Le Sénégal est un pays en campagne électorale permanente tant le politique l’emporte toujours sur les autres aspects de la vie nationale, en particulier sur l’économie. Cette prééminence du politique dans la captation de nos maigres ressources économiques entraine inéluctablement un disfonctionnement dans la fixation de nos priorités, surtout en matière de prise en charge des problèmes socio-économiques auxquels les populations sont confrontées. Ainsi, l’économie de notre pays déjà fragilisée par plus d’un an de pandémie souffrira encore longtemps de ses séquelles, dont les premières victimes sont l’entreprise et les ménages.
TRIBUNE – Le patronat et les acteurs syndicaux sont vivement interpellés pour sensibiliser l’Etat sur le diktat du calendrier électoral et sa répercussion sur l’économie.
Trois élections en trois ans
L’année 2021 est marquée par une préparation frénétique des joutes électorales locales avec des candidatures tous azimuts, sur fond de reconfiguration et de restructuration du landerneau politique avec des jeux d’alliance et de confrontation en ligne de mire. Il est d’usage dans notre pays que l’année précédant les joutes électorales est souvent marquée par une baisse des activités économiques combinée à une orientation politicienne de toute l’action gouvernementale en faveur de projets politiquement rentables. Cette situation transcende les régimes qui se sont succédé depuis les indépendances et concerne aussi bien les pouvoirs en place que l’opposition. Les revendications économiques des partis de l’opposition cèdent leur place à celles électoralistes telles que le fichier électoral, le montant de la caution ou le débat trivial sur la délivrance de certificat de résidence.
Entre 2022 et 2024, on assistera à une succession d’élections tenues sur trois années consécutives, au cas où les dates des locales sont maintenues et les législatives tenues à bonne date. En respectant l’usage en pratique au Sénégal, on risque d’assister à trois années de campagne électorale avec ses conséquences incommensurables sur l’économie de notre pays.
Au-delà du coût des élections qui grève le budget de l’Etat déjà déficitaire, la période pré et post électorale a toujours été un moment de tensions sociales avec des répercussions sur le risque pays en matière d’investissement privé. De manière générale, les investissements Directs étrangers (IDE) ont tendance à baisser en cas d’incertitude sur l’avenir immédiat du pays. Cela induit des retards dans la mise en œuvre de projets économiques ou leur suspension tout simplement.
Pendant ce temps, d’autres projets à vocation politique sont accélérés au détriment de la qualité de services, de la rentabilité économique et de l’efficience dans l’utilisation des ressources. On a assisté dans le passé à l’inauguration d’infrastructures qui ont été livrées plusieurs années plus tard. Souvent, l’accélération des travaux est faite au détriment des études préalables, mais surtout au défaut d’optimisation des coûts des projets économiques. A titre d’exemple, les estimations budgétaires pour financer certaines infrastructures sont largement dépassées en raison des études inappropriées et des précipitations sur les délais de réalisation. L’exemple de l’inauguration de l’aéroport Blaise Diagne avant date de livraison est encore là pour l’illustrer.
La priorité dans l’ordre des investissements, notre maillon faible
Notre pays a longtemps souffert de la fixation des priorités en matière d’investissement socio-économique. L’exode rural qui est l’une des causes de l’urbanisation anarchique de Dakar, est la conséquence de la répartition inégale des investissements sociaux de base entre les villes et les campagnes. Si le régime socialiste a été à l’origine de cette politique qui a conduit au macrocéphalisme de Dakar, les régimes qui les ont succédés n’ont pas fait mieux, malgré les politiques de décentralisation et de promotion du monde rural. On peut citer les sept merveilles de Dakar du Régime précédent dont trois ont été réalisés (Monument de la Renaissance, Musée des civilisations et Grand théâtre). Avec le Régime actuel, le PUDC a initié de belles choses pour la promotion du monde rural, mais il a été vite rattrapé par les gros investissements réalisés sur Diamniadio (Dakar Arena, Stade du Sénégal, TER, ou même CICAD réalisé plutôt).
Le contexte de la pandémie à COVID19 avec ses conséquences économiques désastreuses à l’échelle mondiale, a montré à suffisance la nécessité de promouvoir la souveraineté alimentaire, d’investir sur un système de santé performant, mais surtout de repenser notre système éducatif.
La souveraineté alimentaire, une panacée
La souveraineté alimentaire suppose des investissements massifs pour la modernisation de l’agriculture à la place des investissements de prestige en milieu urbain qui demandent des coûts d’entretien importants, nous entrainant dans le cercle vicieux du déficit budgétaire. Lorsqu’on investit sur des infrastructures improductives, on a tendance à les entretenir avec le budget de l’Etat sous forme de charges de personnel, de frais d’entretien, etc.
Tandis que les investissements en milieu rural présentent l’avantage de comporter moins de frais d’approche en matière d’indemnisation des impenses suite aux expropriations pour cause d’utilité publique, tout en étant plus impactant sur les populations en terme création de valeur ajoutée. En somme, la structure de nos économies fait que 1 milliard investi en milieu rural est plus impactant que le même milliard investi en milieu urbain.
Par ailleurs, les investissements tendant à satisfaire la demande sociale en milieu urbain ont l’inconvénient d’attirer encore plus des ruraux en ville à la quête d’un mieux vivre. Cela nous plonge dans le cercle vicieux des problèmes d’aménagement des banlieues avec son lot d’inondations, de précarité d’habitat, de sous-emploi et de chômage.
Par contre, investir dans l’économie rurale contribue au développement des chaines de valeurs agricoles au sens large, avec tous les services connexes permettant de créer des emplois mais surtout, en promouvant une politique d’industrie de transformation. En réalité, si le Sénégal n’a pu promouvoir son industrie de transformation, cela est dû en partie au manque de matières premières agricoles. Ainsi, aucune filière agricole n’arrive à satisfaire l’autosuffisance alimentaire du pays.
Nous avons délaissé l’arachide pour devenir des importateurs nets d’huile alimentaire. La Compagnie sucrière est obligée de combler son déficit de production en important du sucre. Les industries de tomates importent au moins 50% de leurs besoins en matières premières. Nous importons des fruits et légumes de la Hollande et du Maroc pour satisfaire nos besoins en consommation. Les industries minotières et d’aliments de bétails continuent d’importer l’essentiel sinon la totalité de leurs besoins en matières premières (blé et maïs). Les importations de riz, l’aliment de base des sénégalais, ne cessent d’augmenter.
Pendant ce temps, au niveau international, on assiste à une flambée des cours des matières premières sans précédent que nos économies extraverties ne pourront pas continuer à contenir. La vérité des prix s’appliquera forcément et impactera de manière inéluctable le panier de la ménagère.
Ce diagnostic sans complaisance des contreperformances de notre économie est la preuve que nous ne sommes pas sur la bonne trajectoire en matière de souveraineté alimentaire. Il s’agit moins d’un problème de régime politique que de paradigme de développement correspondant à notre système économique. De même, il s’agit moins d’un débat entre altermondialiste et souteneur de l’économie de marché adepte de mondialisation. Il s’agit surtout adopter une stratégie intelligente de développement endogène tout en captant les ressources exogènes à conditionnalité acceptable.
In fine, notre économie est dans un tournant décisif où se jouera à jamais la définition de priorités. Je puis affirmer qu’elle ne sortira pas indemne de trois années électorales consécutives, surtout dans un contexte de pandémie. Nos entreprises, nos ménages et l’Etat s’en sortiront lessivés et les conséquences nous plongeront dans le cercle vicieux de l’endettement, du déficit budgétaire et d’une pression fiscale plus forte. Pour briser ce cercle vicieux, nos organisations patronales et syndicales doivent mener une sérieuse reflexion pour mesurer le risque sur nos entreprises et amener nos gouvernants à affirmer un courage managérial sans failles basé sur l’optimisation des ressources et du temps. Le temps est une variable ô combien important que nos politiques, notre Administration publique ne prend pas souvent en compte dans la mise en œuvre des politiques de développement.
A ce titre, l’unification des élections en une année électorale où tout au moins les législatives et la présidentielle, devrait être une des revendications du monde économique au moment où l’on demande au secteur privé de contribuer aux efforts de résilience et de redynamisation de l’économie. Ce sujet devrait être un point de consensus fort dans les négociations entre pouvoir et opposition. Le dialogue national devrait prendre en compte ces questions d’optimisation du processus électoral afin de le rendre conforme à nos objectifs économiques.
A défaut, le leadership politique et économique pourrait-il être sauvé par une courageuse perestroïka et ce, quelle que soit l’issue politique de 2024 sur laquelle pèsent encore nombre d’incertitudes ?
Cheikh Ahmet Tidiane Sy administrateur de sociétés