Les Assemblées annuelles de la Banque africaine de développement qui se sont tenue à Nairobi au Kenya du 27 au 31 mai ont servi de tribune aux dirigeants africains pour réclamer une fois de plus une réforme de l’architecture financière mondiale qui, dans sa forme actuelle, « marginalise l’Afrique ».
AFRIQUE – Les 59èmes Assemblées annuelles de la Banque africaine de développement se sont tenues pendant 6 jours à Nairobi au Kenya, ont réuni 8300 participants. L’occasion a été saisie pour débattre à fond de la réforme de l’architecture financière mondiale qui, de l’avis des dirigeants africains présents dans la capitale kenyane, est « injuste » vis-à-vis des pays du continent.
Ce discours faut-il le souligner, n’est pas nouveau. Senghor avec sa thèse de la détérioration des termes de l’échange ou Samir Amin avec ses positions sur le postulat de « la périphérie et le centre » avaient déjà décrit et dénoncé cette marginalisation du continent par le système capitaliste. Depuis lors rien pratiquement n’a changé. Désormais sans rival, le capitalisme a accentué sa domination à travers l’architecture financière mise en place au lendemain de la seconde guerre mondiale avec les institutions de Bretton Woods. Pour le président rwandais Paul Kagamé qui prenait la parole à l’ouverture des Assemblées, aucune place n’avait été prévue pour l’Afrique autour de la table, parce qu’à l’époque elle « n’existait pas » dans la mesure où la quasi-totalité des pays africains étaient encore sous domination coloniale.
A Nairobi, les dirigeants africains présents se sont donc relayés à la tribune pour dénoncer cet état de fait, et en ont appelé à « Une réforme de l’architecture financière mondiale urgente pour prendre en charge les défis du développement durable de l’Afrique ». Telle a été la position du président kenyan, William Ruto, qui estime que l’Afrique « ne mendie pas » une quelconque faveur mais se trouve dans son droit de réclamer « des règles plus équitables ». Moussa Faki Mahamat président de la Commission de l’Union africaine (UA), pour sa part, ne dit pas autre chose. Selon lui, il y a « une injustice dans l’approche du financement du développement de l’Afrique ». Il cite notamment la « prime africaine », une exagération du risque sur le continent qui fait que les pays africains empruntent à des taux nettement plus onéreux sur les marchés financiers. Même le président de la Banque islamique de développement (BID), Muhammed Al-Jasser a reconnu que le système financier mondial, dans sa forme actuelle, « ne réussira pas à apporter les ressources nécessaires pour résoudre les défis auxquels le continent est confronté ».
L’Afrique à la marge de la finance mondiale
Le président de la Bad, Dr Akinwumi Adesina, trouve également que l’architecture financière mondiale est injuste à l’égard de l’Afrique pour principalement cinq raisons.
Premièrement, le financement de l’action climatique en faveur du continent est insuffisant. En effet, sur des besoins estimés à 277 milliards de dollars, l’Afrique ne reçoit aujourd’hui que 30 milliards par an pour le financement de l’action climatique.
Deuxièmement, le système financier mondial peine déjà à assurer les besoins de financement des Objectifs de développement durable (ODD) estimés à 1300 milliards de dollars.
Troisièmement, l’Afrique manque de ressources pour faire face aux effets du « Covid long », c’est-à-dire les conséquences économiques de la pandémie. Le continent n’a pu mobiliser que 83 milliards de dollars (3% de son Pib) pour aider son économie à se relever de ce choc, là où les pays riches ont pu mobiliser 19 000 milliards de dollars soit 18% du Pib mondial.
Quatrièmement, l’Afrique ne bénéficie pas assez des facilités de financement pour son développement. A titre d’exemple, l’Afrique n’a reçu que 33 milliards sur les 650 milliards de dollars lors de la dernière émission de Droits de tirage spéciaux (DTS) du FMI.
Cinquièmement enfin, souligne le président de la BAD, l’architecture financière mondiale, dans sa forme actuelle, « peine à apporter une réponse efficace à la crise de la dette ». En cela, il juge le processus mis en place dans le cadre du mécanisme commun du G20 assez lent, et donc fait craindre une nouvelle « décennie perdue », en référence à l’initiative PPTE (Pays pauvres très endettés) dans les années 80. « Nous avons besoin d’une architecture financière mondiale avec des prêts à long terme (une maturité de 40 ans), à des taux d’intérêts faibles, à échelle (des volumes importants), avec des mécanismes souples et sensible à la question de la viabilité de la dette », lui répond en résumé le Président kenyan William Ruto.
L’Afrique n’est pas exempte de reproches
Ces déclarations, qui reviennent très souvent en boucle chez les dirigeants africains lors des grands forums, sonnent comme un aveu d’impuissance. A ce propos, il faut admettre que les dirigeants africains portent aussi une grande responsabilité dans les difficultés du continent. En effet, selon les estimations de la BAD, la corruption coûte à l’Afrique 148 milliards de dollars chaque année, et dans le même temps, environ 90 milliards de dollars quittent le continent sous la forme de flux financiers illicites. De l’argent qui serait sûrement utile à l’Afrique, qui connaît un déficit de financement de 402 milliards de dollars pour combler ses besoins nécessaires pour l’atteinte des ODD.
Les Assemblées annuelles de la BAD ont encore donné le sentiment que les dirigeants du continent se complaisent dans de beaux discours sans résultats concrets. Le président de la Commission de l’UA Moussa Faki Mahamat et le président rwandais Paul Kagamé, tous deux connus pour leur franc-parler, l’ont d’ailleurs souligné dans leurs discours. Certes, le président kenyan William Ruto a remis sur la table une vieille idée, dont Macky Sall s’était fait l’avocat ces dernières années : la création d’une agence panafricaine de notation financière.
Mais peu d’économistes sérieux pensent que ce soit la panacée pour réduire l’exagération du risque en ce qui concerne les crédits sur le continent. En outre, la création d’une telle agence sans un marché africain des capitaux intégré serait mettre la charrue avant les bœufs. Selon une estimation du PNUD, la subjectivité et le manque de transparence des notations ont coûté aux pays africains plus de 24 milliards de dollars d’intérêts excédentaires et plus de 46 milliards de dollars de renoncement à des prêts sur la durée de vie de multiples obligations en devises nationales et étrangères. C’est pourquoi, explique Kevin Urama, l’économiste en chef de la BAD, « rien ne remplace la bonne gouvernance économique ». William Ruto invite, pour sa part, à ne pas « externaliser les problèmes que nous avons créé nous-mêmes et les solutions que nous pouvons mettre en œuvre ». Autrement dit, l’Afrique doit d’abord assumer ses propres responsabilités si elle veut être prise au sérieux par le reste du monde.
Une croissance de 3,7 % en 2024
Cependant, l’Afrique ne manque pas d’atouts à travers sa jeunesse et ses immenses ressources naturelles. D’après le président de la BAD M. Adesina, l’Afrique a tout pour piloter l’agenda mondial vers une transition verte. Le continent fait également preuve de dynamisme économique. En effet, selon le rapport sur les Perspectives économiques, publié par la BAD à l’occasion des Assemblées annuelles, la croissance du Pib réel de l’Afrique devrait atteindre 3,7 % en 2024 et se consoliderait à 4,3 % en 2025.
Aussi, dix des vingt économies qui auront la croissance la plus rapide en 2024 se trouvent en Afrique. Ce qui ferait du continent la deuxième région la plus dynamique au monde en termes de croissance du Pib, après l’Asie.
Avec une croissance projetée à 9,8% (le FMI table sur 7,1%), le Sénégal fait partie des locomotives du continent aux côtés du Niger et de la Côte d’Ivoire. Selon ledit rapport, en 2024, 40 économies africaines afficheront une croissance supérieure à celle de 2023. Parmi elles,17 verront leurs projections de dépasser 5% en 2024, tandis qu’en 2025, ce nombre pourrait passer à 24 suite à une accélération du rythme de leur croissance. Toutefois, si les économies africaines ont fait preuve d’une résilience remarquable face à des chocs multiples, leur transformation structurelle a été néanmoins lente et inégale, nuance Kevin Urama.
Ainsi, alors que le Pib réel total de l’Afrique a affiché une croissance moyenne de 3,8 % par an au cours des quatre décennies précédant la période de la Covid-19, juste derrière l’Asie en développement, la croissance du Pib par habitant a constamment enregistré l’un des taux les plus lents du monde depuis les années 1980, souligne le rapport.
« La structure de la plupart des économies africaines n’a pas beaucoup changé depuis les années 1990, les secteurs traditionnels continuant à être le moteur de la croissance et de l’emploi en Afrique. Bien qu’elle représente 42 % de la main-d’œuvre du continent, la productivité du secteur agricole est encore inférieure de 60 % à la productivité moyenne de l’économie ». Par conséquent, pour accélérer sa transformation structurelle et rattraper les pays en développement très performants d’autres régions, l’Afrique devra combler un déficit de financement annuel d’environ 402 milliards de dollars d’ici 2030, souligne le rapport. Le continent devrait aussi donner la priorité aux investissements dans les domaines clés des objectifs de développement durable – l’éducation, l’énergie, la productivité et les infrastructures. Le service de la dette (74 milliards de dollars par an) ou encore le changement climatique constituent les principaux défis. Pour cela, « L’Afrique a besoin de plus de ressources pour faire face aux effets du changement climatique (qui lui coûte chaque année entre 5 et 15% de son Pib) et des tensions géopolitiques », a expliqué M. Urama.
Renforcer les capacités financières de la BAD
Pour faire face à ces besoins de financement, la BAD a besoin de plus de ressources. Ainsi, M. Adesina a annoncé une augmentation du capital de la banque lequel va passer de 201 milliards à 318 milliards de dollars. Cependant, il n’a pas précisé comment se ferait cette recapitalisation dans un contexte où beaucoup de pays du continent sont confrontés à une crise de la dette et au resserrement budgétaire. La BAD veut également utiliser une partie (20 milliards de dollars) des DTS de certains pays riches comme capital hybride pour mobiliser 80 milliards de dollars sur les marchés financiers en faveur des banques multilatérales de développement et, en retour, prêter cet argent aux Etats et au secteur privé. Optimisation du bilan, capital hybride, obligations synthétiques… il y a plusieurs options, mais l’institution mise sur les innovations financières et la création de nouveaux produits pour avoir un effet de levier et mobiliser plus de ressources en faveur du développement.
L’objectif est d’accroitre ses capacités de financement de 70 milliards de dollars pour financer la nouvelle stratégie décennale (2024-2033) lancée en marge des Assemblées annuelles à Nairobi.
Celle-ci s’appuie sur quatre grandes priorités à savoir:
· investir dans les femmes et les jeunes,
· adaptation au changement climatique,
· soutenir les États fragiles
· et promouvoir la bonne gouvernance économique.
« La Banque s’attaquera aux disparités et favorisera l’inclusion en donnant aux femmes et aux jeunes les moyens de contribuer de manière significative à une croissance économique durable et à des sociétés prospères », indique le document. La BAD veut également mobiliser 14 milliards de dollars dans le cadre de la reconstitution du Fonds africain de développement (FAD-17) destiné au financement de projets d’atténuation dans 37 pays à faibles revenus et vulnérables au risque climatique. Ceci à travers des mécanismes de garantie, de l’émission d’obligations hybrides durables, etc.
Seule institution financière notée AAA en Afrique par toutes les agences mondiales de notation de crédit, la BAD a enregistré des résultats financiers « très solides », se félicite M. Adesina. En effet, les revenus des prêts et des placements de trésorerie sont passés de 775 millions de dollars en 2022 à 1,73 milliard de dollars en 2023, soit une augmentation de 123 %. Le bénéfice net avant distribution, estimé à 545 millions de dollars, est « le plus élevé jamais enregistré dans l’histoire de la Banque », de même que le montant alloué aux réserves, qui s’élève à 335 millions de dollars. Akinwumi Adesina dont le second et dernier mandat arrive à terme en 2025 se targue d’avoir porté la BAD à de nouveaux standards.
Un nouveau Président de la BAD en 2025
On en saura un peu plus d’ici les prochaines Assemblées annuelles prévues en Côte d’Ivoire en 2025. En effet, comme le veut la tradition, lors de la cérémonie de clôture à Nairobi, M.Njuguna Ndung’u, ministre des Finances du Kenya et président sortant du Conseil des gouverneurs de la BAD, a officiellement passé le flambeau à Mme Kaba Nialé, ministre de l’Économie, du Plan et du Développement de Côte d’Ivoire. En l’absence de cette dernière, la passation des charges a été faite entre M. Ndungu’u et Philippe Lasmel, directeur général dudit ministère. Ainsi, cette 60e édition des Assemblées annuelles dans la capitale ivoirienne, qui correspond au terme du mandat de Adésina, va être l’occasion d’élire un nouveau président de la BAD.
Maderpost / Lejecos Magazine