La volonté de l’ouvrage de Séverine Awenengo Dalberto sur la Casamance est d’installer le doute dans nos esprits. Si la vision historique reste occidentale, le propos est déformé, distordu, détourné de sa fonction initiale
OPINION – « Ainsi l’impérialisme, tel le chasseur de la préhistoire, tue d’abord spirituellement et culturellement l’être, avant de chercher à l’éliminer physiquement. La négation de l’histoire et des réalisations intellectuelles des peuples africains noirs est le meurtre culturel, mental, qui a déjà précédé et préparé le génocide ici et là dans le monde » – Cheikh Anta Diop
Quand il s’agit de publier des recherches scientifiques et historiques de l’histoire du continent africain, et du Sénégal en particulier, il convient d’articuler le récit aux réalités africaines et épistémologiques de la pensée qui définit le mode culturel du territoire en question, sans s’aliéner des idéologies européocentristes qui sont à l’œuvre.
Quand cette histoire, mille et une fois détournée, se retrouve défragmentée à travers un épisode historique, dont nous n’avons aucune maîtrise, la problématique devient caduque.
Dans l’essai, à l’apparence scientifique et historique de Séverine Awenengo Dalberto, L’idée de la Casamance autonome – Possibles et dettes morales de la situation coloniale au Sénégal, il est intéressant de lire les chapitres pour constater que l’étude s’appuie sur une période définie par le code colonial et que les propos qui en ressortent deviennent un récit qui va à l’encontre de la vérité historique.
Circonscrire les recherches documentaires à la seule vision coloniale est un procédé idéologique qui nous indigne.
En effet, comment croire à un questionnement qui ne tiendrait pas compte de la frise historique réelle de l’histoire africaine ?
Les frontières coloniales existent depuis 1884, suite à la répartition européenne définie par la Conférence de Berlin. Or, l’Afrique précoloniale a bel et bien existé et, si les conflits n’étaient pas absents, ils n’avaient pas le caractère déstructurant imposé par les ravages de la colonisation.
Cette démonstration sur la volonté d’autonomie de la Casamance est une vision qui part du modèle colonial et qui, malgré un apparat de défense de nos valeurs, n’est en réalité qu’une posture néocoloniale.
Comme dit l’adage, le chemin de l’enfer est pavé de bonnes intentions.
Pour revenir à l’ouvrage, il y a deux aspects majeurs qui installent férocement le doute. Le premier est celui de l’origine des sources documentaires qui sont pour la plupart issues des archives françaises et coloniales.
Plus loin, l’auteure indique qu’il faut toutefois porter un regard nouveau sur les Archives nationales du Sénégal, comme si cette source était la seule à devoir être remise en cause.
Tout comme on observe les ressources cartographiques, réduites à leur plus simple expression, et tirées d’adaptation de la réécriture coloniale.
Cette volonté est clairement énoncée : Pour écrire cette histoire, il faut donc porter un regard nouveau sur une documentation coloniale pourtant très pratiquée, remettre l’archive sur la table […]
Il aurait été pourtant intéressant de considérer la situation géographique, sociale et historique en retournant aux origines, celles de la Sénégambie telle qu’elle se présentait avant la découpe coloniale et aussi s’autoriser à replonger dans les arcanes historiques de l’empire du Ghana et aussi de l’empire du Mali, ne serait-ce que par un court chapitre qui en tiendrait compte.
Or, ce n’est pas le cas. L’étude démarre à partir des sources postérieures à la seconde guerre mondiale et aux conflits d’intérêts installés par les forces politiques de la décolonisation qui doivent s’entendre pour éviter la débâcle.
Ainsi, ce n’est pas relire la documentation coloniale qui nous préoccupe mais bien celle de faire émerger notre histoire à partir de son socle historique.
La seconde physionomie du livre qui nous interpelle est celle de la sémantique employée.
L’autonomie de la Casamance semble prononcée dans le “secret”, exprimée sur un mode mineur, à travers des énoncés modestes par le pouvoir colonial qui qualifie la région comme un espace unifié de tradition et d’isolement, de fétichisme et d’anarchie[…].
C’est ce que semblent révéler les écrits administratifs coloniaux avec le mépris de l’époque.
Pour ce qui concerne les archives sénégalaises, l’auteure se contente de dire combien cela a été difficile d’y accéder et les relègue au niveau de l’intime, opposé à celles de la grande Histoire coloniale largement documentée.
Pour la fin de cette introduction, elle renvoie alors dos à dos les forces en place, déjouées par l’esprit colonial, la nouvelle présidence de Léopold Sédar Senghor et la volonté des indépendantistes.
Plus loin encore et à l’appui des archives des services de renseignement français, l’auteure indique que la Casamance séparatiste est considérée comme une énonciation contre-hégémonique formulée, « en coulisses », par une très petite minorité d’acteurs politiques subalternes.
Est-il vraiment nécessaire, dans le contexte actuel d’une unité encore fragile, d’utiliser ce type de sémantique pour parler de l’autonomie de la Casamance ?
On sait combien la lutte a été rude et meurtrière pour faire revenir la paix en Casamance et au Sénégal.
La volonté de l’ouvrage est d’installer tout simplement le doute dans nos esprits, c’est la division qu’il suggère plutôt que la pseudo-réalité de la volonté d’autonomie de la Casamance.
Il semble que l’auteure veuille à tout prix imposer sa propre vision, son propre imaginaire indépendantiste, au détriment de la réalité historique et contemporaine.
Tout semble fait pour aboutir à une sorte de conclusion dénaturée qui ne tient nullement compte des traces coloniales comme contre-vérité de l’historicité africaine.
Ce sont ici des recherches biaisées et relevant de procédés idéologiques qui ne s’appuient pas sur notre préoccupation d’aujourd’hui, celle de l’unité africaine.
Ce livre instrumentalise notre propre mode de pensée en utilisant la Casamance comme objet de recherche, un sujet explosif en ce moment, qui ne possède aucune véracité et qui ne sert qu’à dévoyer le récit unitaire dont notre imaginaire a besoin.
C’est bien la question de notre récit qui doit trouver sa place pour stabiliser notre vivre ensemble encore fragile.
Tout comme la proposition du titre est problématique car il suppose encore un lien d’interdépendance entre le Sénégal et la France.
L’autonomie qui est, dans sa définition, la situation d’une collectivité, d’un organisme public dotés de pouvoirs et d’institutions leur permettant de gérer les affaires qui leur sont propres sans interférence du pouvoir central est un trompe-l’œil.
Comment se fait-il qu’au XXIe siècle, ces postures idéologiques trouvent encore un écho dans la production éditoriale ? C’est dans ce sens que nous réfutons le travail de Séverine Awenengo Dalberto et nullement pour être dans une polémique creuse ou vide.
Ce qui nous attache, c’est encore et toujours la vérité historique puisée dans notre propre récit et pas celui de la pensée coloniale.
Ainsi, si nous voulons entrer de plain-pied dans la phase réelle de notre propre récit, il convient de mettre à terre tous ces procédés idéologiques qui ne servent qu’à nous désunir une fois de plus.
Si la vision historique reste occidentale, le propos est déformé, distordu, détourné de sa fonction initiale pour servir une fois de plus les intérêts en jeu, ceux des forces impérialistes qui continuent d’agir, à notre insu, pour réorganiser un discours corrompu de fausses intentions.
Dans la conclusion de l’ouvrage, l’auteure n’oublie pas d’évoquer l’accession au pouvoir du parti Pastef avec l’élection de Bassirou Diomaye Faye et avec la nomination de son premier ministre Ousmane Sonko qui a défendu un projet souverainiste.
Ainsi, on voit bien comment la pensée néocoloniale continue d’agir pour entamer la confiance des Sénégalais, et par-delà des Africains, à se détourner de leur propre voix, de leur propre démocratie pour faire perdurer des idées réactionnaires et de balkanisation qui n’ont rien à voir avec notre conscience qui s’attache à défendre nos valeurs panafricaines, d’éthique, de justice, d’unité et de solidarité.
Amadou Elimane Kane est enseignant, écrivain poète et chercheur en sciences cognitives.
Fonds des archives diplomatiques de Nantes et des Archives nationales de Pierrefitte-sur-Seine en France.
L’idée de la Casamance autonome. Possibles et dettes morales de la situation coloniale au Sénégal, Séverine Awenengo Dalberto, éditions Karthala, 2024, introduction, p.26