mais a continué à jouer un rôle clé en tant que leader du parti du Congrès) ; à Singapour, aussi Lee Kuan Yew, le Premier ministre fondateur de la cité-Etat a démissionné puis a continué à exercer une influence en tant que ministre senior et plus tard ministre mentor). Pour dire que de situation inédite, il n’y en a point. Et il y a fort à parier que les Sénégalais jugent leurs dirigeants sur la base d’autres considérations que d’improbables paris.
Maderpost / Samboudian KAMARA