Le président russe Vladimir Poutine a promis lundi de livrer gratuitement des céréales à six pays africains « dans les prochaines semaines », après l’abandon en juillet de l’accord qui permettait à l’Ukraine d’exporter librement. Il est en passe de gagner la guerre du blé.
BLE – Alors que le président ukrainien Volodymyr Zelensky se trouve dans l’est de l’Ukrraine comme en témoigne une vidéo, près de la ligne de front, Moscou joue les bons samaritains.
Vladimir Poutine, lors d’une rencontre lundi avec son homologue turc Recep Tayyip Erdogan, un des rares dirigeants dans l’Otan à poursuivre le dialogue au plus haut niveau avec le Kremlin, a répété ce qu’il avait déjà pu dire à Sotchi.
« Nous sommes sur le point de conclure des accords avec six Etats africains » auxquels « nous avons l’intention de fournir gratuitement » des céréales « dans les prochaines semaines ».
Il n’a toujours pas précisé les noms des pays concernés. Le blé, qui n’est pas un aliment de base dans la majorité de l’Afrique, reste une source de calories importante dans de nombreux pays et notamment dans les centres urbains, où l’absence de pain peut rapidement susciter des révoltes.
Négocier à temps une reprise de l’accord céréalier
Erdogan, qui joue aussi les intermédiaires dans cet épineux dossier des exportations de céréales ukrainiennes, a confié, sans autres détails, préparer de « nouvelles propositions » avec l’ONU pour « obtenir des résultats ».
Poutine s’est quant à lui simplement dit à nouveau prêt à « envisager la possibilité de ressusciter l’accord », dès que les livraisons de produits agricoles russes à l’étranger ne seraient plus entravées.
L’enjeu est de négocier l’éventuelle reprise – à temps pour la récolte d’automne – de l’accord céréalier vital pour l’approvisionnement alimentaire mondial, auquel Moscou a mis fin mi-juillet.
Trouvé sous l’égide de la Turquie et des Nations unies à l’été 2022, il visait à protéger les exportations de céréales via les ports ukrainiens de la mer Noire.
Le Kremlin critique les sanctions occidentales qui, selon lui, compliquent la mise sur le marché international des produits russes, notamment les engrais, et attend des solutions concrètes pour revenir dans l’accord.
« Aujourd’hui, nous avons reçu une nouvelle confirmation du fait que toutes les « négociations » avec Poutine sont trompeuses et inutiles… Il vit clairement dans sa propre réalité, où « tout le monde est responsable sauf lui », a commenté Mikhaïlo Podoliak, un des principaux conseillers du président Zelensky.
Une position dominante confortée en mer Noire
Dans ce contexte, grâce à des récoltes exceptionnelles et des prix agressifs, la Russie, premier exportateur mondial de blé, conforte sa position dominante en mer Noire et tend à redessiner les routes de la céréale.
« La Russie seule assure un quart des exportations mondiales de blé, et détient un stock conséquent », relève Sébastien Abis, auteur de Géopolitique du blé et chercheur associé à l’Institut français de relations internationales et stratégiques (Iris).
La guerre a ouvert de nouvelles voies à l’Ukraine, comme les routes fluviales du Danube, régulièrement bombardées, mais ne l’a pas aidé « à rebondir en termes de production agricole, en raison de la guerre elle-même » qui a amputé d’un quart ses terres arables, rappelle l’économiste Joseph Glauber, chercheur à l’International Food Policy Research Institute (IFPRI) à Washington.
« Le monde espère que 45 millions de tonnes de blé russe vont arriver sur le marché »
En 2023-24, les prévisions de consommation sont supérieures de 20 millions de tonnes à celles de la production mondiale de blé, qui s’annonce moins abondante que l’année précédente, notamment du fait d’aléas climatiques au Canada et en Australie.
Dans ce contexte, « le monde espère que 45 millions de tonnes de blé russe vont arriver sur le marché », souligne David Laborde, directeur de la division Economie de l’agroalimentaire de l’Organisation onusienne pour l’agriculture et l’alimentation (FAO).
Avec la guerre, « tout s’est accéléré », explique souligne Sébastien Abis. Moscou « dessine de nouvelles cartes, à la fois stratégiquement parce qu’il ne joue pas avec les mêmes outils [que les autres acteurs du marché], mais aussi en s’appuyant sur le fait que la Russie est la seule à produire plus et à exporter plus. Le seul pays qui faisait le match avec la Russie, c’était l’Ukraine ».
Premier exportateur mondial, avec 46 millions de tonnes en 2022-23 selon l’estimation du ministère américain de l’Agriculture (USDA), la Russie pourrait cette année assurer à elle seule un quart du commerce mondial de blé.
Derrière la Russie, les principaux exportateurs sont le Canada, l’Australie, les Etats-Unis, qui devraient tomber sous la barre des 20 millions de tonnes, au plus bas depuis 50 ans, et la France. L’Ukraine, qui était avant la guerre en passe de devenir le 3e exportateur mondial, ne devrait exporter que 10 millions de tonnes selon l’USDA.
Des routes commerciales qui « ne sont pas logiques »
Le poids de la Russie dessine des routes commerciales « qui ne sont pas logiques sur le plan de la géographie », note Sébastien Abis, soulignant que le Maroc ou l’Algérie, traditionnels clients de la France, ont modifié leurs règles d’importation pour pouvoir acheter du blé russe.
Et depuis le début de la guerre, souligne Joseph Glauber, de nombreux pays importateurs en Afrique sont restés « neutres » dans les instances internationales, pour ne pas froisser le géant russe, tout en défendant l’accord céréalier en mer Noire qui a fait redescendre les prix après la flambée du printemps 2022
Les navires qui partent d’Ukraine par la mer Noire ne trouvent plus d’assureurs
Vu les risques de bombardements, il est devenu de facto impossible d’assurer des navires partant d’Ukraine par la mer Noire, mais le secteur tente de trouver une voie de sortie, notamment pour les cargaisons vitales de céréales.
Une assurance de cargo peut toujours en théorie s’envisager « au cas par cas », affirme à l’AFP Mathieu Berrurier, directeur général du groupe Eyssautier Verlingue, moyennant cependant des « coûts faramineux » de l’ordre de 5 à 10 fois les montants pratiqués avant la guerre en Ukraine.
Si bien que dans la pratique, plus personne ne les paie. Les infrastructures portuaires du Danube sont également « attaquées par les Russes », poursuit Frédéric Denefle, directeur général du groupement Garex, spécialiste de l’assurance des risques liés aux conflits.
Résultat : les armateurs n’osent plus se déplacer et opérer sur ces zones et « le trafic maritime s’est quasiment interrompu », lance l’expert, soulignant que les navires qui quittent la zone d’Odessa au compte-gouttes ne transportent pas de céréales.
Dans ce contexte, les discussions en cours ont pour but de « réduire les coûts d’assurance à un niveau plus raisonnable », explique à l’AFP Marcus Baker, responsable international de l’assurance transport des marchandises pour Marsh.
La première étape est la mise en place d’une lettre de crédit reconnaissant que le gouvernement ukrainien et quelques-unes de ses banques seront parties prenantes à cet accord, et devrait être finalisée dans les prochaines semaines. Le mécanisme en projet porte d’abord sur les intérêts des armateurs propriétaires des navires, pour couvrir « les dommages physiques subis par les navires eux-mêmes », « l’aspect céréalier suivra ensuite ».
Maderpost / LaTribune