«J’espère que ça va et que le moral n’est pas à plat avec les évènements du pays», m’écrit un frère sénégalais genevois, en voyage d’affaires en Tanzanie. «Salam grand, eh bien, oui, une immense tristesse, une désolation et un sentiment de honte».
TRIBUNE – En effet, le verdict de la Chambre criminelle de Dakar rendu le 1er juin, requalifiant les faits de viol reprochés à l’opposant Ousmane Sonko sur l’ancienne masseuse Adji Sarr en corruption de jeunesse, et le déclarant coupable de ce chef avec une peine de deux ans d’emprisonnement fermes dans l’affaire «Sweet Beauté », a plongé le Sénégal dans une forme de guérilla opposant les partisans du politicien et les forces de sécurité (pas l’armée!) avec un bilan officiel de 16 morts. Des opposants et une partie de la jeunesse ont vu dans ce verdict une manipulation de la justice et une volonté politique du gouvernement d’écarter M. Sonko, président du parti Pastef arrivé 3e à la présidentielle de 2019, avec 15% de l’électorat. Ce parti s’est depuis bien massifié et constitue une réelle force.
L’espace public menacé par la montée des discours haineux
Beaucoup d’observateurs alertent depuis longtemps sur la montée dangereuse du discours de la haine, la banalisation de la violence, l’infiltration des fausses nouvelles jusque dans les rédactions, et sur le pourrissement de l’espace public avec l’anéantissement du logos imposé par une vision binaire et une prise en otage de la dialectique par les politiciens de tous bords: soit on est avec Sonko, soit on est avec Macky Sall! Des intellectuels ont déserté le débat public, refusant ce manichéisme. Sur les réseaux sociaux, des appels à la violence, au meurtre, à la destruction des biens publics et privés sont lancés.
Dans la réalité, des enfants sont morts, des bibliothèques et des archives des universités ont brûlé, l’école de journalisme – l’une des plus anciennes de l’Afrique de l’Ouest – est saccagée, des supermarchés détenus par des Français et des stations d’essence ont été cramés! Une balafre hideuse sur le visage de la belle démocratie sénégalaise en péril. En embuscade, les menaces d’une déstabilisation du pays par des forces occultes, ce qui aurait de graves incidences sur la stabilité de l’Afrique de l’Ouest durement touchée par le terrorisme international qui essaie de s’y trouver un nid, au moment où justement le Sénégal et la Mauritanie vont devenir d’importants producteurs de gaz et de pétrole début 2024, année justement de la prochaine élection présidentielle prévue en février.
Les Sénégalais ont une certaine idée d’eux-mêmes et de leur histoire mais là, dur, dur, dur vraiment à avaler. Beaucoup parmi eux, notamment dans la diaspora, ne comprennent pas comment nous en sommes arrivés là. J’ai envoyé, comme on le fait très souvent entre compatriotes, des prières de paix aux frères, pour que le pays caractérisé par la joie de vivre revienne, pour que sa légendaire tolérance et son hospitalité – la «Teranga» – refassent jour.
«Si le Sénégal tombe, c’est toute l’Afrique notamment francophone qui tombe!»
En me rendant à l’ONU, le lendemain, pour couvrir la 111e session de la Conférence du travail qui se tient actuellement à Genève, jusqu’au 16 juin, je croise le regard de la délégation guinéenne. L’un d’eux, un ami, avec hésitation m’interpelle: «Mais. Qu’est ce qui se passe? On n’attendait pas ça du Sénégal!». Je réponds qu’il faut prier. Le lendemain, je déjeune au restaurant sénégalais Le Palmerin, aux Pâquis, alors que je finissais mon Ceeb Jën (riz au poisson, le plat national entré au patrimoine mondial de l’UNESCO), quand une partie de la délégation du Mali arrive. Tout de suite et je ne sais comment, un monsieur pose la même question que notre frère de Guinée et, sans attendre une réponse, lance, magistral: «Si le Sénégal tombe, c’est toute l’Afrique notamment francophone qui tombe!». Je tressaillis, je sais de quoi il parle. De ce Sénégal, terre de paix, 7e contributeur mondial des forces de l’ONU pour le maintien de la paix, pays médiateur dans de nombreux conflits, Gambie, Côte d’Ivoire, Mauritanie, Mali, jusqu’en Israël et Palestine etc.
Déception
De mémoire de journaliste sénégalais, le seul depuis plus de 20 ans accrédité au Palais des Nations Unies, à Genève, travaillant, en toute liberté, en toute dignité, j’ai le «Sénégal au cœur»; mais aujourd’hui notre pays fait l’objet de communiqués de presse de toute part appelant au «calme», à la «retenue», à des enquêtes sur la «mort» de manifestants, au «dialogue» etc.
C’est une première, pour un pays ancré dans la démocratie, pleinement engagé pour le progrès humain, malgré tous les défis et urgences auxquels il fait face. Ce Sénégal qui est très souvent appelé à aller éteindre des feux ailleurs, grâce au professionnalisme de ses magistrats et de ses forces de l’ordre, et à la qualité de ses ressources humaines. Notre pays est l’un des grands contributeurs des forces de paix dans le monde, et le pays le mieux élu pour occuper un siège au Conseil des droits de l’Homme.
Un appel fraternel à Macky Sall
Monsieur le Président, n’est-il pas grand temps de parler avec votre peuple? Parler pour rassurer, parler pour apaiser et surtout parler pour ne pas laisser des profiteurs de situations propager les germes du chaos. Car nos cœurs sont meurtris!
Notre grand pays ne va pas sombrer, n’en déplaise à nos ennemis, et que nos amis s’en rassurent; mais hélas Monsieur le Président, notre pays, ce Sénégal éternel, inquiète, et à juste titre. Demain, c’est votre nom qui sera cité, pas celui de vos conseillers ou proches, ni même celui de vos opposants républicains ou radicaux. L’Histoire dira qu’en l’an 2023, le Sénégal ébranlé a eu, ou pas, un chef qui a pris, ou pas, les décisions ultimes qui sauvèrent le pays du naufrage! N’écoutez pas les voix de la haine. N’écoutez pas les voix partisanes et courtisanes. Écoutez votre cœur d’homme.
Écoutez les voix de nos ancêtres.
El Hadji Gorgui Wade Ndoye
Article publié dans Le Temps – Suisse
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