Radioscopie oui, autopsie non ! Le Dak’Art est bien vivant ! mais il faut toujours commencer par le commencement : remercier l’État du Sénégal ! Ne jamais oublier ceux qui vous ont aidé à grandir. On dit souvent : « l’État n’a pas tout fait ». Avec la biennale Dak’Art, il a tout fait. De 1990, date de sa création jusqu’à la prochaine édition de novembre 2024, près de 34 années se sont écoulées et l’État assume toujours le budget du Dak’Art. Ce n’est pas peu.
TRIBUNE – Moche, belle, pauvre ou riche, la Biennale a tenu, parce que l’État a tenu. Elle est née d’une volonté politique partie d’un rêve et d’une initiative du poète Amadou Lamine Sall et d’intellectuels qui le rejoindront dont le surdoué Moustapha Tambadou et l’écrivain Cheikh Hamidou Kane qui deviendra le 1er Président en exercice de la 1ère édition de 1990. Il y a eu surtout l’affirmation d’un homme : feu Moustapha KA, alors ministre de la Culture du Président Abdou Diouf. Les archives sont là pour tout attester. Une correspondance adressée au Président Abdou Diouf pour instituer une « Biennale internationale des lettres et des arts », dans son appellation première, aura un écho favorable. Une réponse signée par un certain Jean Colin, Secrétaire Général de la présidence de la République de l’époque, nous donnera le feu vert.
L’année 1990 accueillit alors l’édition des Lettres. L’an 1992 celle des Arts, avant que Amadou Lamine Sall ne passe la main comme 1er Secrétaire Général en exercice. La Biennale devient alors une « Biennale de l’art africain contemporain », contre sa volonté, sous Madame le ministre feue Coura Ba Thiam. Son successeur, le brillant Rémy Sagna, fut d’une compétence hors norme. Pas un seul Secrétaire Général de la Biennale ne doit être omis dans les félicitations. Les ministres de la Culture également, même si certains nous laissent des souvenirs bien douloureux, à vite oublier.
Le Dak’Art est un tout. C’est l’œuvre d’une formidable famille depuis sa naissance. Pour l’histoire, nous avions convaincu le très chic et couru « Beaux-Arts Magazine » de Paris, dont le directeur de publication était Jean-Noël Beyler, de publier sous forme de numéro spécial, le catalogue de la Biennale des arts 1992, pour plus de rayonnement international. Même souvent en décomposition très avancée, le Dak’Art gagna et étonna le monde. Sa permanence, la foi des acteurs qui l’animent, la forte demande artistique africaine, l’encrage de la place de Dakar comme foyer ardent des arts depuis Senghor, la résonnance des galeristes dakarois, l’engagement admirable des critiques d’art nationaux, le travail colossal des journalistes culturels laissés à eux-mêmes, avec le nom du brave et inépuisable Alassane Cissé à retenir. Autant de dynamiques plurielles qui nourrissent la pérennité du Dak’Art.
Il est temps, désormais, que l’État du Sénégal dont nous ne cesserons jamais de louer l’action, accepte enfin de franchir le pas et de donner à la Biennale un statut décisif qui sied à ses missions, dû-t-il garder avec elle un cordon ombilical protecteur. Cela pourrait être sous la forme d’une « Fondation internationale d’utilité publique » dénommée, entre autres, « Fondation Art Mécénat International ». Cette proposition date déjà des années 92. Mais les États sont un peu comme les continents qui se déplacent plus lentement que les hommes. L’État est lent, comme figé. Combien d’études ont été financées sur le renouveau du statut de la Biennale pour aboutir à des rapports laissés aux rats dans les tiroirs des ministres ? En un mot, il ne s’agit de rien d’autre que de créer un outil performant et gagnant, un réservoir précieux de ressources humaines qualifiées, aptes à conduire le Dak’Art, à lui offrir l’opportunité d’aller capturer des financements internationaux hors de portée d’un État, pour mieux assurer l’avenir toujours chancelant mais incroyablement debout d’une Biennale unique en Afrique et désirée du monde.
Jean Loup Pivin, critique d’art, auteur d’essais sur les expressions contemporaines africaines, également fondateur de la célèbre « Revue Noire » écrit ceci : « …la survie de la Biennale ne viendra que dans son externalisation à une structure tiers sénégalaise avec un droit de regard sur la probité de sa gestion, soit avec un État qui continue mais arrête de faire croire qu’il sait faire… le Sénégal ne capitalise pas ce formidable engouement, mais au contraire le détruit. Sa gestion étatique remet en question sa crédibilité et interdit tout autre forme de financement… Qu’un pays, le Sénégal, s’investisse dans la propagation de sa vitalité reste à célébrer. Mais qu’il en finisse avec le bricolage organisationnel ». Enfin, Pivin fait sa propre évaluation de l’édition Dak’Art 2016, allant du choix des commissaires, aux productions et expositions, au colloque international « invraisemblable de désorganisation et sans traducteurs… aux torpeurs du Village des arts, un village atone, des artistes assoupis qui vous accueillent comme des marchands maladroits d’une galerie de misère … le non-retour des œuvres quand elles arrivaient à être dédouanées et exposées… un programme inaccessible … Il semblait qu’il n’y avait pas de pilote dans l’avion ». Oui, les critiques sont nécessaires, même quand elles font mal. Hélas, nous n’en avons pas la culture !
Le Dak’Art pourrait s’autofinancer si on lui accordait l’autonomie adéquate et laisser enfin l’État sénégalais souffler. Ce n’est pas l’argent qui manque chez les bailleurs. Il fait florès. La Biennale est « vendable ». Elle est crédible, créatrice d’emplois, de visibilité et elle rayonne. Ce qui a fait jusqu’ici défaut, c’est l’engagement concret de ministres en charge de la Culture qui n’ont jamais pris solidement en main le dossier de la Biennale et le porter sur le bureau du président de la République. Encore que ce dossier de réforme puisse être traité sans que l’on soit obligé d’aller déranger le Président qui a tant à faire. Parions que Madame le ministre Khady Diène Gaye la Joalienne et son branché Secrétaire d’État M. Bacary Sarr, s’y essayeront et réussiront. Juste les laisser prendre le temps de mieux comprendre pour trancher. Il est également temps de surseoir à la fonction de « Président » du Dak’Art, pour dégrossir. Les évaluations sont incontournables. Elles reflètent la transparence et la rigueur d’un management ! Le « Comité dit d’orientation ou comité scientifique » de la Biennale devrait pouvoir être dirigé par le Secrétaire général lui-même avec à ses côtés le Directeur artistique et ses commissaires. Il arriverait même que le Président et le Secrétaire Général se marchent sur les pieds. D’ailleurs, à la vérité, ni l’un ni l’autre n’occupe des fonctions bien définies qu’un Arrêté ministériel tiède fixe sans définition stricte les missions.
Pour parler d’un certain Simon Njami deux fois Directeur artistique du Dak’Art, disons qu’il a par rapport à tous les précédents Directeurs artistiques de la Biennale, l’éclat, l’insolence oratoire et créatrice de nous secouer, de nous contrarier, de nous étonner, de nous montrer nos insuffisances créatrices. Il est écrivain, commissaire d’exposition, essayiste et critique d’art. Il est « polysémique » ! C’est cela la marque apportée par ce Directeur artistique audacieux, énigmatique, subtilement génial et si dérangeant. C’est bien avec lui que Dak’Art a innové avec des thématiques osées, décisives ! Il est venu réveiller les éternels retardataires et poussiéreux critiques classiques de l’art africain qui se suffisent du peu. En art, cela fait du bien de venir avec l’insulte et le coup de pied dans la fourmilière. N’était-ce pas cela la posture féconde et révoltée que l’éclectique et osé artiste sénégalais El Hadji Sy comme feu Mbaye Diop, avaient eu face aux peintres de la fameuse école de Dakar, sortie de la non moins géniale vision de Senghor ? C’est dans l’audace, le refus, la révolte, que l’art se tisse. C’est un don de saisissement et de provocation. C’est un court-circuit électrique, une foudre. Dans l’histoire de l’art et de ses surprises légendaires, on se souvient de Marcel Duchamp qui avait « envoyé une pissotière à un jury américain en déclenchant une révolution esthétique. » On pense aussi dans le contexte de l’après-guerre à cette émergence d’un art américain, une sorte « d’expressionisme abstrait » avec des peintres comme Jakson Pollock et Barnett Newman. Le Dak’Art est devenu un boulevard de feux verts. Il faut y mettre des feux rouges. On veut des accidents esthétiques spectaculaires ! C’est cela l’éclat de l’art contemporain ! Nous sommes en train de créer ensemble une nouvelle histoire de l’art africain avec le Dak’Art. Il nous faut alors des directeurs artistiques téméraires, singuliers, poliment irrévérencieux, libres, dérangeants, explorateurs d’espaces nouveaux. Faire également appel demain à des directeurs artistiques asiatiques, américains et sud-américains, afin d’ouvrir un regard toujours neuf sur le Dak’Art pour le réinventer sous le saisissement d’autres cultures qui l’enrichiront en dialoguant avec l’Afrique « prodigieuse ».
Il faut libérer le Dak’Art ! L’art a besoin d’infinis, de « coups d’état », de génocides plastiques, de meurtres esthétiques et de ruines habitables ! Au diable l’académisme des critiques d’art ! L’imposture artistique est même devenue un nouveau courant par l’incongruité d’œuvres qui nous perturbent par le surgissement de supports qui renversent notre vision tranquille de l’art. Les « installations » en font partie !
Aux critiques d’art de s’adapter aux nouveaux rites ! Aux galeristes de donner leur place aux « voyous », aux « violeurs », aux « marginaux » d’un art qui très vite a atteint ses limites de créativité courte et d’imitation. Les embouteillages des copistes sont devenus insoutenables. Nous sommes fatigués des « photocopies ».
Nous voulons de nouveaux fous. Il nous faut de nouveaux « asiles » pour l’art africain contemporain. L’avenir est dans de nouvelles autoroutes artistiques et plastiques, sans tracés et sans péage ! N’oublions pas surtout la part fondamentale que doit prendre l’enseignement de l’éducation artistique dans nos écoles, juste pour faire naître des vocations. Elle devrait être une discipline obligatoire dans l’éducation nationale comme le latin l’était au temps de Senghor !
En art, le temps ne rattrape jamais les mauvais artistes déjà consacrés. Il les renforce. Il est des œuvres qui sont de véritables mensonges artistiques, mais on les fait gagner.
Oui, on fabrique des artistes comme on fabrique des smartphones ! J’ai vécu cette incroyable aventure en rencontrant des galeristes qui font et défont le marché de l’art sur la place de Paris, Londres, New-York, Tokyo, la Havane, Johannesburg, Kinshasa. La Biennale a fait du Sénégal la capitale artistique et culturelle de l’Afrique et du monde. « Ce que la politique et la diplomatie n’ont pas su faire », Dak’Art l’a fait ! Ils viennent de partout, ils sont tous là les passionnés de l’art contemporain, jusqu’aux pernicieux et fidèles pilleurs et voleurs de patrimoine aux yeux bleus. Vivement, par ailleurs, la mise en fonction du musée d’art contemporain. Soyons ambitieux.
Redonnons à l’Afrique sa place dans l’histoire de l’art. Elle a plus donné qu’elle n’a reçu. Nos artistes, sans injure, décolonisent en silence notre art et ses espaces de représentations. Nous sommes assez puissants et « divins » pour reconstituer et proposer au monde un art nouveau et des musées vivants. Nos artistes le prouvent. Le Dak’Art n’est plus seulement une Biennale, un pays.
Le Dak’Art est ce qu’un continent peut apporter à d’autres continents dans l’émerveillement et le métissage artistique mondial. Si nos artistes ne dialoguent pas avec les autres créations esthétiques du monde, ils mourront. Tant mieux alors si la Biennale dialogue désormais aux confins des métissages, avec de meilleurs Picasso, de meilleurs Manet, des Gauguin plus fous encore, de meilleurs Manessier, de meilleurs Vinci.
Je repensais aux deux tableaux de Picasso revendus il y a peu, à 27 millions d’euros, soit près de 17 milliards FCFA et au Vinci récemment découvert et vendu à près de 450 millions de dollars, soit près de 270 milliards de FCFA. Comment devant le vertige de tels chiffres, ne pas replacer l’art dans sa dignité et les artistes dans leurs droits au respect, au confort, à la reconnaissance ?
C’est si injuste cette dignité des mendiants dont on habille nos artistes en Afrique ! Un marché de l’art africain crédible et puissamment pensé et encadré par un partenariat syndiqué des plus puissantes institutions financières et bancaires africaines avec leurs homologues du Nord, pourrait faire rêver les héritiers de Pape Ibra Tall, Ibou Diouf, Bocar Diongue, Iba Ndiaye, Souley Keïta, Ndary Lo, l’éthiopien Zérihun Yetmgeta, le Zimbabwéen Tapfuma Gutsa, le Nigérian Muaina Oyélami, l’algérien Malek Salah.
Le Dak’Art doit avoir cette ambition et ne pas s’arrêter à rien d’autre qu’à des expositions in et off, des colloques, des remises de distinctions et des prix si faiblement dotés et vite oubliés ! C’est d’ailleurs ici l’occasion de rechercher et de trouver toutes les œuvres primées depuis la Biennale des arts de 1992 à nos jours, pour les exposer dans notre prochain musée d’art contemporain avec un espace dénommé : « Regard sur les trésors nominés du Dak’Art depuis sa création ».
C’est ici, à Dakar et nulle part ailleurs, que la terre se donne rendez-vous pour voir, admirer, l’art africain contemporain. Les suites et les retombées économiques sont immenses et dépassent notre attente, sans que nous essayions d’en consigner les statistiques, ce qui a toujours fait notre faiblesse non usurpée. Comment, diable, dans notre maladive manque de rigueur et de prospective, arrivons-nous d’ailleurs, avec deux sous, une organisation boiteuse et plâtrée, à toujours étonner le monde ?
Quoiqu’il arrive, la prochaine édition de novembre 2024 sera encore une belle fête, même avec une claudicante organisation. C’est notre secret à nous les grands et prodigieux nègres ! Toutefois, la réussite existe toujours. Il suffit d’en payer le prix !
Mai 2024.
Amadou Lamine Sall
Poète.
1er Secrétaire Général de la Biennale de Dakar, 1989-1993.
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