Plongée au cœur d’un système qui met en danger la biodiversité marine, le climat et jusqu’aux principes fondamentaux du régime démocratique français alertent BLOOM et ANTICOR sur un cas de transfuge entre le public et le privé qui provoque un conflit d’intérêts manifeste dans le secteur de la pêche thonière et ce sur le dos du continent africain. L’affaire serait assez grave pour passer inaperçu, constate Maderpost après lecture d’un article et document signés Bloomassociation et BLOOM et ANTICOR.
PECHE – BLOOM et ANTICOR ont découvert que la personne responsable au sein de l’administration[1] de négocier pour les flottes de pêche industrielles françaises l’accès aux ressources thonières d’Afrique a été recrutée par le plus gros lobby de la pêche thonière en France, « ORTHONGEL » membre du lobby industriel européen « EUROPECHE », et cela, sans respecter le délai de trois ans prévu par la loi.
En plus de ses fonctions au sein de l’administration, cette personne représentait également la France dans une instance internationale chargée de la gestion et du contrôle de la pêche thonière en Afrique (la « Commission thonière de l’océan Indien »).
Ce cas de transfuge — qui pourrait tomber sous le coup du délit de prise illégale d’intérêts prévu à l’article 432-13 du Code pénal — contrevient aux règles éthiques les plus élémentaires consistant à ne pas exercer au sein du secteur privé d’activités en lien avec de précédentes fonctions au sein de l’administration publique.
En effet, il est intolérable qu’un fonctionnaire, fort de sa connaissance des dossiers, des calendriers, des plans d’action stratégiques, des mécanismes de décision, de la cartographie des acteurs et des potentiels litiges en cours, mettent ces informations précieuses à la disposition d’intérêts privés potentiellement incompatibles avec l’intérêt général qu’il défendait précédemment.
De telles informations donnent en effet aux lobbies industriels une capacité de naviguer avec grande efficacité dans la matrice de l’État pour orienter la décision publique vers leurs intérêts particuliers.
Le cas que nous révélons aujourd’hui permet de comprendre très concrètement comment les transfuges renforcent les stratégies d’influence des lobbies sur les décisions publiques.
Ce scandale de plus a une portée immédiatement destructrice de la norme dont il faut prendre l’exacte mesure : en ce moment même est renégocié au niveau européen rien de moins que le cadre global de contrôle des flottes de pêche et les industriels sont sur le point d’obtenir un changement ahurissant qui leur permettrait d’augmenter massivement leurs captures officielles, de régulariser des années de captures illégales et de fraude fiscale.
En effet, le lobby thonier, armé d’anciens fonctionnaires, est à deux doigts d’obtenir une tolérance sur les déclarations de captures permettant aux navires d’attraper dans certains cas jusqu’à près de 50% de poissons en plus.
Ce n’est pas tout
Les industriels thoniers risquent d’obtenir cette « marge de tolérance » sidérante grâce au lobbying déterminé de l’État français, qui joue gros dans cette affaire.
En effet, la complaisance de la France envers ses flottes de pêche thonière a été soulignée par la Commission européenne : le 9 juin 2021, cette dernière a ouvert contre la France une procédure d’infraction[2] pour avoir accordé des dérogations illégales à ses navires thoniers et ne pas les avoir contrôlés.
Le 29 septembre 2022, la Commission a réitéré cette mise en demeure contre la France, cette fois-ci par le biais d’un « avis motivé » qui est la dernière étape avant un éventuel recours en manquement de la Commission contre la France devant la plus haute juridiction européenne.
Si au cours de la négociation finale de trilogue prévue à Bruxelles (potentiellement le 22 novembre, sinon en fin d’année 2022), la France obtient, comme prévu, l’augmentation de la marge de tolérance sur les captures déclarées, elle pourra faire d’une pierre deux coups : d’une part, elle sera en mesure de tuer dans l’œuf la procédure judiciaire initiée à son encontre par la Commission européenne et d’éviter une condamnation, et d’autre part, elle pourra légitimer des années d’abus tout en institutionalisant la destruction des écosystèmes marins d’Afrique.
La France a ouvertement soutenu le lobbying forcené des industriels thoniers et directement appelé les députés du Parlement européen à adopter des amendements augmentant de façon exponentielle la tolérance pour leurs captures non règlementaires.
Mais la France a omis de mentionner la procédure d’infraction ouverte à son encontre et a ainsi menti sur ses motivations réelles : éviter une condamnation et légitimer les dépassements de captures sur lesquels elle ferme les yeux depuis des années.
À moins d’une forte réaction citoyenne et d’un contre-feu de la Commission européenne comme de certains États membres de l’UE, les passe-droits scandaleux accordés aux industriels thoniers par le gouvernement français s’apprêtent à devenir la norme européenne pour tous les navires.
La France est ainsi prise en flagrant délit de destruction environnementale à très grande échelle. En effet, rappelons que ce désossement des règles de contrôle des flottes ciblant des animaux sauvages dans les eaux africaines s’inscrit dans un contexte d’effondrement de la biodiversité marine et de surexploitation chronique des populations de thons.
Dans l’océan Indien, les statistiques officielles, très largement sous-estimées, reconnaissent déjà que la majorité des captures provient de stocks surpêchés.[3]
Les pêches industrielles sont en outre majoritairement réalisées avec des méthodes non sélectives : la « senne tournante », une grande nasse coulissante qui capture les animaux agrégés autour de radeaux artificiels, les « dispositifs de concentration de poisson » : les « DCP ».
Cette méthode de pêche génère de très nombreux rejets et un véritable massacre du vivant.[4] Des espèces vulnérables et fragiles — telles que les raies manta ou les requins soyeux et longimanes — sont ainsi anéanties par centaines de milliers de kilos chaque année.
En signalant ce cas de transfuge au Procureur de la République, BLOOM et ANTICOR comptent bien faire respecter les règles de probité et d’intégrité qui sont la condition sine qua non de l’action publique mais aussi faire la lumière sur un système qui entretient des conflits d’intérêts afin de favoriser les intérêts financiers des industriels au détriment de l’intérêt général et en particulier de la protection de l’environnement et du vivant.
BLOOM appelle les citoyens à une mobilisation massive contre l’entrisme des lobbies et les conflits d’intérêt qui paralysent l’action publique.
En plus du signalement conjoint d’Anticor et BLOOM au procureur de la République, BLOOM adresse également aujourd’hui au gouvernement une demande d’abrogation des dérogations accordées illégalement aux flottes thonières en 2015 ainsi qu’une demande officielle d’accès à toutes les données de contrôle que le gouvernement aurait effectuées auprès des flottes de pêche distantes depuis 2009 ainsi que l’accès aux données de captures et de positionnement des navires et toutes les données concernant l’usage de radeaux artificiels pour accroître la pêche : les DCP « dispositifs de concentration de poisson ».
La transparence est la condition sine qua non pour mettre un frein au pillage de l’Afrique par des acteurs industriels irresponsables.
NOTES
[1] La ‘Direction des pêches maritimes et de l’aquaculture’ (DPMA) qui a depuis été renommée Direction générale des affaires maritimes, de la pêche et de l’aquaculture (DGAMPA).
[2] Voir le communiqué de presse de la Commission européenne.
[3] Le chiffre officiel donné par l’ISSF est de 50%, mais les derniers chiffres de la CTOI montrent que le thon obèse est désormais surpêché, et que la bonite n’a jamais été pêchée à un niveau aussi élevé, bien au-dessus du niveau recommandé.
[4] Mannocci et al. (2020) Predicting bycatch hotspots in tropical tuna purse seine fisheries at the basin scale.
Maderpost / Boomassociation