Le durcissement de la politique monétaire aux Etats-Unis entraîne une fuite des capitaux de certains pays en développement, et avive le risque d’une crise financière similaire à celle de 2013.
ECONOMIE – Il y a, ces jours-ci, des gouverneurs de banque centrale plus soucieux que d’autres. « L’économie mondiale est dans l’œil du cyclone », a ainsi déclaré, fin septembre, celui de la Reserve Bank of India. Shaktikanta Das a des raisons de s’inquiéter : les réserves de l’institution sise à Bombay ont fondu de 100 milliards de dollars (103 milliards d’euros) depuis le début de l’année, alors que celle-ci rachète à tour de bras des roupies pour enrayer sa chute par rapport au billet vert.
Depuis que la Réserve fédérale des Etats-Unis (Fed) a commencé à relever ses taux, au premier semestre, pour lutter contre l’inflation, les capitaux désertent les marchés émergents, en affaiblissant, au passage, leurs devises. Ainsi, la monnaie ghanéenne, le cedi, a perdu 41 % face au dollar depuis le début de l’année, tandis que le dollar taïwanais s’est déprécié de 13 %.
En Mongolie, le tugrik a cédé 16 % de sa valeur, alors que les réserves de la banque centrale ont diminué de 40 % en un an. Khan Bank, le plus grand établissement bancaire du pays, vient d’annoncer le plafonnement des conversions en devises étrangères à 300 dollars par mois.
« Alors que l’économie mondiale se dirige vers des eaux agitées, le temps est venu pour les responsables des pays émergents de fermer les écoutilles », a alerté le chef économiste du Fonds monétaire international (FMI), PierreOlivier Gourinchas, dans des prévisions publiées le 11 octobre.
Lors des trois premiers trimestres de l’année, les investisseurs étrangers ont vendu en Asie, hors Chine, 69,7 milliards de dollars d’actifs, bien audelà des 47,6 milliards de dollars qu’ils avaient cédés au pic de la crise financière mondiale de 2008.
La banque J.P. Morgan a revu à la hausse ses prévisions de sortie des capitaux des économies intermédiaires en 2022 à 80 milliards de dollars, au lieu de 55 milliards. « Onze pays émergents risquent une crise de la balance des paiements à cause du resserrement monétaire international », avertit de son côté la société d’assurance-crédit Allianz Trade, dans une note publiée début octobre.
Parmi ces pays figurent le Chili, le Pakistan, la Hongrie, le Kenya ou encore la Tunisie. Ces décrochages font planer le risque d’une crise financière similaire à celles qui ont déjà secoué la planète.
Des institutions inquiètes
A chaque resserrement de la politique monétaire américaine, lorsque les robinets à liquidité se ferment, la tempête financière se lève sur les pays émergents, comme ce fut le cas au printemps 2013, ou, en 1994, au Mexique. Une vulnérabilité qui tient à la fois à leurs besoins en financement extérieur et à la domination du dollar dans les transactions internationales et le commerce mondial.
« L’assombrissement des perspectives de croissance dans les pays émergents n’arrange rien », souligne le gérant d’un fonds d’investissement, qui tient à rester anonyme.
Avec la montée du protectionnisme, des tensions géopolitiques et la fragilité des chaînes d’approvisionnement apparue au grand jour pendant la pandémie de Covid19, à partir de 2020, le contexte leur est bien moins favorable.
Les institutions financières internationales ne cachent pas leurs craintes. La directrice générale du FMI, Kristalina Georgieva, a exprimé, jeudi 6 octobre, ses inquiétudes sur « les risques grandissants qui pèsent sur la stabilité financière », notamment en ce qui concerne certains « segments clés des marchés financiers » ou encore « la dette souveraine ».
« L’ère de la convergence des revenus a cédé la place á (celle de) la divergence », note la Banque mondiale
Au même moment, la secrétaire américaine au Trésor, Janet Yellen, mettait en garde contre les « retombées internationales » de la politique de la Fed, particulièrement pour « les marchés émergents et les pays en développement plus touchés par les chocs mondiaux ».
Et, comme si le cataclysme financier ne faisait plus de doute, Mme Yellen a prévenu : « Nous devons être prêts à aider les pays qui tombent dans la dette, ou dans d’autres crises. » « Ce choc a toutes les chances de se transformer en tempête », analyse Richard Kozul Wright, économiste, à la Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement, l’organisation qui regroupe les pays en développement.
« C’est encore plus grave qu’avant, poursuit l’expert, car les pays émergents mettront plus de temps pour s’en relever. » Plus que jamais, la hausse des taux directeurs de la Fed, qui est une solution à l’inflation américaine, menace les économies émergentes.
« Il y a d’autres solutions, plaide Richard KozulWright. Washington pourrait imposer un contrôle des prix, comme l’ancien président [1969 1974] Richard Nixon l’a fait, renforcer la compétition ou lutter contre la spéculation sur certains marchés. »
Que la tempête si redoutée arrive ou non, les pays à revenus intermédiaires doivent déjà affronter les conséquences du resserrement de la politique monétaire américaine. Un troisième choc en l’espace de quelques mois, qui succède de peu à la crise due au Covid19 et à la guerre en Ukraine, déclenchée le 24 février.
Service de la dette
La Fed contraint ces pays à relever leurs taux d’intérêt dans son sillage – des hausses qui n’ont jamais été aussi nombreuses dans le monde au cours des cinquante dernières années – pour freiner l’hémorragie de capitaux vers les Etats-Unis, mais tout en ralentissant leur croissance.
Une perspective qui n’enchante pas les pays émergents, mais qui ne leur laisse guère le choix.
A l’annonce, début octobre, d’une énième hausse par la banque centrale colombienne, le ministre des finances du pays, José Antonio Ocampo, visiblement agacé, a menacé sur Twitter d’instaurer une taxe pour empêcher les sorties de capitaux… avant de se raviser devant la chute libre du peso colombien.
La dévaluation des monnaies renchérit également le coût des emprunts, souvent libellés en dollars, des pays pauvres, à l’instar de la Somalie, qui y consacre désormais la moitié de son budget.
Ce service de la dette aspire à lui seul 16,5 % des revenus des pays d’Afrique subsaharienne, contre seulement 5 % en 2010. Leurs marges de manœuvre financières se réduisent pour venir en aide aux pauvres – dont le nombre a augmenté de 70 millions en 2020 – ou pour amortir le choc de l’inflation, qui s’est accélérée avec la guerre en Ukraine.
La Banque mondiale a calculé qu’elle aurait atteint en Egypte les 18,4 %, au lieu de 14,3 % actuellement, si les autorités n’étaient pas intervenues, en bloquant les prix ou en distribuant des subventions.
Alors que la croissance des émergents donnait jusqu’ici l’espoir d’une convergence du niveau de vie des habitants de la planète, c’est désormais le contraire qui est en train de se produire.
« L’année 2020 a marqué un tournant historique : l’ère de la convergence des revenus mondiaux a cédé la place à [celle de] la divergence », remarquait la Banque mondiale, dans son rapport annuel sur la pauvreté dans le monde, publié le 5 octobre.
Et ce fossé n’est pas près de se réduire, alors que les capacités des institutions internationales et des banques multilatérales à répondre aux besoins de financement des plus fragiles atteignent leurs limites.
Depuis le début de la pandémie, le FMI a déjà approuvé de nouveaux financements à 93 pays en difficulté, pour un montant de 258 milliards de dollars, et a renforcé ses réserves en approuvant en 2021 une allocation générale de droits de tirage spéciaux (DTS) pour environ 650 milliards de dollars.
Mme Yellen a appelé, le 6 octobre, les banques multilatérales de développement à « évoluer » et à « mobiliser les financements de manière plus efficace », y compris en provenance du secteur privé. Les besoins en financement des pays en développement pour faire face aux conséquences du changement climatique vont aussi augmenter, comme le montrent les inondations au Pakistan de cet été, qui ont causé des destructions évaluées par Islamabad à 30 milliards de dollars.
« On ne peut pas demander » aux pays émergents, « qui sont parmi les plus impactés par le réchauffement climatique », « de s’endetter alors qu’ils ne peuvent [déjà] plus rembourser leurs dettes », affirme M. Kozul Wright.
Maderpost / Le Monde Julien Bouissou