Ancien Directeur général du Bureau organisation et méthode (Bom), ancien secrétaire permanent de la Commission de rationalisation des structures et des emplois publics (Corasep) et de la Cellule de contrôle des effectifs et de la masse salariale (Ccems), l’ancien ministre Abdoul Aziz Tall analyse l’origine du mal des recrutements anarchiques évoqué par le chef de l’Etat.
EMPLOI – A l’occasion de l’annonce de la certification Iso 9001 version 2015 décernée à la Direction des moyens généraux de la Présidence de la République, le chef de l’Etat a déploré les recrutements anarchiques et la multiplication des structures dans les secteurs public et parapublic. Etes-vous surpris par ce constat fait par le chef de l’Etat ?
Très peu ! Je m’étonne plutôt que cette alerte soit déclenchée aussi tardivement, si l’on sait que tout le dispositif qui permettait en amont, de juguler l’augmentation des effectifs et incidemment celle de la masse salariale, a été soit rompu, soit supprimé, laissant ainsi ouvert un large boulevard à des recrutements anarchiques pour reprendre les propos du président de la République. Dans ce cadre, il convient de rappeler que nos partenaires techniques et financiers sont très regardants sur cette rubrique qui tient lieu, entre autres, d’indicateur de la bonne tenue des finances publiques.
Selon vous, comment expliquer cette situation alarmante ?
Jusqu’en 2000, l’Etat avait mis en place un dispositif rodé permettant de surveiller étroitement l’évolution de la masse salariale et des effectifs de notre administration, aussi bien au niveau du secteur public que parapublic.
En quoi consistait ce dispositif ?
Avant d’évoquer cette question du dispositif, il y a lieu de définir deux postulats qui permettent de mieux comprendre l’intérêt et l’importance des enjeux. Premièrement, les dépenses de l’Etat les plus consistantes et les plus contraignantes ont toujours été liées à la masse salariale. En effet, si l’on peut négocier le paiement de la dette publique, retarder les échéances de paiement de la dette intérieure et autres règlements dus par l’Etat, selon les contraintes financières du moment, par contre il est impensable que les salariés ne soient pas payés à la fin de chaque mois et à date échue. Quant au second postulat, il réside dans la compréhension de la corrélation entre la création des structures au sein de l’administration et l’augmentation de la masse salariale du secteur public.
Avez-vous idée du nombre de fonctionnaires et d’agents de l’Etat en 2000 et la masse salariale ?
En 2000, le nombre de fonctionnaires tournait autour de 65 000 pour une masse salariale de 173 milliards FCfa. Mais, c’est à partir de 2002-2005 que la digue a cédé.
Comment ?
C’est durant cette période qu’on a assisté à une création tous azimuts d’agences. D’ailleurs, je me rappelle avoir alerté, à l’époque, pour faire remarquer qu’on était en train de mettre en place une administration parallèle à celle qui était là. Il faut souligner aussi que cela avait des incidences énormes sur les dépenses car les salaires dans ces agences étaient très élevés.
En quoi la prolifération des structures peut-elle influer sur les charges salariales?
La création et l’aménagement des structures génèrent des ramifications multiples, en termes de moyens nécessaires, pour assurer un fonctionnement normal des services. En particulier les incidences budgétaires directes qu’elles impliquent, à savoir, la création de postes, indemnités, charges sociales ; le renforcement des activités de soutien… Donc, dans chaque ministère créé, l’organigramme constitue la description physique des ressources humaines, alors que le budget en est la description financière. D’où l’importance et la nécessité d’harmoniser et de faire correspondre cette relation biunivoque entre les deux outils. Par le passé, la volonté de l’Etat de lutter contre toute forme d’abus en matière de recrutement, de création et de développement de structures, et de traitement arbitraire de ses agents, s’était traduite par la mise en place d’un certain nombre d’organes qui avaient, entre autres missions, d’assurer la police de l’organisation administrative et de veiller à l’application des règles qui régissent le personnel des secteurs public et parapublic.
Pouvez-vous revenir sur le dispositif mis en place et surtout sa contribution à réguler les recrutements et freiner l’accroissement de la masse salariale ?
Le dispositif était composé de deux organes, dont les attributions méritent d’être rappelées. Il s’agit d’abord de la Commission de rationalisation des structures et des emplois publics (Corasep) qui était spécialement chargée de participer au développement des travaux relatifs à la réalisation et à l’utilisation des organigrammes. La Corasep était devenue un interlocuteur privilégié des pouvoirs publics dans les domaines d’adaptation des personnels aux structures et aux activités. Elle avait recommandé que tout projet de décret créant ou développant une structure soit accompagné d’une évaluation aussi rigoureuse que possible des coûts occasionnés par la mise en application de ces nouvelles structures et d’une présentation quantifiée des réalisations nouvelles attendues. Elle effectuait chaque année un examen systématique des organigrammes des ministères. Son visa était requis sur le document qui doit être présenté lors des conférences budgétaires. A côté de la Corasep, il y avait la Cellule de contrôle des effectifs et de la masse salariale (Ccems). Elle avait pour mission d’assurer le contrôle des effectifs et de la masse salariale du secteur public et parapublic. Placée sous l’autorité directe du Secrétaire général de la Présidence de la République, elle comprenait, entre autres, les représentants des ministères chargés de l’Economie et des Finances, de même ceux de la Fonction publique et du travail. Sa tâche principale était d’effectuer le recensement précis des effectifs et le contrôle de la masse salariale. Figurait également dans sa mission, l’établissement des projections des effectifs et de la masse salariale fondées sur les politiques existantes, tenant compte des entrées et des sorties du personnel, des glissements catégoriels et des incidences sur la masse salariale des changements des conditions de rémunération.
L’application des politiques de la cellule de contrôle des effectifs et de la masse salariale avait permis, entre autres, la limitation du taux de croissance annuelle des effectifs, le contrôle des entrées dans la Fonction Publique par le biais des écoles nationales de formation, le contrôle du recrutement des non fonctionnaires, la remise à jour du fichier du personnel de l’Etat, la limitation de la masse salariale par le contrôle de toute mesure administrative à incidence financière. Enfin, il y avait le Bureau organisation et méthodes (Bom), qui faisait également partie du dispositif institutionnel. Il assurait le secrétariat permanent de ces deux organismes, en plus de ses attributions propres, de Bureau d’études au service du président de la République. Les ruptures et le peu d’intérêt manifestés par rapport aux politiques de rationalisation, à partir de 2000, ont fini par fragiliser, voire dépouiller ces deux structures de leurs prérogatives. Tous les verrous qui permettaient de réguler les effectifs et la masse salariale ont tout simplement sauté ou été ignorés par rapport à l’exécution de leur mission originale.
Quelle solution, selon vous, devrait-on appliquer pour juguler cette anarchie constatée par le chef de l’Etat lui-même ?
Il y a nécessité de revenir à l’orthodoxie. Une administration, qu’elle soit publique ou privée, se doit d’obéir à l’application de normes de rationalité, si elle aspire à devenir performante. Ce n’est pas par hasard que l’on utilise le concept de sciences administratives qui trouve son fondement sur des préoccupations d’efficience et d’efficacité. L’efficience se rapportant à l’économie dans l’utilisation rationnelle des ressources, alors que l’efficacité s’apprécie au degré de réalisation des objectifs. C’est «le ratio de transformation des attentes en atteintes» pour emprunter la formule de Peter Drucker. L’exigence de rationalité dans une organisation doit obéir également à la possibilité de mesurer le niveau d’activités de chacune de ses composantes, avant de dégager les moyens nécessaires à la réalisation des objectifs qui lui sont assignés, à savoir des moyens humains, matériels et financiers. Il y a donc des ratios sur lesquels le décideur doit veiller scrupuleusement, afin d’éviter tout déséquilibre préjudiciable à la qualité du fonctionnement de son organisation. Une autre exigence de rationalité est de tenir compte de l’adéquation du profil des agents par rapport aux postes qu’ils occupent : c’est le volet humain, communément appelé Gestion des Ressources Humaines. L’absence ou le non-respect de toutes ces bases de rationalité conduisent forcément à une gestion plus ou moins informelle. Le constat amer fait par le président de la République sur la prolifération des structures avec ses conséquences inévitables sur le gonflement de la masse salariale, découle du non-respect de ces normes sur le fonctionnement actuel de l’administration sénégalaise.
Maderpost / Igfm