La polémique autour du port du voile, remise au goût de l’actualité par une sortie quelque peu malheureuse du Premier ministre Ousmane Sonko, n’est pas nouvelle dans l’espace public. En septembre 2019 déjà, le vivre ensemble qui lie depuis toujours les communautés religieuses au Sénégal avait été mis à rude épreuve par l’affaire dite Sainte Jeanne d’Arc. En temps utile, nous avions affirmé que cette affaire-là ne saurait se réduire à une simple question de voile, ne serait-ce que parce qu’elle dévoile des problèmes qui vont bien au-delà. Raison suffisante pour mettre en avant une alerte qui s’impose encore à nous, dans toute son acuité, cinq années après, en vous soumettant de nouveau cet article daté du 19 septembre 2019. Bonne lecture.
TRIBUNE – C’est aujourd’hui, jeudi 19 septembre, qu’entre en vigueur l’accord conclu, mercredi 11 septembre, entre le ministère de l’Education nationale et l’administration de l’Institution Sainte Jeanne d’Arc, préconisant une réintégration des élèves voilées, sous condition de se conformer aux réaménagements exceptionnellement édictés, à savoir : « porter l’uniforme assorti d’un foulard, de dimensions convenables, fourni par l’établissement et qui n’obstrue pas la tenue ».
A cette occasion, Sud publie dans la rubrique Forum des articles reflétant différents points de vue, invitant ainsi à se faire sa part de vérité. Pour ce qui nous concerne, il importe de rappeler que « l’affaire Jeanne d’Arc » ne saurait se réduire à une simple question de voile, ne serait-ce que parce qu’elle dévoile des problèmes qui vont bien au-delà. Comme nous le faisait remarquer un observateur averti de la scène socio-politique sénégalaise, elle révèlerait plutôt le dessein non avoué de quelques activistes tout à l’idée d’« introduire subrepticement les germes d’une déstabilisation propice à certaines aventures ».
A l’entendre, « les non-dits et les arrières pensées peuvent cacher des enjeux autrement plus importants, avec le projet de mettre en échec l’Etat laïc, les confréries considérées comme une hérésie et d’instaurer une République islamique ». Cela est d’autant plus plausible que, faisait-il observer, « sur les 26 élèves concernées par l’affaire du voile, sur un effectif de plus de 1700 élèves, 23 d’entre elles sont d’origine libano-syrienne, d’obédience chiite, soutenues par le Hezbollah et l’Iran ».
Une manière de mettre le doigt sur une possible instrumentalisation de la religion au profit de projets politiques. Et cela va dans le sens des propos énoncés, il y a déjà quelques années, par le Pr Abdoul Aziz Kébé ( Voir Sud Quotidien du 13 août 2012 ). A l’époque, chef du département d’arabe à l’Université Cheikh Anta Diop, responsable du Centre de Recherche Islam Sociétés et Mutations, alors qu’on l’interrogeait sur le fait de savoir s’il était possible que des mouvements salafistes puissent se déployer au Sénégal, il avait répondu que ce pays ne pouvait être un îlot replié sur lui-même, loin des soubresauts du monde alentour.
Faisant observer qu’ « il y a des gens qui croient que l’islam est religion et politique » et qui « ont un projet d’instaurer un Etat théocratique », il relevait qu’ il y a « aujourd’hui ce qu’on appelle une structure dans le sens de l’appel islamique, « la da’wa ». Et cette dernière, avait-il indiqué, « consiste à se mobiliser pour une soidisant réislamisation de la société. Dans leur entendement, le Sénégal est un pays musulman mais la société n’est pas islamisée.
Pour ce faire, il faut alors, selon eux , ajuster les propos tout autant que les comportements à la lettre de la shari’a ». Le Pr Kebe de souligner alors que « les partisans de cette option veulent s’appuyer sur l’idéologie salafiste, sur le wakhabisme, pour contrer l’islam des confréries et promouvoir un rigorisme littéral ». Relevant que c’est ce qui était en train d’être appliqué à cette époque à Tombouctou et à Gao (Mali), et que si cela parvenait à « investir la conscience d’une majorité de Sénégalais qui ont assimilé cette idéologie exclusiviste, il est à craindre que nous puissions connaitre ces mêmes problèmes ».
Il se trouve précisément, avait-il souligné que « le salafisme est une doctrine qui voit l’avenir de l’humanité dans le passé. Il dit que nous devons calquer notre vie sur celle des « ancêtres vertueux ». C’est un radicalisme théologique qui combat la modalité soufie des confréries. En somme, ils prennent les ancêtres (Salaf) comme modèles. Pour eux, tout ce qui est symbole de la vie moderne contemporaine est contraire à l’Islam pur ».
Soulignant que le danger est à nos portes, le Pr Kébé avait tenu à rappeler que « toutes les religions ont été capturées à un moment donné par ceux qui ont des projets politiques », lesquels « ont choisi la facilité en investissant l’émotion et l’affect plutôt que l’intellect ». Se prononçant sur le port du voile, tout en y décelant une recommandation du Coran aux femmes, à ne « pas exposer leurs charmes », cela lui apparaissait toutefois comme « une injonction de respect, à savoir ne pas considérer la femme comme une chair à prendre ».
Aussi avait-il précisé, à l’école comme partout ailleurs, « ce qui conviendrait le mieux, c’est que la modalité soit à l’africaine et que ce ne soit pas forcément à la Saoudienne ou à l’Arabe ». Ne serait-ce que parce que, « le port vestimentaire est partie intégrante et constitutive de notre culture ».
Ayant naguère enseigné dans une école catholique avec une prédominance d’élèves musulmanes, le Pr Abdoul Aziz Kebé faisait par ailleurs remarquer que « si dans le port du voile, il y a le rejet de l’autre, l’enfermement sur soi-même, si le voile est un ghetto, alors cela peut être dangereux pour l’espace scolaire. Espace de dialogue, d’intégration ». Pour lui, « si le port du voile empêche de s’asseoir à côté d’un garçon, il y a un problème ». Et d’ajouter : « Si quelqu’un ne peut pas se plier aux règles qui régissent l’école, il peut aller dans un autre espace qui reflète ce qu’il désire ».
Pour le Pr Abdoul Aziz Kébé, cette affaire « n’a rien à voir avec la religion », même si, précisait-il dans cette même interview, « le voile ne doit être un prétexte, ni pour exclure ni pour s’exclure ».
Maderpost /Sud quotidien