Au cours d’un “Débat sur le problème énergétique africain” portant sur “La science, la technique et le développement de l’Afrique – l’Afrique et son avenir”, au Symposium international de Kinshasa, du 20 – 30 avril 1985, le Dr Cheikh Anta Diop à qui les barons de la connaissance infuse et le pouvoir totalitaire interdisent l’enseignement, exprime alors son incroyable pensée sur une problématique plus actuelle que jamais. Reprise par la première édition du journal Campus du Centre des oeuvres universitaires de Dakar (COUD) paru vendredi 7 février à l’occasion de la célébration du 34e anniversaire de la disparition du pharaon Diop, Maderpost donne ici la version électronique. A lire ! Absolument.
“Faisons une projection dans le proche avenir et demandons-nous quelle sera la physionomie énergétique du monde, dans 30 à 40 ans, aux confins des années 2010 à 2020. Si le rythme actuel de la consommation mondiale est maintenu les experts sont à peu près d’accord pour prévoir une pénurie croissante dans le domaine des sources d’énergie primaires fossiles, c’est-à-dire celui des hydrocarbures, du gaz naturel, du charbon, des tourbes etc., même en faisant la part des nappes et mines importantes restant à découvrir au niveau des continents.
En même temps, la pollution atmosphérique en gaz carbonique qui a atteint une échelle géochimique, ira s’accentuant. La physique de l’atmosphère est très mal connue, et une modélisation correcte de l’évolution des phénomènes reste très difficile.
Cependant on sait que le gaz carbonique en provenance de la combustion des sources fossiles tend à former dans l’atmosphère un écran produisant un “effet serre” sur le rayonnement solaire.
Il pourrait s’en suivre, à la longue, une légère élévation de la température du globe avec toutes les catastrophes qui en découleraient. Donc l’épuisement progressif des sources d’énergie classiques et les impératifs écologiques amèneront l’humanité dans un avenir, non très lointain, à envisager sérieusement un changement de vecteur d’énergie.
Tous ces facteurs et tant d’autres aidant, les hydrocarbures deviendront, de plus en plus, des matières premières de synthèse pour l’industrie chimique, protéines animales, fibres etc.
En effet, l’épuisement des sources d’énergie fossile, non renouvelables, y compris l’uranium, va coïncider selon toute probabilité avec l’opérationnalité des centrales solaires hélio-voltaïque ou à un cycle thermodynamique et surtout avec la faisabilité de la réaction thermonucléaire, d’abord la réaction tritium-deutérium, puis deutérium-deutérium.
Le tritium étant obtenu, à partir du lithium 6, la quantité totale de deutérium à fusionner dans le cas de la première réaction dépendrait des réserves de lithium disponibles sur la planète.
Or, on sait que celles-ci sont limitées. Mais dans le cas de la seconde réaction (deutérium-deutérium) l’humanité disposerait d’une source d’énergie quasi inépuisable, c’est-à-dire pour un milliard d’années. Cette durée correspond à la quantité de deutérium contenue dans les océans (2 1017 kg avec une concentration de 0.02 %).
Le deutérium ou hydrogène lourd nécessaire à l’alimentation des réacteurs thermonucléaires serait extrait comme l’hydrogène léger par électrolyse de l’eau de mer, pour une somme modique.
Ceci n’est pas tout à fait un rêve : en France avec une configuration Tokamak et par un chauffage du plasma par radio-fréquences, on vient d’atteindre il y a deux ans, à Fontenay-aux-Roses, une température de 20 millions de degrés avec une densité de matière de 200 000 milliards de particules par cm3.
Certes, le “critère de Lawson” est loin d’être satisfait et nous sommes conscients des immenses progrès qui doivent être réalisés encore pour que la fusion thermonucléaire soit domestiquée. C’est aussi à la même époque, vers l’horizon 2020 que la quasi totalité des grandes chutes d’eau africaines seront équipées pour la production de l’hydroélectricité : Inga au Zaïre en particulier ; peut-être aussi qu’à la même époque le procédé japonais qui consiste à fabriquer de l’hydrogène en utilisant directement le rayonnement solaire pour casser la molécule d’eau commencera à sortir du laboratoire.
Le rapprochement de ces deux tableaux montre que l’humanité sera amenée à changer de vecteur énergie, pour l’essentiel. Un auteur comme M. Jacques Percebois envisage trois vecteurs possibles : le vecteur classique qu’est l’électricité qui subsistera toujours, mais deviendra insuffisant pour l’ensemble des besoins d’activités, le méthanol dont la production pourrait être accrue par des moyens bioénergétiques mais que nous écartons ne serait-ce que pour des raisons de pollution.
Cette solution que le Brésil tente d’appliquer (construction de voiture fonctionnant au méthanol) en ce moment, par la culture de la canne à sucre pour faire face à la pénurie du pétrole, montre au moins l’actualité du problème, solution précaire : des aléas climatiques ont forcé le Brésil à amender son projet.
Enfin, le vecteur hydrogène que beaucoup de spécialistes considèrent comme susceptible de devenir la solution de demain, en association bien sûr avec l’électricité.
Cette solution serait la meilleure pour l’Afrique, pour les raisons suivantes : Certes l’hydrogène n’est pas une énergie primaire et en brûlant il restitue moins que l’énergie dépensée pour le produire, car la conversion énergétique est toujours accompagnée de pertes. Mais, en cela, elle est identique au vecteur méthanol. Pour que son usage devienne opérationnel, il faudra donc disposer d’immenses sources d’énergie renouvelables pour le produire.
Tel pourrait être le cas de l’Afrique associant l’hydroélectricité de ses grands barrages aux centrales solaires (devenues opérationnelles), dans une trentaine d’années, avant même l’exploitation commerciale de l’énergie thermonucléaire.
A l’époque coloniale, les ingénieurs belges avaient déjà calculé que le barrage d’Inga entièrement équipé permettrait à lui seul d’assurer l’éclairage de tout le continent Sud Américain, ou tous les besoins énergétiques du continent africain en temps de paix. Ils avaient calculé aussi qu’en élevant la tension du courant produit à Inga au seuil du million de volts et en le redressant pour le transporter en continu à travers toute l’Afrique, le Sahara jusqu’en Espagne, au Portugal et au sud de l’Italie, ils pourraient le moduler encore pour obtenir de l’alternatif et que le kWh, ainsi vendu à l’Europe pauvre, resterait encore compétitif malgré les pertes en lignes.
Donc, soit dit en passant, l’Afrique ne manque pas d’énergie, mais celle-ci est mal identifiée et mal distribuée ; l’interconnexion du réseau africain pour la création d’un marché intégré de l’énergie est un impératif économique. Il nous faudra calculer le nombre de véhicules à hydrogène de puissance moyenne fonctionnant huit heures par jour que l’on pourra faire marcher en disposant du 1/3 de l’énergie des grands barrages africains pendant un an : Inga, Cabora-Bassa, Konkouré, Sanaga, etc.
L’hydrogène est un bon propergol et donne une impulsion spécifique supérieure à celle du kérosène, car les gaz sont chauds et légers à la sortie des tuyères. Il peut donc servir sous forme liquide à la propulsion de tous les engins mobiles (automobiles à hydrogène, avions, dernier étage des fusées en particulier).
Ses inconvénients sont surtout sa légèreté qui obligerait à utiliser de grands réservoirs ou à faire des escales plus rapprochées et sa température d’ébullition (-233° Celsius) qui est très basse.
Il pourrait servir pour les avions à réaction. Un supersonique à hydrogène ne verserait que des tonnes d’eau dans l’atmosphère tandis que le même type d’appareil utilisant du kérosène éjecte dans l’atmosphère en trois minutes plus de gaz carbonique que la forêt de Fontainebleau (France) ne peut en absorber en une journée.
Evidemment, la technologie de l’hydrogène comme vecteur d’énergie n’est pas si simple, et si le continent africain veut jouer le rôle de pionnier dans ce domaine, c’est dès maintenant qu’il doit s’y prendre en créant les structures de recherche et de formation appropriées.
Certains grands pays africains comme le Nigeria, le Zaïre (Congo Kinshasa)* et même d’autres peuvent créer des départements spécialisés dans leurs enseignements supérieurs pour la maîtrise de cette technologie : telle école polytechnique et tel pays africain pourrait déjà s’organiser pour gérer dans cinq ans une petite centrale solaire à cycle thermodynamique, au bord de la mer afin de se familiariser avec les techniques de production des deux variétés d’hydrogène (lourd et léger) par électrolyse de l’eau de mer et fractionnement isotopique, de liquéfaction, de stockage, de transport, d’utilisation dans de nouveaux moteurs d’invention locale pour propulser de petites fusées expérimentales, de petits engins divers : automobiles, avions, fût-ce au stade du modèle réduit d’abord.
Si l’Afrique sort des sentiers battus, grâce à une identification précoce et saine de ses particularités énergétiques, elle pourra peut-être demain avec l’avènement de l’hydrogène comme vecteur d’énergie, jouer un rôle analogue à celui des pays arabes ou pétroliers en matière de production ou de fourniture d’énergie.
L’Afrique, à elle seule, pourrait fournir le deutérium nécessaire au fonctionnement de tous les réacteurs thermonucléaires de la planète, lorsque la fusion sera devenue opérationnelle.
Mais dans ce dernier cas, est-ce que l’exploitation d’une telle énergie sera interdite aux pays en voie de développement. Je ne le crois pas, car si les études au niveau des prototypes sont onéreuses, les modèles commercialisables de réacteurs thermonucléaires avec une configuration Tokamak seront vraisemblablement d’un prix abordable pour nos pays à condition qu’au préalable, soient formées au niveau des départements de physique des plasmas des universités africaines, des équipes capables de prendre en charge de telles machines après un minimum d’adaptation.
Autant je deviens réservé lorsqu’il s’agit du nucléaire même des surrégénérateurs (ou breeders, piles couveuses)† qui produisent plus d’énergie qu’ils n’en consomment, autant je pense que le choix de l’Afrique pour les réacteurs thermonucléaires de demain doit être ferme dès à présent.
En effet, une centrale nucléaire n’est encombrante qu’une fois hors d’usage ; les matériaux restent contaminés pour une durée géologique de 24000 à 100000 ans et dans l’état actuel de la technique on ne connaît aucun procédé satisfaisant pour se débarrasser de ces déchets.
C’est pour cela aussi que l’Afrique devra refuser que l’on vienne les ensevelir dans son sol, moyennant quelque malheureux argent.
Par contre la radioactivité induite des matériaux des futures centrales thermonucléaires sera incomparablement plus réduite, et on pourra s’ingénier à utiliser des matériaux ne donnant naissance qu’à des éléments artificiels de courtes périodes en général.
Bien sûr, la pollution thermique subsiste, mais, est de beaucoup moins grave. Il suffirait de compléter ce bref tour d’horizon par la liste des principales matières premières qui vont disparaître presque complètement de la surface des continents dans deux générations comme le cuivre, l’aluminium etc., pour saisir de façon aiguë les particularités de l’ère cosmique où nous sommes entrés sans le savoir toujours.
De petits pays qui ressemblent à des Koweïts africains seront des caisses vides dans moins de cinquante ans.
Seule une organisation continentale, ou régionale réalisant l’intégration de nos économies à une échelle suffisante, pourra les sauver de l’effacement. Des organismes politiques coordinateurs sont nécessaires à l’échelle continentale en vue de créer à temps des économies complémentaires non concurrentes.
Il y a lieu aussi de dire un mot sur l’incidence des microprocesseurs, de la robotisation de l’industrie et de l’informatisation de la vie sur les formes classiques d’industrialisation : qu’est-ce qui va changer, qu’est-ce qui subsistera ?
Certes l’information est équivalente à une libération d’énergie. L’usage systématisé de l’informatique conduira à une économie insoupçonnée de travail qui peut conduire à un nouveau type de rapports sociaux et de civilisation.
La percée technologique des micro-processeurs appellera à l’existence de nouvelles élites de technocrates qui pourraient ouvrir de nouvelles perspectives aux petits pays en voie de développement, mais le problème énergétique fondamental ne changera pas.
En attendant l’éclosion de cette grande ère de la faisabilité de la réaction thermonucléaire, de l’opérationnalité des centrales solaires, de l’avènement de l’hydrogène comme vecteur d’énergie, et du règne de la télématique, en attendant cette grande ère et en s’y préparant activement, il faut savoir faire flèche de tout bois, car aujourd’hui, les problèmes de l’heure sont l’autosuffisance alimentaire, la santé.
Il est donc impérieux de former des techniciens pour la réalisation de ces tâches ; donc des ingénieurs et techniciens qui maîtrisent la construction des micro-centrales, des ingénieurs et techniciens bio-énergétiques pour l’industrialisation rurale, les problèmes de santé primaires, l’usage décentralisé du solaire et des éoliennes etc., etc.
Il doit être clair que le Sud ne recherche pas à se retrancher dans un ghetto technique pour essayer de se suffire à lui-même, ce serait le meilleur moyen de s’asphyxier. Au contraire, il veut simplement dans une première phase par l’analyse de ses particularités, identifier clairement ses besoins vitaux et ensuite demander la solidarité agissante du Nord pour atteindre les objectifs fixés et qui paraissent valables. † ou réacteurs à neutrons rapides.”
Dr Cheikh Anta DIOP