Par Diomaye Ndongo Faye
TRIBUNE – L’histoire du développement politique des sociétés humaines nous enseigne que des tragédies sont souvent survenues lorsque deux des leaders politiques les plus en vue dans l’entité sociale privilégient leurs intérêts personnels au-dessus de ceux de leurs peuples dans leur lutte pour la préservation et/ou la conquête du pouvoir.
Ces protagonistes commencent par identifier les sources de grande peur, d’incertitude et d’inquiétude de leur peuple et décident de les utiliser comme fondement de ralliement à leur camp. Chacun se pose comme étant la seule et unique personne capable de mener le peuple à l’autre rive où les causes qui alimentent ces sentiments vont disparaître grâce à la baguette magique que seul lui est en mesure de manier.
Si les institutions de cet espace administratif sont assez solides, cette tragédie peut aboutir à leur renforcement, c’est le cas de la guerre civile des États-Unis de 1861 à 1865. Dans le cas contraire, il est possible d’aboutir à ce qu’est devenu aujourd’hui la Somalie.
Ces deux leaders politiques sont aujourd’hui au Sénégal le président Macky Sall et le chef incontesté de l’opposition sénégalaise actuelle, Ousmane Sonko. Ces deux personnes doivent bien se regarder dans le miroir et se poser la question suivante : souhaiterais-je que les historiens associent mon nom à la déliquescence de la République du Sénégal ?
Le président Macky Sall et celles et ceux qui l’entourent sont animés par une forte intention de conserver le pouvoir. Ils usent de tous les moyens qui sont à leur disposition, et ils sont nombreux, pour empêcher toute candidature crédible de leur opposition à l’élection présidentielle du Sénégal. D’abord ce fut Karim Wade et Khalifa Sall et maintenant c’est Ousmane Sonko.
En ce qui concerne les deux premières personnes citées, c’était sur une accusation de malversation et d’usage personnel des deniers de l’État. Je ne dispose d’aucune donnée pour infirmer ou confirmer ces accusations. Ce que je sais cependant, comme tout bon Sénégalais qui suit religieusement l’actualité nationale, est qu’il y a plusieurs personnes qui ne sont pas du tout inquiétées par la justice sénégalaise sous la présidence de Macky Sall malgré les rapports accablants sur leur gestion des biens de l’État sénégalais.
Pour le cas d’Ousmane Sonko, il a d’abord été accusé d’être un Salafiste. Certaines personnes qui ignorent en réalité ce qu’est le Salafisme ou sont animées de mauvaises intentions lui attachent ce sobriquet pour le faire apparaître comme un islamiste radical qui va mettre fin à la laïcité de notre République et imposer la charia au peuple sénégalais dès qu’il accédera à la magistrature suprême du pays.
Pour ceux et celles qui ne le savent pas, le Salafisme n’était rien d’autre qu’un mouvement pour le retour aux enseignements du Prophète Mohamed (PSL) et des quatre premiers califes Abu Bakr (632-634), Omar (634-644), Ôthman (644-656) et Ali (656-661). En quelque sorte un appel au retour à l’authenticité et un rejet des interprétations divergentes qui divisaient les musulmans.
En se fondant sur les résultats des dernières élections législatives, il est devenu évident aux yeux de Macky Sall et ses compagnons de l’APR et du BBY que cette diabolisation d’Ousmane Sonko et du Pastef n’a pas eu l’effet escompté sur le peuple sénégalais.
Le score du Pastef, qui n’a rien à envier à ceux obtenus par toutes les oppositions politiques qui se sont succédé durant les régimes de Senghor, Diouf et Wade, est remarquable. Cette excellente performance du parti d’Ousmane Sonko a certainement démontré avec suffisance que ce dernier peut bel et bien vaincre en 2024 tout candidat ou candidate que l’APR et le BBY proposeront.
Étant donné que la diabolisation n’a pas produit le résultat escompté, Macky Sall et ses compagnons, qui sont déterminés à rester au pouvoir, ont dû se poser la question suivante : Que faire pour freiner l’élan du Pastef et surtout d’Ousmane Sonko dans leur marche qui semble être inébranlable vers la conquête du pouvoir ?
Ils nous ont tout d’abord sorti la plainte de l’un des leaders de l’APR pour diffamation. Ousmane Sonko a alors rapidement été condamné à six mois de prison avec sursis à l’issue de ce procès. Certains pensaient que cela suffirait pour le mettre hors d’état de nuire à l’ambition de conservation du pouvoir par l’APR et le BBY.
Mais le manque de clarté des conséquences de ce verdict sur l’éligibilité d’Ousmane Sonko n’a pas rassuré Macky Sall et ses compagnons. Certes, la loi dit clairement que ce verdict empêche Ousmane Sonko de s’inscrire sur les listes électorales du Sénégal. Mais étant donné que ce dernier est déjà inscrit et que la loi ne dit rien sur l’éligibilité, vouloir interdire à Ousmane Sonko de se porter candidat en 2024 sur la base de ce verdict ne sera pas justifiable ni crédible.
L’affaire en cours contre Ousmane Sonko, son accusation de viol et de menace de mort par Adji Sarr, était alors devenue la roue de secours. Pour écarter le danger qu’une éventuelle candidature d’Ousmane Sonko représente pour la préservation du pouvoir par Macky Sall et ses compagnons, il fallait tout faire pour que le verdict de ce procès le mette à l’écart.
Mais le non-lieu du procès contre Sitor Ndour et les preuves sans mérite présentées par Adji Sarr et ses avocats ont très rapidement montré au procureur qu’un verdict de culpabilité contre Ousmane Sonko ne sera pas du tout crédible aux yeux de l’opinion publique sénégalaise et mondiale qui surveille ce procès comme du lait sur le feu.
C’est ainsi que, sachant qu’il allait perdre, le procureur a demandé au juge qu’à défaut de pouvoir le condamner pour ce dont il a été accusé, il faut l’incriminer pour le délit de « corruption de jeunesse ». Sur la base des témoignages lors du procès, surtout de celui de la jeune fille qui était avec Adji Sarr dans la salle de massage et à qui cette dernière avait demandé de sortir pour la laisser seule avec Ousmane Sonko, aucun juge qui se respecte n’allait mordre à cet hameçon du procureur.
Malgré ces incohérences dans la présentation des évidences pour prouver que Monsieur Sonko mérite une condamnation par la justice sénégalaise, le juge a décidé de suivre le procureur pour des raisons que seul Dieu et lui-même savent.
Une chose est certaine, la légèreté des preuves qui lui ont été présentées et la gravité de la situation qui allait être créée par un verdict de culpabilité capable d’empêcher Ousmane Sonko d’être candidat à l’élection présidentielle du Sénégal en 2024, devraient pousser le juge à la prudence. Certes la force doit rester à la loi.
Mais cette force devra reposer sur des décisions de la justice qui ne souffrent d’aucune ombre de doute objectif.
L’autre chose que je reproche à Macky Sall et ses compagnons est l’usage excessif de la force sous la forme d’emprisonnements sélectifs sur des bases douteuses qu’un juge qui se respecte n’aurait jamais approuvées. Le cas de Bassirou Diomaye Faye est un exemple type.
En matière de justice, la procédure est aussi importante que les preuves présentées pour condamner une personne. Dans le cas de Bassirou Diomaye Faye, les policiers ont au moins violé la procédure. L’heure à laquelle il a été amené au commissariat et l’absence d’un mandat d’amener constituent des vices de procédures que le juge devant lequel il a été présenté n’avait pas le droit d’ignorer.
Une relaxation pure et simple aurait dû être sa décision la première fois qu’il a été présenté devant ce dernier.
Non seulement Bassirou Diomaye est en train de moisir en prison sans aucune idée sur la date de son procès, mais l’accusation sur la base de laquelle il a été arrêté manquerait de poids devant n’importe quel juge qui se respecte et qui a le moindre désir de prouver que ce que Bassirou Diomaye Faye a dit dans son texte Facebook n’était pas fondé.
Dire qu’une minorité des décideurs au sein du pouvoir judiciaire sénégalais est corrompue est une vérité indéniable. C’est d’ailleurs un mal dont souffrent tous les pouvoirs judiciaires du monde, peu importe l’état d’avancement du développement politique de leurs pays.
Aucun magistrat qui se respecte et accepte le règne de la loi comme sève de la République ne songerait à condamner Bassirou Diomaye Faye sous le motif d’offense à la magistrature pour avoir exprimé une telle opinion qui est une vérité mondiale depuis des siècles.
Le Pastef a, selon ses leaders, plus de 400 (quatre cents) de ses membres en prison pour des raisons liées à leurs activités politiques. Certes, il est fort probable que parmi les personnes incluses dans ce décompte des membres de Pastef il y a des individus coupables de flagrant délit d’actions ayant causé des dégâts matériels.
Il n’est cependant pas exagéré de dire que la grande majorité parmi ces détenus le sont pour ce qu’ils ont dit. Ne pas voir ces personnes comme prisonniers politiques est certainement un comportement plus que bizarre.
Qu’en est-il du côté d’Ousmane Sonko et le Pastef ?
Bien que mon fils, Bassirou Diomaye Faye, soit dans le leadership de ce parti, je dois dire ici que je ne suis pas membre de ce parti. En fait, bien qu’étant un militant de la gauche sénégalaise, j’ai cessé de militer dans un parti politique parce que je me suis rendu compte des limites réelles de leur capacité à sortir mon pays du gouffre néocolonial.
Le programme politique de Pastef est certes louable, mais il y a lieu de rappeler que ce n’est pas une nouveauté au Sénégal. Beaucoup de partis politiques ont vu le jour dans ce pays et avaient proposé d’excellents programmes au peuple sénégalais. Mais pour des raisons multiples, ils n’ont jamais atteint le niveau de popularité de Pastef. Les deux grandes raisons derrière le succès de Pastef sont à mon humble avis :
Le niveau qu’a atteint le manque d’espoir pour trouver du travail chez la jeunesse sénégalaise, ce que les économistes appellent la mauvaise gestion du dividende démographique par l’État sénégalais.
Le développement des médias sociaux et l’extraordinaire habileté des membres de la cellule communication de Pastef de les mettre au service de leur cause.
Qu’est-ce que je reproche au Pastef et son leadership ?
Notre pays, comme d’ailleurs l’écrasante majorité des pays africains, est assis sur une bombe sociale à retardement : mauvaise gestion par leur État, pour des raisons structurelles, du dividende démographique ou en d’autres termes, l’incapacité de l’État/pays de créer les conditions optimales pour l’absorption par le marché du travail de la grande majorité des jeunes qui y accèdent chaque année.
Les leaders d’opinion, qu’ils soient politiciens, religieux, ou de la société civile du pays, devront tout faire pour ne pas être la cause de la production de l’étincelle qui peut faire éclater cette bombe. Les leaders politiques doivent absolument s’interdire, dans leurs efforts pour conquérir ou conserver le pouvoir, de donner à notre jeunesse au paroxysme de sa frustration, une raison quelconque d’exprimer leur courroux contre le gouvernement en faisant recours à la violence.
Plutôt que de tout faire pour éviter que cette bombe éclate et embrase le Sénégal avec toutes les conséquences néfastes que cela peut causer, surtout pour un pays du Sahel, Ousmane Sonko et ses partisans semblent profiter du désespoir de la jeunesse sénégalaise pour accéder le plus rapidement possible au pouvoir.
Le développement de la culture de l’attitude Gatsa est un danger pour le Sénégal. C’est une tactique qui peut certes servir à mobiliser une jeunesse déboussolée par les effets pervers de la non-viabilité et vulnérabilité de l’écrasante majorité des États africains mais c’est une manière de creuser la tombe du courant politique qui s’en sert pour accéder au pouvoir.
Dans une République, seul l’État a le droit de faire usage de la violence. Il va sans dire que beaucoup de politiciens véreux ont abusé de la confiance de leur peuple et recouru à un usage malsain de la violence, mais la seule réaction à un tel abus qui est offerte aux citoyennes et citoyens d’une République démocratique est le bulletin de vote, pas un gourdin, une machette, un cocktail molotov ou autre.
L’absence d’une condamnation des actes de vandalisme qui ont surgi à chaque fois qu’Ousmane Sonko a été traité d’une manière que les supporters de ce dernier perçoivent comme étant un abus de pouvoir est pour moi troublant.
Ousmane Sonko qui aspire à la magistrature suprême de notre pays devrait être le premier à condamner sans réserve cette expression d’un manque total de civisme.
Toute autre attitude, silence ou encouragement fait des dirigeants de Pastef les fossoyeurs en chef de toute possibilité de gouverner dans la paix quand le peuple sénégalais leur confiera la lourde tâche de gérer leur État. Ce que ces casseurs ne savent pas est que ce sont eux-mêmes et leurs familles qui vont payer à travers les impôts et les emprunts au nom du Sénégal, les dégâts qu’ils sont en train de causer, surtout les destructions des propriétés de l’État.
Un proverbe Pulaar qui a été partagé avec moi par un ami enseignant Pulaar qui vit ici au Nord-Ouest de l’État de New York dit que « So ñiiwa ene habaa e ñiwaako hudo booretee » « quand deux éléphants se battent c’est l’herbe qui va souffrir quelle que soit l’issue de la bataille, quel que soit qui a tort ou qui a raison ». Ce sont les baadolo sénégalais qui vont payer le prix des confrontations violentes entre Macky Sall et Ousmane Sonko par des dizaines de morts mais aussi comme indiqué plus haut par les impôts, la réduction des services sociaux de l’État et plusieurs autres manières.
Pour conclure je dirais ceci : il est temps que le duo Macky Sall-Ousmane Sonko revienne à la raison pour l’intérêt supérieur de la nation sénégalaise mais aussi pour les Africains qui utilisent le Sénégal comme exemple pour prouver à leurs compatriotes que la République démocratique est possible en Afrique au Sud du Sahara.
Les sages de mes cousins Waalaf disent que « alal du doy, doylu moy alal ». Le président Macky Sall et ses compagnons doivent bien pondérer cet adage Waalaf et réduire de manière significative leur intention de garder le pouvoir pour préserver leurs intérêts matériels. En ce qui concerne Ousmane Sonko et ses partenaires, il est important de faire sienne cette leçon que l’histoire politique mondiale nous a enseignée : tu perdras le pouvoir par la manière dans laquelle tu l’as acquis.
La tragédie finit toujours par la mort d’un des membres du duo qui est coincé dedans. Les dégâts socio-économiques et matériels pour le Sénégal seront incalculables si cette tragédie Macky Sall-Ousmane Sonko connaît l’aboutissement de la grande majorité des tragédies.
Il est temps pour vous monsieur le président de la République de vous rappeler qu’en vous confiant à vous seul le droit de l’exercice de la violence, le peuple sénégalais ne voulait pas que vous utilisiez ce droit pour vos gains personnels et/ou ceux de vos compagnons.
À vous Ousmane Sonko, je conseille de tout faire pour éviter d’hypothéquer la gouvernabilité du Sénégal par les personnes élues.
Nous n’en sommes qu’au début de cette pièce de théâtre déjà très douloureuse pour les familles qui ont perdu un des leurs dans les manifestations liées à elle.
Vous deux pouvez éviter au Sénégal une fin plus tragique en faisant la paix des braves. Président Sall, faites comprendre à vos compagnons qui craignent de perdre les privilèges qui viennent avec le maintien au pouvoir de l’APR/BBY que rien n’est éternel surtout les avantages liés à l’accession au pouvoir dans une République démocratique.
Ousmane Sonko, dites aux membres de Pastef et à vos sympathisants que sans une culture du respect de la chose publique et le rejet d’un recours quelconque à la violence, quelles que puisse être les injustices commises par les tenants du pouvoir, aucun parti ou coalition qui accédera au sommet de la pyramide politique de notre pays ne pourra bénéficier du climat de paix social sans lequel la prospérité économique est impossible.
À mes frères et sœurs qui brandissent l’argument selon lequel Ousmane Sonko et le Pastef vont détruire notre République s’ils accèdent au pouvoir, je dirais ceci : vous pensez cela parce que vous avez soit une attitude subjective négative à l’égard d’Ousmane Sonko et/ou Pastef ou une connaissance limitée de l’histoire de la démocratie.
Premièrement vous n’avez aucune preuve des intentions que vous prêtiez à Ousmane Sonko et son parti.
Deuxièmement, même si Ousmane Sonko avait ces intentions, il appartient au peuple sénégalais de décider si oui ou non il a confiance en lui pour occuper la magistrature suprême de leur pays.
Toute intention de prendre cette décision à la place du peuple sénégalais, quel que soit le moyen utilisé pour le faire, constitue un danger pour le développement politique apaisé de la République sénégalaise et doit par conséquent être condamnée vigoureusement.
Se substituer au peuple sénégalais dans le processus du choix de la personne qu’il va remettre la présidence de la République en 2024 n’est ni moins ni plus qu’un coup d’État et donc un crime constitutionnel contre notre République.
Diomaye Ndongo Faye est Consultant en Stratégie développement politique
Princeton, New Jersey, Etats-Unis.