Au Sénégal, les chantiers sont d’une telle envergure qu’il faudra du temps, des réflexions collectives approfondies, des évaluations, une planification rigoureuse et de la détermination à toute épreuve pour mettre l’ambition de transformation (le projet Pastef) sur les rails. C’est en ces termes Pierre Sané souligne dans une contribution, les « Urgences pour le gouvernement de mon pays », une exclusivité de Seneplus relatée in extenso par Maderpost.
TRIBUNE – Le 2 avril 2024, les téléspectateurs du monde entier (intéressés à l’Afrique) découvraient avec curiosité et sympathie le tout nouveau jeune président de la République du Sénégal. Prisonnier politique dix jours auparavant. Élu avec une marge impressionnante et incontestable de 54% dès le premier tour sur la promesse d’une ère de ruptures et de progrès et à travers une campagne électorale éclair ! Qui plus est le parti Pastef âgé de 10 ans à peine, issu d’une classe moyenne rétive à l’ordre colonial, nous gratifie d’une paire de leaders tout aussi légitimes l’un que l’autre pour le prix d’un. Deux compagnons de longue date. « Vous avez commencé l’écriture d’une belle page de l’histoire politique du continent. Maintenant vous devez aller jusqu’au bout», me félicita un ami.
Ces attentes chez beaucoup de mes connaissances rejoignent les attentes immenses des populations sénégalaises. Si le Pastef ne peut pas faire de promesses inébranlables concernant tous les résultats envisagés, il peut et doit s’engager solennellement à travailler avec détermination, avec passion, avec honnêteté, dans la transparence, la solidarité et l’humilité pour la réalisation de cette ambition et surtout à ne pas trahir une telle promesse.
Néanmoins, il serait dangereux de faire croire aux Sénégalais que Bassirou Diomaye Faye et son gouvernement dirigé par Ousmane Sonko seront en mesure de régler tous nos problèmes. Pour commencer, une société sans problèmes est une société morte et nul ne souhaite la mort du Sénégal (ou de l’Afrique). Il y aura donc toujours des problèmes à résoudre. D’autant plus que l’héritage est lourd et révélera au fur et à mesure des surprises fort désagréables et autres forfaitures.
Au Sénégal, les chantiers sont d’une telle envergure qu’il faudra du temps, des réflexions collectives approfondies, des évaluations, une planification rigoureuse et de la détermination à toute épreuve pour mettre l’ambition de transformation (le projet Pastef) sur les rails. En transcendant obstacles, sabotages, menaces, désinformations, trahisons et résistances passives.
La question est donc de décider de quels problèmes va se saisir le nouveau régime et de s’assurer d’être en capacité de les régler. Le « projet de Pastef » ne saurait les appréhender tous en même temps si ce n’est au niveau des politiques publiques et orientations générales.
Il s’agit comme le dit si bien Frantz Fanon, pour chaque génération d’identifier les défis clés de son époque et de les relever (pas seulement de les identifier). La réponse commence par des initiatives phares qui vont marquer les esprits et installer le pays dans une dynamique de changement ou l’imagination devient source d’inspiration.
Ensuite, on ne peut pas demander à tous les Sénégalais d’être patients. Certains sont plus impatients et avec raison. Cela fait 60 ans qu’ils attendent. Cela fait 60 ans que leurs gouvernants leur font des promesses non tenues. Beaucoup se sont résignés face à l’impéritie des régimes qui se sont succédé. Ils continuent de vivre dans la pauvreté et dans la précarité, dans l’insécurité et la peur. Ils vivent (?) privés d’espoir.
Ce sont des populations qui ne sont pas en capacité de participer à l’effort national de développement du pays et d’en jouir. Comment peut-on améliorer leurs conditions rapidement ?
Dès à présent, il serait judicieux de prendre des initiatives marquantes :
– d’abord de répondre à quelques unes des attentes immédiates des plus démunis, des plus vulnérables et pour la paix en Casamance ;
– ensuite de lancer le grand débat public inclusif sur les réformes dans les secteurs incontournables de la production, de l’éducation et de la justice dans une optique de souveraineté et de mieux-être des populations ;
– sans oublier notre engagement pour l’Afrique qui doit être réaffirmé à travers des initiatives concrètes fortes dès le début du quinquennat.
Voici donc une proposition de 10 mesures phares (identifiées à travers une lecture transversale du projet Pastef) qui pourraient être confiées à des commissions pluridisciplinaires et multisecteurs bénévoles avec un timing resserré. En soutien patriotique aux ministres en charge.
1. Eau, Électricité, Internet pour tous partout à des prix abordables ;
2 Évaluation de la stratégie nationale de lutte contre les violences faites aux femmes et mise en œuvre ;
3 Paix en Casamance et décentralisation pilote (pôle régional de développement) ;
4 Feuille de route pour une monnaie nationale ;
5 Feuille de route pour une modernisation du secteur économique populaire (dit « informel ») ;
6 Feuille de route pour la modernisation des daaras et pour la résorption de tous les abris provisoires ;
7 Commission vérité et justice et réforme de la justice et des prisons ;
8 Évaluation et poursuite de la réforme foncière ;
9 Refondation de la CEDEAO ;
10 Initiative africaine sur les migrations internationales ;
Quelques commentaires qui appuient ce choix :
Imaginez seulement le sourire d’un enfant dans un village éloigné qui pour la première fois de sa vie découvre l’éclairage public et dont les parents ont pu enfin s’offrir un frigidaire. Ça change la vie. Instantanément. Ou cette fillette qui peut grandir sereinement dans la grande banlieue dakaroise sans crainte de subir une mutilation sexuelle ou un mariage forcé. Ou encore cette famille de « réfugiés » qui peut enfin retourner dans son village en Casamance sans courir le risque de sauter sur une mine anti-personnelle ou de rencontrer des hommes en armes qu’ils soient porteurs d’uniformes ou non.
« Changer la vie. Ici et maintenant » était la promesse (non tenue) de la gauche française sous François Mitterrand. Nous ? On peut. Je dirai même qu’on doit. Il faut planifier sous forme de package à partir du territoire et faire travailler les prestataires en synergie. (1) (2) et (3)
Le mode de production, la monnaie et l’éducation nationale sont des héritages de la « colonie Sénégal » qui sont restés pratiquement intacts avec leurs pendants populaires.
L’évocation de « ruptures » fait resurgir les mêmes arguments que ceux déployés à l’époque contre (je dis bien contre !) l’indépendance :
⁃ « Attention à « l’aventure ».
⁃ Nous devons conserver notre « amitié » avec la France.
⁃ La « stabilité » doit être privilégiée sur toute autre considération » !… y compris la liberté ? et la transformation de l’héritage ?
Les porteurs de cet argumentaire sont en besoin pressant d’un décapage intellectuel. Ils nous retardent. Et bien sûr l’immobilisme colonial les arrange alors que ça pénalise la majorité laborieuse. Seule une stratégie de déconnexion résolue nous permettra de réorienter nos énergies nos ressources et notre travail vers la satisfaction des besoins existentiels de nos concitoyens, dans la garantie de leurs libertés publiques. La décolonisation inachevée constitue un obstacle paralysant à la construction d’un Sénégal souverain prospère et juste. Nous avons les solutions. Ces réformes sont nécessaires pour l’émergence, enfin, de citoyens souverains. (4) (5) et (6)
Quant à Macky Sall, il veut nous transmettre un livre d’histoire du Sénégal dont des pages clé auront été expurgées. Il n’en est pas question. Ce sont ces pages où il se révèle, avec ses complices, comme l’incarnation de la mal gouvernance, du pillage du bien public, des violences policières qui se sont traduites par des exécutions extrajudiciaires, des disparitions forcées, des actes de torture, de privation arbitraire de liberté. Et maintenant au moment de quitter la scène, il décrète par le biais d’une loi scélérate, le pardon et la réconciliation en lieu et place des victimes et acteurs sociaux. Il enracine l’impunité dans notre histoire judiciaire.
NON ! Seule une Commission vérité et justice nous permettra de faire la pleine lumière sur ces épisodes douloureux (et d’épisodes précédentes ?) mais aussi de comprendre pourquoi nos institutions ont failli, comment cela s’est traduit sur l’ensemble du corps social et quelles conséquences cela risque d’entraîner. Les informations, analyses, conclusions et recommandations d’une telle Commission constitueront un apport indispensable à la réforme annoncée de la justice (et j’espère des prisons..) en écrivant la vraie histoire de cette période. En plus de rendre justice à toutes les victimes et leurs familles et de sanctionner les coupables.
La réforme quant à elle doit s’atteler à décoloniser la justice et permettre au peuple de se reconnaître dans ses institutions. Donc une justice souveraine patriotique et intègre. Vérité et Justice ? Ce n’est pas une option politique. C’est une obligation pour tout régime qui s’inscrit dans la logique de l’État de droit et s’unit dans l’empathie avec son peuple. (7)
Par ailleurs, Macky Sall avait commissionné un rapport sur la réforme foncière mais (comme à son habitude) son manque de courage politique, son inconsistance l’ont amené à étouffer ledit rapport. Alors que nous l’avions élu pour anticiper et régler les contradictions de notre société, il s’est plutôt complu dans la chasse aux rétrocommissions (par le biais de contrats d’infrastructures surfacturés) de complots politiques tous aussi minables les uns que les autres et de choix économiques issus d’une incompétence désolante.
Dans 25 ans, nous serons 35 millions. Cette seule donnée devrait inciter et mobiliser tout gouvernement responsable à la réflexion, au dialogue informé, à l’établissement d’un calendrier de mise en œuvre d’une réforme foncière visant la souveraineté, la prospérité et la justice. (8)
Finalement, Bassirou Diomaye Faye, Ousmane Sonko et le Pastef ont rendez-vous avec l’Afrique. Les patriotes, les progressistes, les panafricanistes d’Afrique et de ses diasporas sont en attente de l’émergence d’un nouveau leadership africain émanant d’une génération montante et engagée.
Deux initiatives que pourraient prendre notre nouveau gouvernement :
– Pour une Refondation de la CEDEAO
La décision des États de l’AES de se retirer de la CEDEAO est une des conséquences de la crise multiple qui mine l’organisation communautaire depuis plus d’une décennie. Cette décision de retrait qui consacre l’échec de la CEDEAO a déclenché une réaction de panique au sein de l’organisation qui souhaite une “négociation”. Au Sénégal de prendre l’initiative pour la levée immédiate et sans conditions des sanctions et embargos illégaux et illégitimes et pour l’élaboration d’un plan d’arrêt des ingérences étrangères dans le fonctionnement et dans les mécanismes de décisions de l’organisation. A moyen terme, une refondation de la CEDEAO s’impose après 50 ans d’existence. Celle-ci devrait se faire sur la base de consultations inclusives dans tous les pays de la région : chercheurs et instituts de recherche, sociétés civiles et organisations populaires, partis politiques et états membres visant à rendre effectif l’engagement à transformer l’organisation en CEDEAO des peuples et à la rendre capable de répondre aux défis du 21e siècle. L’heure est venue pour les Ouest-africains de s’engager pour la transformation de notre organisation commune.
L’acteur le mieux à même et le plus légitime pour porter cette initiative sera le Sénégal.
– Pour une relecture africaine des accords avec l’Europe sur la circulation des capitaux des biens et des personnes.
Les circulations sont discutées et négociées séparément alors qu’elles sont inextricablement liées dans la construction de la globalisation néolibérale. Comment peut-on donner son blanc-seing à la liberté de circulation des capitaux et marchandises sans libérer celle de la force de travail.J usqu’à quand maintiendra-t-on cette dynamique de développement inégal. L’Afrique doit se saisir de cette problématique et presser l’Europe de s’y atteler. Il s’agit de préserver les milliers de vie englouties dans les océans et déserts du monde.
Au Sénégal nouveau de porter le débat dans les instances africaines. (9) et (10)
Au bout du compte, il s’agit du « réenchantement » du pays pour aller à l’assaut du futur. Nous avons en Afrique aujourd’hui la jeunesse qu’il faut. La communauté intellectuelle doit continuer à se mobiliser en force de propositions afin d’éviter que le nouveau gouvernement ne soit prisonnier d’une bureaucratie qui monopolise l’information l’analyse et le conseil. Les ministres doivent se convertir et devenir des militants, non pas des militants de Pastef, mais des militants de la cause d’un Sénégal souverain prospère et juste dans une Afrique de progrès. L’avenir nous appartient.
Maderpost