Le dix-neuvième Sommet de la Francophonie s’est déroulé les 04 et 05 octobre 2024, à Villers-Cotterêts. Le Sénégal, pays fondateur de cette grande institution politico-linguistique, exceptionnellement, n’a pas envoyé son Président de la République.
TRIBUNE – « Pour le reste, le français aura des chances de devenir une langue-monde si nous comprenons une bonne fois pour toutes qu’aucune langue n’est la propriété de qui que ce soit. Qu’il n’est besoin d’aucune autorisation pour l’habiter. Qu’il n’existe, en son sein, aucune frontière par définition infranchissable. »
Achille MBEMBE et Alain MABANCKOU, « Plaidoyer pour une langue-monde. Abolir les frontières du français », Revue du Crieur, n°10, 2018/2, pages 60 à 67, dont p. 66.
Le dix-neuvième Sommet de la Francophonie s’est déroulé les 04 et 05 octobre 2024, à Villers-Cotterêts. Le Sénégal, pays fondateur de cette grande institution politico-linguistique, exceptionnellement, n’a pas envoyé son Président de la République. Plusieurs délégations africaines, composées de chefs d’États et de gouvernements, ont pris part au Sommet. Pour la première fois, les autorités sénégalaises ont semblé minimiser l’événement qui, d’habitude, avait une grande importance diplomatique. Les raisons de l’absence du Chef de l’État n’ont pas été communiquées, et il sera très excitant de les scruter. Est-ce un acte de rupture ? Si oui, rupture par rapport à quoi ?
La Francophonie, dans l’optique des pères fondateurs dont Léopold Sénghor, symbolise de prime abord la langue que Français et Africains ont en partage : le français. Sénghor et ses homologues tunisien, Habib Bourguiba et nigérien, Hamani Diori, ainsi que le Prince Norodom Sihanouk du Cambodge, le 20 mars 1970, à Niamey, créèrent cette institution pour mettre la langue française au service du développement et du dialogue fécond des cultures. Il s’agissait, pour les pays africains fragmentés par de grandes diversités linguistiques, d’ériger cette langue-monde en pont, pour permettre aux différentes communautés de converser, de faire-humanité-ensemble, dans l’altérité.
Il est hilarant de voir d’heureuses gens chercher vaille que vaille à faire de cette langue la propriété de la France. C’est une ânerie : le français n’appartient qu’à ses locuteurs qui se situent particulièrement en Afrique. Celle-ci, pour des raisons démographiques, représente même l’avenir de cette langue. Les sommets de la Francophonie constituent une occasion rêvée pour parler de l’avenir de cette langue-monde, de la manière dont l’Afrique doit continuer à se l’approprier car c’est sa propriété, son dû, son « butin de guerre », dira Kateb Yacine. Achille MBEMBE et Alain MABANCKOU écrivent : « Ceci dit, et aussi incongru que cela puisse paraître, la langue française est devenue une langue africaine. Tout comme l’anglais, l’arabe ou le portugais et, d’ici la fin du siècle, le mandarin. Elle est venue s’ajouter au Babel des langues auxquelles recourent les Africains afin de créer leurs mondes de signification et de communiquer entre eux et avec le reste de l’humanité. À force de croisements avec les langues autochtones, de couplages et de greffes parfois inattendus, de créations lexicales inédites, de dérivations et emprunts divers, le français en Afrique fait désormais partie des langues planétaires, ouvertes et, pour ainsi dire, hétérolingues. Cette mutation est irréversible. Elle témoigne aussi bien de la plasticité de la langue elle-même que de la force intrinsèque des sociétés africaines et de leur extraordinaire capacité de domestication du lointain et de l’imprévu » (idem, p. 63 à 64).
L’on sait que la Francophonie est plus politique que linguistique. C’est une lapalissade. Elle a, depuis un certain moment, trahi sa mission primitive : servir la langue française pour faire d’elle un levier de développement culturel et économique. Les autorités françaises, et c’est malheureux, en ont fait leur cheval de Troie, pour accentuer leur influence en Afrique. Le combat, aujourd’hui, est d’œuvrer à la dépolitisation de l’institution, à faire de telle sorte que les questions politiques soient dissociées de celles linguistiques dans les relations franco-africaines. Il ne faut pas se tromper de lutte : le problème, ce n’est pas le français, loin s’en faut, mais la politisation outrancière de la Francophonie. Car le français, comme langue facilitant une manière africaine d’être au monde, n’est pas dénigré, dans une certaine mesure. « Ce n’est pourtant pas la langue française en tant que telle, écrivent-ils, qui est décriée. Ce qui est en procès, c’est un dispositif institutionnel que beaucoup accusent d’avoir été conçu afin de servir des buts contraires aux intérêts de l’Afrique. À plusieurs égards, la transformation du français en véritable langue-monde passera donc, paradoxalement, par la dé-francophonisation, c’est-à-dire le sevrage du lien entre la politique de la langue et la politique française de puissance » (idem, p. 66).
L’imaginaire selon lequel cette institution et la langue qu’elle porte sont une exhalaison coloniale ou néocoloniale est à dé-construire. Il s’agit, aujourd’hui, de se donner un cadre fructueux où d’autres récits pourront être essaimés pour une vie en partage avec cette langue-monde. La Secrétaire générale de l’Organisation Internationale de la Francophonie (OIF), Louise Mushikiwabo, dans son allocution lors du Sommet, ne croyait pas si bien dire en clamant que, contrairement à une opinion malheureusement très répandue, celle-ci dépasse largement la Françafrique ; elle est mondiale. Et l’Afrique, surtout francophone, doit jouer les premiers rôles dans cette entreprise de « Nouvel ordre culturel mondial » sénghorien, par le truchement de la langue française.
Post-scriptum : Au moment du Sommet, j’étais avec ce fabuleux roman : 2084. La fin du monde, Paris, Gallimard, coll. « folio », 2015, 330 pages. Celui-ci, au-delà du thème fondamental qu’il aborde – le fondamentalisme religieux –, est aussi une grande démonstration de force littéraire. De littéralité. Il a reçu la prestigieuse récompense du Grand Prix du roman de l’Académie française. Les académiciens ont été éblouis, pour ainsi dire. L’auteur montre doctement qu’il possède le français. Il s’extirpe régulièrement des circonscriptions de la langue, pour y inclure de nouveaux mots ou de nouvelles expressions, grâce à l’arabe. C’est un livre audacieux, inventif, progressiste, etc., celui dont une langue a besoin pour se perfectionner.
Dans un univers de violence d’une très haute intensité de fiction (ce roman est fictif, trop fictif), ce talentueux romancier nous plonge dans le quotidien des Abistani, dirigés par Yölah et Abi son Délégué, dominés par une religion créée de toutes pièces. « La religion fait peut-être aimer Dieu mais rien n’est plus fort qu’elle pour faire détester l’homme et haïr l’humanité », a-t-il écrit. L’absolutisme, religieux comme politique, calfeutre toutes les possibilités de respiration, de se donner des imaginaires, de se projeter vers un avenir meilleur, d’avoir une utopie. Il n’y a pas que le présent, l’instant-présent. Mais pour l’auteur, et c’est l’un des grands messages du texte, la liberté commence par la conscience de son état de servitude. Ati, désireux d’une autre vie où il pourrait s’affirmer et trouver des réponses à ses nombreuses questions, même dans cet état de domination religieuse – politique – absolue, est aussi libre. C’est la plus grande imperfection du totalitarisme : jamais les pensées ne pourront être unifiées, fussent-elles gouvernées manu militari.
Baba DIENG, Étudiant en Science politique, UGB, Saint-Louis.
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