Jamal Bouoiyour, enseignant-chercheur à l’Université de Pau et des pays de l’Adour, analyse l’engouement soudain des banques centrales pour les monnaies digitales. Par Jamal Bouoiyour DIGITAL – Après avoir rejeté le bitcoin, et plus globalement les cryptomonnaies, depuis leur apparition il y a un peu plus d’une dizaine d’années, les banques centrales ont décidé d’infléchir leur position et ont commencé à réfléchir sérieusement à la création de leur propre monnaie digitale, dénommée « monnaie numérique de banque centrale » ou MNBC.
D’après la Banque des règlements internationaux (BRI), 86 % des banques centrales sont en train d’étudier cette possibilité. Certaines sont plus avancées que d’autres. Il est clair que les États se sentent de plus en plus menacés par les avancées spectaculaires liées à l’alliance de la finance et la technologie et ne veulent surtout pas « louper » le train des monnaies numériques. Ils entendent bien raffermir leur souveraineté – titubante à la suite de l’avènement des cryptomonnaies – en créant leurs propres monnaies numériques.
Menace pour les banques centrales
C’est d’ailleurs dans ce sens qu’en 2020, la Chine a décidé d’expérimenter sa monnaie numérique dans quatre grandes provinces. Elle a comme premier objectif de tester, en grandeur nature, un yuan numérique lors des Jeux olympiques d’hiver l’année prochaine.
Mais l’enjeu est tout autre. Il est plus stratégique. La Chine souhaite réaliser un rêve qui la taraude depuis longtemps, à savoir imposer sa devise comme monnaie internationale face au dollar.
Des pays européens ont aussi bien avancé dans la création de leur monnaie numérique, parmi lesquels on peut citer la Lituanie. Elle a été le premier pays européen à lancer sa devise numérique, en juillet 2020. En Suède, la banque centrale a également débuté des tests.
Les menaces pour les banques centrales ne se limitent plus seulement aux cryptomonnaies connues telles que le bitcoin ou l’ether, mais également à celles, autrement plus sérieuses, de ce qu’on appelle les « stablecoins ».
Ce sont des monnaies numériques émises par des entreprises privées, dont la caractéristique principale est qu’elles sont adossées à des fonds équivalents en monnaies classiques comme le dollar ou l’euro, ce qui plaide pour leur stabilité, contrairement aux cryptomonnaies habituelles. Le Diem, ancienne Libra, la monnaie proposée par Facebook, est le projet le plus abouti.
Imaginons une seconde que Facebook utilise toutes les potentialités de son réseau social ainsi que l’application WhatsApp, dont il est propriétaire, pour lancer sa monnaie, il s’agirait d’un vrai cauchemar pour les banques centrales, qui feront tout pour tuer dans l’œuf ce projet titanesque.
Au-delà, il est de bon aloi de rappeler que la numérisation des monnaies est une vieille histoire. En effet, la majorité de la masse monétaire se présente déjà sous forme numérique. L’essentiel de la monnaie en circulation est constitué par les dépôts bancaires privés et la monnaie de réserve déposée auprès de la banque centrale. La part des pièces et billets demeure négligeable.
Approche libertaire et vide juridique
Les banques centrales reprochent au bitcoin et aux cryptomonnaies, de manière générale, leur nature décentralisée due à l’absence d’une gouvernance unifiée.
C’est justement le contre-argument phare qu’utilisent les partisans des cryptomonnaies, qui s’appuient sur une approche philosophique et sociétale libertaire pour justifier leur utilisation.
L’enthousiasme que suscitent les cryptomonnaies ne doit pas nous faire oublier les incertitudes et le vide juridique, bien réels, qui les entourent. Les cryptomonnaies font partie de ce qu’on appelle les « credence goods » : des actifs dont les attributs ne peuvent être appréciés d’avance par leurs acheteurs.
Les éventuels défauts sont difficilement identifiables car ils demandent des connaissances techniques poussées.
En temps normal, les banques centrales prêtent de l’argent aux banques commerciales qui sont censées l’injecter dans le circuit économique, via les prêts aux entreprises et aux particuliers.
Dans la réalité, le processus est plus complexe et il arrive, surtout en situation de crise et de hausse de l’incertitude, que les banques rechignent à prêter pour éviter de prendre des risques inconsidérés. Les moyens de pression des banques centrales sont limités et loin d’être efficaces.
Le bitcoin posera moins de problèmes le jour où il deviendra une réserve de valeur à l’instar de l’or, c’est-à-dire quand il sera moins volatile. Il faut dire qu’avec la crise du Covid-19, l’argent « coule à flots ».
Les banques centrales n’ont pas hésité à inonder les marchés avec des quantités d’argent incommensurables. Ceci a donné du grain à moudre aux thuriféraires du bitcoin qui reprochent justement aux banques centrales de manipuler les devises.
Il faut dire que de plus en plus de personnes aux États-Unis, et en Europe dans une moindre mesure, ont profité des plans de relance des présidents Trump et Biden, et du plan européen de relance qui tarde à entrer en action, pour investir dans les cryptomonnaies. Elles ne font pas entièrement confiance aux monnaies fiduciaires.
Les transferts d’argent des gouvernements aux ménages pendant la crise du Covid-19 auraient été d’une efficacité implacable si cet argent avait été directement déposé dans des portefeuilles numériques.
Les MNBC peuvent aussi faciliter les remises de fonds des migrants à leurs familles, étant donné les faibles coûts, surtout en période de pandémie et de confinement, car cela représente moins de risque de contamination.
Se pose la question de savoir si les MNBC vont marcher sur les platebandes des cryptomonnaies. Autrement dit, si leur avènement sera nuisible aux cryptomonnaies en général et au bitcoin en particulier.
La réponse à cette question ne peut être qu’ambiguë. Il est peu probable, de notre point de vue, que toutes les MNBC utilisent la technologie de la blockchain dans la mesure où les responsables des banques centrales voient d’un mauvais œil l’avènement d’un système peu transparent à leurs yeux, et surtout sans gendarme pour faire respecter les règles.
Les cryptomonnaies vont-elles survivre au MNBC ?
Or, la blockchain permet de stocker et de transmettre les informations publiques et sécurisées, fonctionnant sans organe de contrôle. Sauf si les banques centrales utilisent ce qu’on appelle les blockchains « permissionnées » ou « semi-ouvertes » qui fonctionnent par preuve d’autorité.
C’est-à-dire, où les blocs seraient visibles pour tous (lecture activée), mais ne seraient pas modifiables au sens de leur validation (écriture désactivée). Seuls les nœuds autorisés, ici les banques centrales, pourraient les modifier.