TRIBUNE – Il est entendu que la France n’est pas un pays comme les autres. Pour le pire et le meilleur. Reste à savoir dans quelle catégorie ranger le mouvement des «gilets jaunes».
Tous les samedis, la France joue à se faire peur. Dans quelques villes de l’Hexagone, des excités de tout bord s’en prennent aux symboles de la République avec une sorte d’allégresse mortifère. D’autres font le coup de poing avec les forces de l’ordre au milieu de carcasses de voitures brûlées, parmi les exhalations des gaz lacrymogènes. Excédée d’être harcelée, la police perd son sang-froid et castagne des manifestants. À Paris, voilà qu’on défonce la porte d’un ministère quand on ne cherche pas à marcher sur l’Assemblée nationale ou l’Élysée.
On course le journaliste, on s’imagine des complots à chaque nouvelle péripétie advenue, des illuminés sortis de nulle part se prennent pour le fantôme de Jaurès dans des conversations vidéo dignes des meilleures séquences des Marx Brothers et sur les réseaux sociaux, des personnes apparemment saines d’esprit, des bons pères de famille, des mères célibataires, des jeunes gens propres sur eux, en appellent tranquillement à la mort du président de la République.
On n’est plus sûr de rien.
Des acquis qu’on pensait inscrits dans le marbre du temps volent en éclats, des interdits sautent avec une désinvolture sidérante, des responsables politiques ne trouvent rien à redire à des agissements factieux, au nom de la volonté populaire, laquelle par nature ne saurait avoir tort. On s’échange des noms d’oiseaux, on s’affranchit des principes démocratiques, et dans ce grand charivari où chacune et chacun prétend être dans son bon droit, on s’accoquine avec des mouvements d’opinion qui, incapables de former un tout cohérent, somment le pouvoir en place de démissionner sans qu’on sache très exactement par qui ou par quoi le remplacer.
Et quand on aura dit que, malgré tout ce tapage et cette exposition médiatique sans précédent, le mouvement peine à rassembler, à chacune de ses journées d’action, plus de 100.000 personnes –qui plus est un jour de congé– on s’interroge pour savoir si tout le pays ne serait pas en train de succomber à une sorte d’hallucination collective, où les «gilets jaunes» se démultiplieraient comme dans le miracle des pains.
Le tout sous le regard un brin désabusé d’une population en pleine déconfiture existentielle qui après avoir congédié, l’année dernière, une grande partie de son personnel politique, se détourne désormais de son sauveur –un jeune premier pourtant à peine élu– avec une rage telle qu’on en vient à se demander si le pays tout entier ne va pas basculer dans l’anarchie la plus complète, quand chaque être s’imagine être le prophète de son immeuble, de sa rue, de son quartier, de sa ville, de son pays.
Il est entendu que la France n’est pas un pays comme les autres. Ce qui fait tout à la fois son charme et l’objet de sa détestation. Cette sorte d’arrogance bien gauloise, cette incivilité franchouillarde, cette appétence pour le désordre, le bordel, cette désespérance, cette insatisfaction chronique, ce mécontentement latent, cette peur démesurée, ce goût des extrêmes, cette inclinaison à appréhender l’avenir toujours sous son jour le plus noir, autant de signes d’une nation perdue à elle-même, en prise à une crise de confiance si profonde que désormais le recours à la violence n’apparaît même plus comme la pire des choses à éviter.
Mieux, voilà que certains la souhaitent et, entre les lignes, sans se l’avouer, s’exalteraient à l’idée de remplacer la République par une impossible et impraticable dictature de l’opinion.
Le Français de l’étranger, qui n’a pas demandé son reste pour prendre la poudre d’escampette, lui, regarde toute cette agitation avec une sidération grandissante. C’est qu’ayant un peu voyagé, il s’est tout de même rendu compte que si son pays natal n’était peut-être pas un pays de Cocagne, il n’en demeure pas moins une contrée où, pour une très grande partie de sa population, il fait bon vivre. Où la citoyenne ou le citoyen peut toujours compter sur l’aide de l’État pour se sortir d’un mauvais pas. Où l’accès à la santé et à l’éducation pour tous et toutes est comme une évidence. Où, contrairement aux idées reçues, les retraités s’ils ne sont pas forcément riches ne sont pas pauvres pour autant. Où les amortisseurs et autres acquis sociaux permettent d’adoucir les brusques secousses des crises financières à répétition…
Ce qui ne veut pas dire, pour autant, que tout est rose.
Si un jour, ce Français de l’étranger s’est détourné de son pays, ce n’est pas forcément par goût de l’exotisme. Ou pour de basses questions pécuniaires. Peut-être avait-il pressenti que quelque chose s’était brisé depuis longtemps dans la société française, qu’à force d’être dorlotée, surprotégée, confortée et câlinée dans sa prudence, son conformisme, son immobilisme, prise au piège de sa relation incestueuse avec un État-providence aux finances désormais comptées, elle avait perdu de son audace, de sa vaillance, de ce brio et de cet allant qui pendant des siècles l’avaient si sublimement magnifiée.
Oui peut-être que sans le savoir, l’exilé, épris de changement, avait déjà le cœur d’un «gilet jaune»…