Professeur titulaire de classe exceptionnelle, le Pr Adams Tidjani de la Faculté des Sciences et Techniques de l’Université Cheikh Anta Diop vient d’accrocher un haut fait d’arme sur son tableau de chasse. Il hérite de la distinction de Meilleur scientifique 2022 de l’UCAD attribuée par l’AD Scientific Index (Alper-Doger Scientific Index) pour ses travaux sur les polymères (les plastiques). Emedia est allé à sa rencontre pour remonter le temps avec lui et dresser des perspectives pour la recherche et l’université dans son ensemble. Entretien.
ENSEIGNEMENT SUPERIEUR – Professeur qu’avez-vous ressenti quand on vous a annoncé cette distinction ?
Grande est mon émotion, suite à la distinction de meilleur chercheur de l’UCAD pour l’année 2022, qui m’a été décernée par l’AD Scientific Index. Cette reconnaissance me conforte dans la voie que j’ai choisie et me donne encore plus de courage pour le chemin qu’il reste à parcourir, aussi bien dans ma vie professionnelle que personnelle.
C’est également avec un profond bonheur que je saisis cette occasion solennelle, pour adresser mes plus sincères remerciements à tous ceux qui m’ont accompagné tout le long de mon parcours : mes parents, mes frères et sœurs, mon épouse et mes enfants, mes amis, mes enseignants et particulièrement mes encadreurs de thèse, mes collègues et collaborateurs, mes étudiants, …
« Dans le sol on a un gaz qui s’appelle le radon qui peut être à l’origine du cancer du poumon »
Je dois vous dire que c’est une amie à mon épouse qui m’a filé l’information selon laquelle j’avais été nommé meilleur scientifique de l’Ucad en 2022. En faisant mes recherches, je suis allé sur le site et effectivement, c’est un site américain qui classe aujourd’hui les chercheurs, les universités dans le monde entier et dans tous les domaines. Pour ce cas précis, ils utilisent comme critère la valeur ajoutée de votre travail. Ils se posent la question de savoir qu’est-ce que votre publication va apporter à la science ? L’autre critère, c’est la performance. Quand vous faites une publication, sa performance est mesurée par rapport au nombre de citations de votre article. Quand vous faites des publications qui ne sont pas téléchargées, encore moins lues ou citées, cela veut dire qu’une remise en question s’impose. Il faut prendre le bon train qui vous amènera au bon port. C’est comme ça que le classement est fait.
« Je suis un pur produit de l’école sénégalaise »
Professeur, peut-on avoir une idée du parcours qui vous a mené à ce sacre ?
Dans mon parcours j’ai changé plusieurs fois de spécialité. Pour faire ma thèse de 3e cycle, je suis allé en France, mais il faut comprendre que je suis un pur produit de l’école sénégalaise. Ce n’est qu’après la maîtrise que je suis allé en France pour faire une thèse de 3e cycle. Dans le sol vous avez un gaz qui s’appelle le radon. C’est ce gaz qui est à l’origine du cancer du poumon. On utilisait un traceur de ce gaz pour prévoir éventuellement des problèmes sismiques ça peut être un volcan, etc. Donc, on a mis en place une sonde électronique qui permettrait de faire ces mesures. Quand je suis revenu au Sénégal, j’ai fait des mesures de concentration de ce gaz dans le sol. On l’a fait sur le campus universitaire. On s’est rendu compte en quittant la corniche ouest pour aller vers la bibliothèque universitaire, que la concentration de ce gaz diminue. C’est normal parce que vous avez sur la corniche des roches volcaniques. Donc, l’émission de ce gaz est important. Au rectorat de l’université de Dakar vous avez toujours trois marches. Tous les anciens bâtiments qui ont été faits par le colon ils n’ont pas été construits à même le sol. On met trois marches avant de prévoir un vide sanitaire qui permet de chasser le gaz émis qui provient du sol et ainsi, éviter qu’il ne permettre au niveau du bâtiment. Du coup, on évite d’exposer les occupants de ce bâtiment qui peuvent développer un cancer du poumon extrêmement important.
Ensuite, j’ai fait une thèse sur les plastiques. À l’époque le plastique venait d’être découvert. C’est important parce qu’on commençait à avoir des bouteilles en plastique, des chaises, etc. Donc, le plastique nous a rendu un service extraordinaire. Nous travaillions sur le vieillissement des plastiques. J’ai fait des études dans mon laboratoire, mais également j’ai créé une station de mesure de photo vieillissement du plastique en mettant un toit au niveau de la faculté des sciences. À l’époque, on était le seul laboratoire capable de dire à un industriel votre plastique avec le stabilisant que vous avez mis dedans sa durée de vie sera de 5 ans, de 10 ans, etc. C’était important pour quelqu’un qui mettait un produit sur le marché. En ce moment, on est devenu une référence dans ce domaine.
« On a fustigé le plastique à cause des sachets plastiques »
Par la suite, j’ai changé de domaine pour travailler sur la nano composite. C’est du plastique qu’on mélange avec de l’argile. On a développé cette pratique parce que quand il y a un incendie, 90% des morts sont causés par l’asphyxie. C’est très rare que vous voyez des gens qui meurent par brûlure. Pourquoi ? Parce que le plastique, quand il brûle, émet des gaz toxiques. Donc pour limiter ces émissions on mettait le Brome et le magnésium. Ces deux produits ne sont pas bons pour l’environnement et il fallait trouver une solution. D’où la création de la nano composite. Cela nous a permis de piéger 50% des gaz. Il faut dire que c’est le travail sur les nano composites qui nous a boosté et qui nous a valu cette distinction.
Mais peut-on imaginer une dégradation du plastique dans un temps record et peut-être arriver à du plastique biodégradable ?
Biodégradable ça va être compliqué. À un moment, j’ai travaillé sur la biodégradation du plastique. C’est très rare de trouver un plastique qui peut être dégradé par un seul microorganisme. Dans nos travaux, on a montré que la plupart du temps pour que le plastique puisse se dégrader, il fallait un consortium de microorganismes. Mais, le plastique est incontournable aujourd’hui. Dans la vie de tous les jours. Vos évacuations d’eaux usées sont en plastique, les lunettes, les chaises bref, beaucoup de choses sont en plastique.
« Il faut trouver une solution par rapport à ce sachet plastique »
On a fustigé le plastique à cause des sachets plastiques qui sont disséminés aujourd’hui dans l’environnement et qui posent des problèmes. Il faut trouver une solution par rapport à ce sachet plastique. Il existe des solutions et il suffit de les prendre. Mais, il y’a un travail de recherche qu’il faut faire derrière. C’est-à-dire, il faut trouver les bons stabilisants qu’il faut mélanger avec ce plastique pour lui donner une seconde vie. Ces bons stabilisants quand vous le faites, il faut passer au laboratoire pour voir le comportement et le vieillissement du plastique. Mais tout ce plastique que vous avez ici est absolument recyclable. On a une méthode et c’est qu’on a ici au rectorat de l’université. Les assises que vous avez de différentes couleurs ce sont des pneus remplis de sachet plastique. C’est une façon simple d’encastrer le plastique et faire des assises. A l’époque on avait demandé à l’Etat de le faire dans tout le Sénégal. C’est-à-dire de faire des assises, des pots de fleur, des espaces de détente, etc. Cela aurait permis de nettoyer tout le Sénégal. Il faut que l’Etat nous aide parce qu’il y’a certains investissements si vous n’avez personne derrière ça va être très difficile de valoriser ça.
Qu’est-ce qu’il faut faire pour utiliser ces matières et développer notre pays ?
En 2003, on avait créé la cellule des relations avec les entreprises de la faculté des sciences et techniques. Ça a fait long feu parce que les gens n’ont pas joué le jeu. Mais là, il y’a deux mois j’étais en Ethiopie. Les Nations unies sont en train de mettre le concept « origine » c’est-à-dire essayer de mettre les chercheurs, les investisseurs et les innovateurs ensemble. Ce, pour que les résultats des recherches ou les idées innovatrices on puisse trouver avec les investisseurs comment les financer pour créer des entreprises, des Start up. Etant donné qu’une Start up, si ça marche bien, vous avez un potentiel de création d’emplois. Un potentiel de valeur ajoutée. Au Sénégal, si vous regardez les Ntic en termes de création des start up, elles n’ont rien à envier aux autres acteurs. Mais il faut que ce qu’on fait dans les Ntic qu’on puisse le faire dans les sciences pures et dures. Je veux dire, il faut voir comment on peut valoriser les résultats de recherche.
« Le chercheur est plus focus sur les publications de niveau international pour avancer dans sa carrière »
Ne pensez-vous pas que vous faites des choses qui ne sont pas connues du grand public ?
C’est une question qui est compliquée. Pourquoi ? Un chercheur, il a plan de carrière. Vous êtes recruté à l’université en tant qu’assistant avec votre thèse. Mais il y a une hiérarchie à l’université. Vous êtes recruté en tant qu’assistant, mais votre ambition c’est de passer maître assistant. Mais pour cela, il faut faire des publications dans des revues scientifiques internationales. Dans ces revues, les gens jugent la qualité de votre travail. Vous avez besoin de publier pour déposer votre dossier au Cames qui va vous promouvoir Maître assistant. Ensuite, vous devez faire la même chose jusqu’à devenir professeur. Donc tout ceci, nous amènent nous chercheurs à nous focaliser sur comment produire des articles. On est plus focus sur comment on va avoir des publications de niveau international pour pouvoir avancer dans notre carrière. (…)
« Si j’améliore la qualité de vie d’un village, j’ai beaucoup plus de satisfaction que si je fais une publication dans une revue internationale »
Maintenant, ce qu’il faut faire à mon avis, c’est d’investir dans la recherche sociétale qui permettrait d’améliorer la qualité de vie des populations. Si j’améliore la qualité de vie d’un village, j’ai beaucoup plus de satisfaction que si je fais une publication dans une revue internationale. Aujourd’hui, une publication de plus ou de moins ça ne change à rien mon titre de professeur. Alors que si je règle un problème dans un village, la satisfaction personnelle de voir le quotidien de ces villageois s’améliorer ça m’apporte beaucoup plus de satisfaction.
Comment appréciez-vous le problème environnemental au Sénégal ?
On a trop de problèmes au niveau de l’environnement. Vous avez cité tout à l’heure la question des déchets plastiques et aujourd’hui on a le problème des inondations. L’agriculture avec le réchauffement climatique, il y’a des problèmes de récolte. Vous savez que la moyenne d’âge des véhicules c’est 25 ans dans notre pays. Ce qui entraine forcément la pollution. Vous avez aussi tous ces problèmes de maladies pulmonaires. Dans notre pays, toutes les questions environnementales sont urgentes. Aujourd’hui, on va vers l’exploitation du pétrole et du gaz. On va gagner quoi ? 800 milliards. Je dis que 800 milliards, c’est bien, mais aujourd’hui si on perd la pêcherie, c’est 400 ou 500 milliards. Mais du point de vue socioéconomique les gens ne vont plus travailler. Ce sont des familles qui vont tomber en lambeau. Il faut veiller à ce que toute cette exploitation se fasse de manière rationnelle sans pour autant détruire une fonction ou une activité au profit d’une autre qui, je ne suis pas sûr, va combler cette activité que vous avez détruit. Il faut qu’on puisse travailler le bien-être de nos populations.
Pensez-vous qu’on a suffisamment communiqué sur cette problématique ?
Il faut que ce problème environnemental soit vulgarisé. C’est pourquoi nous sommes en train de travailler pour mettre en place une bande dessinée qu’on va mettre dans les écoles au bas-âge sur les questions environnementales. Il faut que nos enfants grandissent avec ça. Qu’ils sachent que ce n’est pas du luxe, ce n’est pas du folklore c’est une nécessité. On voit aujourd’hui avec le réchauffement climatique les dégâts que ça a fait ici. Au Sénégal on peut être heureux. Certes on a eu des inondations, mais à part les dégâts matériels et les pertes de vie mais regardez ce qui s’est passé dernièrement en Inde, au Pakistan, etc. Il faut qu’on travaille sur ces questions et chacun de nous a une partition à jouer. Vous les journalistes vous avez un grand rôle à jouer parce que c’est vous qui disséminez l’information. Nous, notre rôle c’est de produire des résultats et de vous les communiquer. Et c’est à vous de rendre le message digeste pour avoir l’écoute des populations et l’écoute des décideurs.
Professeur, vous nous ramenez au débat sur le rôle que devraient jouer l’université dans nos sociétés. Pensez-vous qu’il faut recentrer l’enseignement supérieur chez nous ?
Il faut le dire, aujourd’hui, l’enseignement supérieur est soumis à de très vives critiques, on lui reproche dans un halo ténébreux de questionnements : son inefficacité, son inadaptation aux besoins économiques, son rôle trop mineur dans la démocratisation de notre société.
« L’enseignement supérieur est soumis à de très vives critiques »
À ce contexte d’incertitudes, s’est s’ajoutée il y a peu une crise sanitaire sans précédent : la pandémie liée à la COVID 19. Avec cette crise, il a fallu repenser la pédagogie, l’évaluation et les programmes d’études ; procéder à des investissements d’urgence dans les infrastructures numériques ; faire face à une mobilité réduite des enseignants et des étudiants ; et procéder à un changement de comportement aussi bien chez les enseignants que les étudiants.
Pour concilier les impératifs de développement et ceux d’un enseignement de haute qualité, comparable aux standards de référence, il faudra repenser la mission de l’université.
Il nous faut sereinement aborder et traiter les questions les plus ardues, notamment, quelles doivent être aujourd’hui les fonctions dévolues aux Universités face à la crise sociale, politique, économique et environnementale que nous vivons.
« Le concept de “tour d’ivoire” rattaché à l’université n’est plus défendable »
Justement, selon vous quelles sont ces fonctions qui doivent être dévolues aux universités ?
Nous pensons qu’elles devraient , entre autres, remédier aux déséquilibres économiques et sociaux ; élargir l’accès à l’enseignement supérieur pour répondre à la demande croissante ; faciliter l’accès épistémologique des étudiants et leur réussite ; promouvoir des programmes d’études et des stratégies de prestation plus adaptées aux besoins socio-économiques et culturels ; relever les défis posés par la révolution informatique et technologique et contribuer à relever les défis environnementaux : réchauffement climatique et ses conséquences (énergétique, inondation, érosion côtière, sécurité alimentaire, …).
De nos jours, le concept de “tour d’ivoire” rattaché à l’université n’est plus défendable ; les universités existent pour servir un objectif dans la société. Cet objectif doit être compris dans le contexte actuel marqué par la vulnérabilité des populations aux maladies, aux pandémies, à la famine, à la pauvreté, à l’insécurité, etc.) ; la crise dans le monde universitaire (apathie, désespoir chez les étudiants, grèves cycliques) au milieu des crises politiques, économiques et sociales et le réchauffement climatique et le stress environnemental qui en découle.
Il est désormais incontestable que les universités doivent jouer le rôle essentiel qui est le leur, pour relever ces défis.
Malheureusement, nous n’avons pas toujours été clairs dans la définition de ce rôle fortement tributaire de la position, la place et l’espace de l’université dans notre pays et dans le monde. À cet égard, les notions d’‘excellence’ ou de ‘grandeur’ de l’université et les formes de mesure nécessaires sont devenues très complexes. Par exemple, les universités, y compris celles qui sont spécialisées dans la recherche ; elles doivent également l’être en fonction de la façon dont leurs activités de recherche et d’enseignement répondront aux grands défis de la société.
Maderpost / Emedia