Le collaborateur de Marianne est décédé lundi 16 janvier au Mexique à l’âge de 58 ans, lui qui avait tout d’un ado de 15 piges. Et la classe, surtout, des journalistes à l’ancienne, préférant gratter et fouiller avec ténacité là où il ne faut pas plutôt que de se contenter de reproduire des PV d’audition. (*)
NECROLOGIE – On ne devrait pas mourir comme ça, des suites d’un accident à des milliers de kilomètres de ses proches, sur une route de montagne, tout en bas, tout au sud de l’immense Mexique, seul sur un scooter. Et dans des circonstances qui restent encore à éclaircir, la police locale rechignant à transmettre son dossier à ses proches…
À vrai dire, personne ne devrait mourir comme ça. Mais ces quelques mots semblent encore plus dénués de sens appliqués à notre ami et collaborateur Gabriel Libert. S’il y a bien un garçon dans la force de l’âge – cinquante-huit printemps portés avec le souffle d’un très bon nageur – qui ne souhaitait surtout pas mourir, ni « comme ça » ni autrement, c’était bien Gabriel.
Car notre homme avait presque tout de l’ado. Les enthousiasmes, les emportements, les indignations et, même, il faut bien le dire, le comportement un brin obsessionnel.
À la fin de décembre, à quelques jours du départ, la perspective de cette balade mexicaine qui s’est avérée fatale lui avait redonné un tonus vaguement émoussé par de multiples ennuis de santé au cours des mois précédents, notamment un Covid retors. « J’ai un ou deux points de chute sur place et pour le reste je pars à l’aventure, j’en ai envie. »
L’envie, l’aventure, c’était un peu le digest de celui que ses plus vieux amis et compagnons de travail surnommaient « Gaby ». Un goût pour la bourlingue qui, tout jeune, le conduisit sur les routes du monde, jusqu’à explorer les joies et les déconvenues de la vie en kibboutz.
Jean Picard, grand reporteur photo aux belles heures du VSD « canal historique » (le VSD de Maurice Siegel, écoulant près de 400 000 exemplaires chaque semaine avec force images et reportages chocs) est de ceux qui ont côtoyé « Gaby ». « Je l’ai vu débarquer à la rédaction de VSD en 1989, il arrivait de Détective. Dans les deux cas, il était entré par la petite porte mais il a très vite trouvé ses marques. »
Chargée de prendre le nouveau venu sous son aile, la rédactrice en chef Françoise Dangerfield lui confie des pages « people » et n’aura qu’à s’en féliciter. « C’était un malin, Gaby. Et un très bon. Je lui ai donné l’occasion de traîner dans des réceptions, des soirées, et il s’est constitué un carnet d’adresses en or qu’il exploitera plus tard. »
« Popu mais bien torché »
En quelques années, Gabriel devient un des piliers de la rédaction, avec ses fans et aussi quelques détracteurs, jaloux pour certains de sa propension à monter des coups pendables. Jean Picard se souvient de cette vitalité hors norme et du besoin rarement rassasié d’aller voir ailleurs.
« Il ne pouvait pas rester en place, son truc, c’était de sauter dans un zinc, de partir le plus loin possible et de ramener des histoires fortes susceptibles de monter à la Une du journal. Il m’a entraîné aux quatre coins du monde, quelquefois sur des sujets qui pouvaient sembler un peu foireux, mais il retombait le plus souvent sur ses pattes. »
À Marianne, on ne compte plus les idées folles de reportages à l’autre bout de la planète. Qu’importe que nous n’ayons pas vraiment le budget pour ce genre de papiers, il voulait partir en Colombie interviewer le fils de Pablo Escobar ou se rendre au Népal pour aller interroger Charles Sobhraj dit « le Serpent », le seul tueur en série que notre pays n’ait jamais exporté.
C’était ça, Gabriel : un journaliste à l’ancienne, comme les rédactions se faisaient alors un devoir d’en compter dans leurs rangs, très représentatif de cette « diversité » aujourd’hui omniprésente dans les discours et plus rarement dans les effectifs : pas d’école de journalisme, de Sciences-Po ou de bac + 10 dans son parcours, mais un sens aigu du contact humain, une folle curiosité, une touchante humilité, et, encore et toujours, l’envie…
Le métier, il l’apprend sur le tas, grâce à la bienveillance de quelques aînés, qui ont repéré chez lui des qualités innées pour le job : il sait écrire vite, accessible et en même temps élégant.
Avant que Marianne n’en profite, des années plus tard, Gabriel saura transmettre aux jeunes pousses l’impératif « popu mais bien torché » – bien moins facile à exécuter que l’entre-soi pédant et barbant.
Embauchée à VSD en 1999 et aujourd’hui scénariste pour la télévision, Sandra Tosello confirme. « Je l’ai vu jouer un rôle de mentor, très pédagogique, auprès de certains moins expérimentés. Il maîtrisait les codes et la technique permettant de bien raconter des histoires dans un journal grand public. »
Peut-être Gabriel tenait-il ça de ses premiers jobs dans l’hôtellerie-restauration : il avait pour ainsi dire le goût du « service » bien fait. Un sujet, pour lui, c’était une histoire, certes, mais avant même de partir à la pêche aux infos il songeait déjà à sa mise en scène : la titraille, l’Editing, les photos, les documents à reproduire, la maquette…
Et sûrement pas au tweet qu’il pourrait poster une fois son enquête publiée, histoire de se faire mousser sur les réseaux sociaux auprès de la corporation qui se voit si belle en ce miroir. Un journaliste à l’ancienne, on vous dit.
« C’était le type sympa, ouvert, ne se prenant pas au sérieux alors qu’il avait déjà un statut » reprend Sandra Tosello. Le « type sympa », solaire, séducteur en diable, a aussi ses moments sombres.
Des souvenirs du passé qui ne passent pas. Une revanche à prendre, disent les vrais intimes. En tout cas, avec les années, le « dingo » des débuts mûrit, s’affine et songe à des sujets plus ambitieux que les caprices des stars ou les coulisses d’une élection de miss aux Seychelles.
Paris Match le recrute. Le titre est prestigieux. Il n’y sera pas heureux, et y sera même franchement malheureux. De cette première partie de sa carrière, il gardera une défiance à l’égard de la chefferie en place dans les rédactions : sa frilosité, son incapacité à sentir un bon sujet et sa couardise puisqu’elle n’a pour seule ambition, semblait-il penser, que de vouloir durer.
Et le souvenir amusé de coups d’enfer, comme lorsqu’il déniche en caleçon, sur le pas de la porte de son nouveau domicile londonien, un Jean-Jacques Goldman, personnalité préférée des Français mais… exilée au Royaume-Uni !
Transféré à France Dimanche il y retrouve Françoise Dangerfield. L’amitié est là, l’intérêt modéré. « Bon, il faisait le taf, mais n’était pas vraiment à l’aise avec le titre. »
Marianne l’accueille alors, à l’été 2019, à la faveur des mouvements de personnels dans le groupe CMI, auquel appartient désormais notre hebdomadaire. Il n’a pas, croit-il, le bagage intellectuel et idéologique pour travailler dans un journal d’opinion.
Il n’ose pas prendre la parole pour présenter ses enquêtes en conférence de rédaction (« Fais-le, toi, moi je ne sais pas parler… »). Il ne sait d’ailleurs pas non plus toujours s’il propose un sujet « très Marianne ». Mais, cette fois, la greffe prend, et Gabriel ne s’en cache pas : professionnellement, dans cette maison, il revit et peut enfin mener à bien des enquêtes conformes à ses… envies.
Savoir Batailler
Disparu en 2019, Pierre Péan, autre ami et collaborateur si précieux, ne l’a pas croisé mais aurait pu reconnaître en lui un de ses nombreux élèves tant Gabriel illustrait dans son approche le distinguo qu’il établissait entre les journalistes d’investigation – intoxiqués du scoop, à l’affût du PV de police et des dossiers prémâchés de procédures judiciaires – et les chasseurs au long cours, prêts à sortir des chemins balisés et à ne pas s’accommoder des vérités trop évidentes.
Gabriel appartenait à cette dernière catégorie. Il adorait fureter, traîner, planquer, examiner toutes les pistes d’une affaire, s’inviter là où on ne l’attendait pas, rencontrer tous les acteurs, même les supposément moins crédibles.
De jour, de nuit, en prenant sur son temps libre, en ne mangeant pas, en dormant peu ou en se levant tard. À s’y perdre ou s’y rendre fou, parfois. À se révéler génial d’intuition, souvent. « Gabriel insiste Françoise Dangerfield, ne lâchait rien, jamais, il était incroyablement obstiné. » Au point d’avoir du mal à accepter qu’une enquête prenne fin.
Il savait aussi trouver ses cibles – pas forcément celles qui sont désignées par la presse bien comme il faut –, quitte à devoir ensuite batailler contre des esprits prétendument plus éclairés.
Ce sera le cas avec Mediapart, qui n’apprécia guère la contre-enquête qu’il avait consacrée aux accusations de « harcèlement sexuel » lancées par l’actrice Adèle Haenel contre le réalisateur Christophe Ruggia.
Mais c’est surtout à la faveur de l’« affaire Dubus » qu’il aura l’occasion de mesurer la force du mépris de caste animant une partie du monde médiatique. Apparu dans son « viseur » au détour d’un article contant les étranges relations entre un comédien humoriste et la fachosphère, Noël Dubus – alias « Monsieur Noël » ou encore « Monsieur Antoine » – possède un « pedigree » à faire pâlir d’envie un romancier en mal d’imagination.
Un tiers escroc, un tiers barbouze, un grand tiers mytho, on retrouve Dubus au croisement d’une multitude d’histoires louches et de demi-scandales d’État, de la Libye au Congo-Brazzaville, en passant par le Kurdistan.
Du jour où il se met sur ses traces, Gabriel vit, dort, mange, respire Dubus. Il veut tout savoir et tout comprendre du personnage, capable de susciter la confiance d’un cador du barreau comme celle de l’entourage de la descendance Kadhafi.
Classe et panache
Au journal, les auteurs de cette nécro crève-cœur sont ses interlocuteurs privilégiés, et il leur confie sans hésiter et longuement ses doutes comme ses certitudes sur l’avancée de son travail.
C’est le Gabriel qui restera à jamais gravé dans notre mémoire : sur un beau visage mangé par une barbe de trois jours et surmonté d’une tignasse décolorée façon surfeur, le sourire éclatant d’un môme de 58 piges, terriblement heureux de vous annoncer qu’il vient de lever un nouveau lièvre. Encore récemment, il débarquait dans notre bureau, un document à la main, façon chevalier blanc ayant terrassé le dragon : « Je le tiens, je le tiens ! »
D’ailleurs, que celui que Gabriel disait tenir, comme tous ceux sur les talons desquels notre journaliste était ces derniers temps, soit prévenu : ses enquêtes en cours aboutiront, elles sortiront, nous lui devons.
Si Gabriel avait du métier, pour autant, il n’hésitait pas à demander conseil et à se remettre en cause. Il ne lui semblait pas nécessaire et même un rien indécent de proclamer son sens de l’éthique à tout propos mais accomplissait autant de recoupements que possible pour en respecter l’esprit.
D’où sa stupeur, puis son indignation et sa souffrance – car c’est de cela qu’il s’est agi – quand il s’en est trouvé certains, dans le métier, pour voir en Dubus une source fiable et chercher à décrédibiliser son travail au prétexte qu’il n’était qu’un vulgaire journaliste passé par la case « people ».
La direction de Marianne et la rédaction dans son ensemble ne se sont pas trompées en lui apportant son soutien.
Le 28 décembre 2022, depuis le Mexique, où il s’était envolé avec un bouquin sur Ernest Hemingway dans son sac, Gabriel pensait encore – un vrai obsessionnel, le gaillard – à ce cher Noël Dubus. Il nous envoyait un message, accompagné d’une enquête commise par un confrère sur ce curieux personnage : « Tu as lu cet article de l’Obs ? Quasi notre papier de l’époque, jusqu’au titre ! Quel manque de classe. À très vite. »
De classe et de panache, Gabriel Libert, lui, n’en manquait pas. Jamais. Et ceux qui ont travaillé à Marianne à ses côtés – que ses filles, Zoé et Louise, et ses amis en soient certains – sauront le rappeler.
(*) Retouché par Maderpost
Maderpost / Marianne / Alain Léauthier et Gérald Andrieu