Mardi 10 janvier, la Première ministre Élisabeth Borne a présenté les contours de la future réforme des retraites, qui prévoit notamment l’âge légal de départ à la retraite à 64 ans. Aussitôt, huit syndicats, vent debout contre le projet, ont annoncé une première journée de mobilisation le jeudi 19 janvier.
ECONOMIE – Pour les syndicats, l’enjeu dépasse la contestation de la réforme : il s’agit également de retrouver de l’influence. Fin 2022, les grèves des contrôleurs de train ou encore des médecins généralistes ont été initiées par des mouvements nés sur Internet qui les ont court-circuités. En outre, le taux de syndicalisation stagne autour de 10 % en France, l’un des niveaux les plus bas en Europe, depuis près de 30 ans.
Qu’en est-il de l’action syndicale ailleurs dans le monde ? Cet essoufflement se retrouve-t-il ? Les difficultés économiques donnent-elles, au contraire, un élan nouveau aux syndicats ? En ce début d’année, les experts américains, britanniques, indonésiens ou encore espagnols de The Conversation vous proposent un tour d’horizon mondial.
Canada : les syndicats qui s’affirment obtiennent des résultats
Jim Stanford, économiste et directeur du Centre for Future Work, Australia Institute
Le mouvement syndical canadien compte parmi les plus solides de l’OCDE, le club des pays développés, une solidité liée aux lois qui protègent contre les phénomènes de « passager clandestin » : les travailleurs ne peuvent pas bénéficier des conventions collectives sans être syndiqués.
Le taux de syndicalisation au Canada se situe autour de 30 % des travailleurs depuis le début du siècle, même s’il est moitié moindre dans le secteur privé et qu’il y diminue lentement. L’indicateur reste en revanche élevé dans les services publics (plus de 75 %) et en progression.
Cette relative stabilité a permis aux travailleurs canadiens d’être mieux préparés à affronter l’impact de l’inflation sur leurs paies. Les syndicats ont formulé des revendications salariales plus élevées qu’au cours des dernières décennies, et ont plus fréquemment fait grève (poursuivant une tendance amorcée en 2021).
De janvier à novembre 2022, 156 mouvements de grèves ont eu lieu (un mouvement est comptabilisé dès qu’il implique au moins dix personnes sur une journée) tout secteur confondu. Au total, 1,9 million journées de travail ont été perdues, le chiffre le plus élevé depuis 15 ans.
Une vague printanière de grèves dans le secteur de la construction en Ontario, la province la plus peuplée du Canada, a bien symbolisé la montée du militantisme. Au plus fort de la vague, plus de 40 000 travailleurs, dont des charpentiers, des poseurs de placoplâtre et des ingénieurs, ont déposé leurs outils pour obtenir des salaires plus élevés. Des tentatives d’accords lancées par les autorités ont parfois été rejetés par les grévistes, prolongeant le mouvement.
Un autre fait historique est survenu plus tard dans l’année. Le gouvernement de droite de l’Ontario avait voulu faire usage d’une clause constitutionnelle rarement utilisée pour annuler le droit de grève de 55 000 travailleurs, personnel de soutien dans l’éducation.
La menace des syndicats, des secteurs public comme privé, de déclencher une grève générale dans la province, a poussé le gouvernement à faire machine arrière.
Pendant ce temps, les blocages opérés par les employeurs (ou lock-out) ont pratiquement disparu. Cette tactique, par laquelle ces derniers suspendent l’activité jusqu’à ce que les travailleurs acceptent les conditions proposées, n’a été utilisée que huit fois de janvier à novembre dernier, alors qu’on en observait une soixantaine par an il y a dix ans.
La croissance annuelle des salaires a légèrement augmenté pour atteindre une moyenne de 5 % à la fin de l’année. Ce taux reste inférieur à celui de l’inflation (6,8 %), mais l’écart créé en 2021 se réduit.
Reste à voir si cette pression syndicale pourra être maintenue et faire face à la hausse rapide des taux d’intérêt, à une récession probable en 2023 et à la suppression continue par les gouvernements des droits syndicaux dans certaines provinces.
Royaume-Uni : un rameau d’olivier pour le service de santé ?
Phil Tomlinson, professeur de stratégie industrielle, Université de Bath
L’hiver de la colère se prolonge au Royaume-Uni : le pays subit sa plus grande vague de grèves depuis plus de 30 ans. La plupart ont lieu dans le secteur public, où l’évolution des salaires reste bien inférieure à l’inflation et accuse un retard considérable par rapport aux entreprises privées.
Le sentiment d’amertume est prononcé après une vague d’austérité et la baisse des salaires réels des années 2010. Les grèves – dont on estime qu’elles ont coûté 1,7 milliard de livres sterling (1,92 milliard d’euros) à l’économie britannique en 2022 – sont coordonnées par différents syndicats, ajoutant des désagréments publics supplémentaires.
Néanmoins, le gouvernement britannique refuse catégoriquement de céder. Il se retranche derrière les recommandations indépendantes des organes de révision des salaires du secteur public, même s’il ne les a pas toujours suivies. Il a également affirmé que des augmentations salariales du secteur public correspondant à l’inflation coûteraient à chaque ménage britannique 1 000 livres sterling (1 130 euros) de plus par an, bien que ce chiffre ait été démenti.
Le Trésor de Sa Majesté, le département gouvernemental en charge de la mise en place des politiques économiques, se fait également l’écho des préoccupations de la Banque d’Angleterre concernant le déclenchement d’une spirale salaires-prix. Elle semble pourtant peu probable : l’inflation actuelle est largement due à des chocs d’offre consécutivement à la crise sanitaire et que déclenchement de la guerre en Ukraine, et la croissance moyenne des salaires reste bien inférieure à l’inflation.
Il existe des arguments économiques en faveur d’un accord généreux, notamment dans le National Health Service (NHS) (le système de santé publique) : avec plus de 133 000 postes vacants non pourvus, de meilleurs salaires pourraient contribuer à améliorer la rétention et le recrutement du personnel.
Bien sûr, financer ces mesures en période de récession implique des choix difficiles. Une augmentation des impôts s’avèrerait politiquement coûteuse, la charge fiscale n’ayant jamais été aussi élevée depuis 70 ans. Le recours à des emprunts publics pourrait, lui, aggraver l’inflation si la Banque d’Angleterre augmente la masse monétaire par le biais d’un assouplissement quantitatif.
L’opinion publique semble largement soutenir les grévistes, en particulier ceux du NHS. Toutefois, si le gouvernement cède dans un secteur, il crée un précédent pour les autres, avec des conséquences économiques potentiellement plus importantes.
Concernant le NHS, il pourrait plutôt avancer à 2023 les négociations de l’organe de révision des salaires du secteur public, afin de permettre une amélioration de l’accord, éventuellement accompagnée d’une prime pour difficultés.
Ailleurs, il tiendra probablement bon en espérant que les syndicats perdront leur détermination.
Australie et Nouvelle-Zélande : les grèves restent rares malgré l’inflation
Jim Stanford, économiste et directeur du Centre for Future Work, Australia Institute
Les grèves en Australie sont devenues très rares au cours des dernières décennies en raison des lois restrictives adoptées depuis les années 1990. Malgré un taux de chômage historiquement bas et des salaires très en [retard sur l’inflation](https://www.abs.gov.au/statistics/economy/price-indexes-and-inflation/wage-price-index-australia/latest-release#:%7E:text=Seasonally%20adjusted%20private%20sector%20wages,rate%20since%20December%20quarter%202012.
Ces lois permettent encore de court-circuiter la plupart des actions syndicales.
En 2022, le taux de syndicalisation est tombé à 12,5 % des employés, un niveau historiquement bas. En 1990 encore, il était supérieur à 50 % des travailleurs. Les membres d’un syndicat ne peuvent légalement faire grève qu’après que les négociations, les scrutins et les plans d’action spécifiques ont été rendus publics, révélant ainsi pleinement la stratégie du syndicat à l’employeur. Même lorsqu’il y a des grèves, elles ont tendance à être courtes.
Au total, 182 conflits du travail ont eu lieu au cours de l’année qui s’est terminée en septembre. (Les statistiques ne font pas de distinction entre les grèves et les lock-out des employeurs, qui sont devenus courants en Australie).
Ce chiffre est similaire à celui des années précédant la pandémie et ne représente qu’une fraction des actions industrielles des années 1970 et 1980.
La seule poussée visible des actions de grève en 2022 reste une série de protestations d’un jour organisées par les enseignants et les personnels de santé en Nouvelle-Galles du Sud, l’État le plus peuplé du pays.
Après avoir supporté une décennie de plafonnement austère des salaires par le gouvernement conservateur de l’État, c’en était trop lorsque l’inflation s’est fait sentir.
La plupart des autres travailleurs sont restés passifs, alors même que l’Australie a connu une croissance des salaires parmi les plus lentes de tous les grands pays industrialisés.
Les salaires nominaux n’ont augmenté en moyenne que de 2 % par an en 10 ans jusqu’en 2021. Ce taux est passé à 3,1 % à la fin de 2022, mais cela reste moitié moins que le taux d’inflation de 7,3 %.
Le gouvernement travailliste nouvellement élu en Australie a adopté une série de réformes importantes du droit du travail à la fin de 2022, visant à renforcer les négociations collectives et la croissance des salaires. Cela pourrait annoncer une amélioration progressive du pouvoir de négociation des travailleurs dans les années à venir.
Les perspectives des relations industrielles en Nouvelle-Zélande sont, de leur côté, un peu plus hospitalières pour les travailleurs et leurs syndicats. Le taux de syndicalisation a augmenté en 2021, pour atteindre 17 % des salariés (contre 14 % en 2020).
Le salaire horaire moyen ordinaire a connu une croissance impressionnante de 7,4 % au cours de la dernière période de 12 mois, grâce à une augmentation de 6 % du salaire minimum décidée par le gouvernement travailliste.
Les actions industrielles restent rares – peut-être en partie parce que les travailleurs réussissent à augmenter les salaires par d’autres moyens. Aucune donnée officielle sur les grèves n’est disponible pour 2022, mais en 2021, seuls 20 mouvements ont eu lieu, ce qui représente une forte baisse par rapport à une moyenne de 140 par an au cours des trois années précédentes.
Indonésie : colère contre les réformes du droit du travail
Nabiyla Risfa Izzati, maître de conférences en droit du travail, Universitas Gadjah Mada
Il y a quelques semaines, le gouvernement a remplacé sa « loi Omnibus » controversée par une nouvelle réglementation d’urgence, ce en réponse à la décision de la Cour constitutionnelle indonésienne qui l’avait jugée inconstitutionnelle en 2021.
Adoptée fin 2020, la loi omnibus incarnait l’ambition du président Joko Widodo d’attirer les investisseurs étrangers en réduisant les formalités administratives, mais au détriment des droits des salariés. Elle rendu plus facile les licenciements sans préavis.
Ont aussi été abaissées les indemnités de licenciement légales et la durée maximale des contrats temporaires a, elle, été allongée, tout en ignorant la protection des travailleurs. En 2022, la nouvelle formule de calcul du salaire minimum a également entraîné la plus faible augmentation annuelle jamais enregistrée. La loi a suscité de nombreuses critiques de la part des travailleurs, des militants et des organisations de la société civile.
Le nouveau règlement d’urgence est sans doute encore plus problématique. La majorité de ses dispositions ne font que copier la loi omnibus. Plusieurs changements et dispositions supplémentaires prêtent en fait à confusion et font double emploi avec les règlements précédents, tout en laissant de nombreuses failles qui pourraient être exploitées à l’avenir.
Pourtant, malgré les plaintes des travailleurs et des syndicats, arguant que les nouvelles règles ont été adoptées soudainement et sans consultation, il n’est pas question de faire grève.
Le mode d’action reste peu populaire car elles ne peuvent être organisées qu’avec l’autorisation de l’entreprise concernée. Si les travailleurs organisent des grèves officieuses, les employeurs ont le droit de s’en débarrasser.
Les manifestations publiques constituent une alternative évidente, bien que les règles de la pandémie limitant la mobilité et les rassemblements de masse les aient rendues difficiles.
Malgré tout, des milliers, voire des millions de travailleurs ont organisé des mouvements dans leurs villes respectives au cours du second semestre 2022.
Les travailleurs demandaient à ce que la loi Omnibus soit révoquée et que le gouvernement n’utilise pas les formules de calcul du salaire minimum stipulées dans la loi. Les protestations se sont intensifiées lorsque le gouvernement a augmenté les prix du carburant en septembre, ce qui a fait grimper l’inflation déjà élevée en raison de la hausse du cours des denrées alimentaires.
Les autorités politiques ont depuis publié un règlement distinct pour déterminer le salaire minimum de 2023. Les revendications ont donc abouti d’une certaine façon, mais les travailleurs comme les employeurs restent furieux que les règles relatives au salaire minimum aient à nouveau changé dans le cadre du règlement d’urgence.
Il est clair que les manifestants n’ont pas obtenu la suppression des autres règles issues de la loi omnibus. Certains travailleurs ont protesté sur les médias sociaux. Cela n’incitera peut-être pas le gouvernement à modifier la loi, mais quelques tweets viraux ont poussé plusieurs entreprises à changer leurs pratiques abusives.
La controverse devrait se poursuivre en 2023 et au cours de l’année électorale de 2024, notamment dans le contexte de possibles licenciements massifs en pleine récession mondiale.
États-Unis : la protestation des travailleurs montre des signes de vie
Marick Masters, professeur de commerce et professeur auxiliaire de sciences politiques, Wayne State University
Les travailleurs américains ont été de plus en plus nombreux à s’organiser et à rejoindre les piquets de grève en 2022 pour réclamer de meilleurs salaires et une amélioration des conditions de travail.
Cela a suscité un optimisme certain chez les dirigeants syndicaux et les défenseurs des droits des travailleurs, pensant assister à un tournant des rapports de force dans le monde du travail.
Les enseignants, les journalistes et les baristas font partie des dizaines de milliers de travailleurs qui se sont mis en grève. Il a fallu un vote du Congrès pour empêcher 115 000 employés des chemins de fer de débrayer eux aussi.
Au total, il y a eu au moins 20 arrêts du travail majeurs impliquant chacun plus de 1 000 travailleurs en 2022, contre 16 en 2021, en plus de centaines d’autres plus petits.
Les travailleurs de Starbucks, Amazon, Apple et des dizaines d’autres entreprises ont également déposé plus de 2 000 demandes pour former des syndicats au cours de l’année – un record depuis 2015.
Les travailleurs ont remporté 76 % des 1 363 élections qui ont eu lieu.
Historiquement, cependant, ces chiffres restent tièdes. Le nombre d’arrêts de travail majeurs est en chute libre depuis des décennies : il s’élevait à près de 200 en 1980. En 2021, le taux de syndicalisation, 10,3 %, n’était pas loin du plus bas jamais enregistré. Dans les années 1950, plus d’un travailleur sur trois était membre d’un syndicat.
L’environnement reste encore très défavorable aux syndicats, avec un droit du travail timide et très peu d’employeurs montrant une réelle réceptivité à l’idée d’avoir une main-d’œuvre syndiquée.
Les syndicats se trouvent limités dans leur capacité à modifier les politiques publiques. La réforme du droit du travail par le biais de la législation reste vague, et les résultats des élections de mi-mandat de 2022 ne devraient pas faciliter les choses.
Néanmoins, le soutien de l’opinion publique aux syndicats est à son plus haut niveau depuis 1965, puisque 71 % des citoyens disent approuver l’action syndicale, d’après un sondage Gallup du mois d’août. Et les travailleurs eux-mêmes montrent de plus en plus d’intérêt à les rejoindre.
En 2017, 48 % des travailleurs interrogés ont déclaré qu’ils voteraient aux élections syndicales, contre 32 % en 1995, la dernière fois que la question a été posée.
Les succès futurs pourraient dépendre de la capacité des syndicats à tirer parti de leur popularité croissante et à surfer sur la vague des récentes victoires dans l’établissement d’une représentation syndicale chez Starbucks et Amazon, ainsi que sur le succès de la campagne « Fight for $15 », qui depuis 2012 a contribué à l’adoption de lois portant sur un salaire minimum de 15 dollars dans une douzaine d’États et à Washington DC.
Les chances d’y parvenir sont peut-être grandes : il y a en tout cas des opportunités à faire germer.
Espagne : les mesures d’aide inégales pourraient causer des problèmes
Rubén Garrido-Yserte, directeur de l’Instituto Universitario de Análisis Económico y Social, Universidad de Alcalá
L’inflation mondiale provoque un ralentissement de l’économie mondiale et une hausse des taux d’intérêt à des niveaux jamais vus depuis avant 2008. Les taux d’intérêt continueront d’augmenter en 2023, affectant particulièrement des économies aussi endettées que l’Espagne.
Elle sapera à la fois le revenu disponible des familles et la rentabilité des entreprises (surtout les petites), tout en rendant plus coûteux le remboursement de la dette publique.
Parallèlement, on devrait assister à une augmentation durable du coût du panier de la ménagère à moyen terme.
Jusqu’à présent, les actions gouvernementales ont partiellement atténué cette perte de pouvoir d’achat. L’Espagne a plafonné les prix de l’électricité, subventionné le carburant et rendu les transports publics gratuits pour les citadins et les navetteurs.
Des accords ont été passés avec les banques pour refinancer les prêts hypothécaires des familles les plus vulnérables. En outre, les retraites et les salaires du secteur public ont été augmentés et il est prévu de relever le salaire minimum.
Toutefois, nombre de ces mesures doivent nécessairement être temporaires. Le danger est qu’elles finissent par être considérées comme des droits auxquels il ne faut pas renoncer.
Elles faussent également l’économie et créent des problèmes d’équité en excluant ou en soutenant insuffisamment certains groupes.
Les salaires privés n’augmenteront pas suffisamment pour couvrir l’inflation, par exemple.
L’action a été telle qu’il y a eu très peu d’actions syndicales en réponse à la crise du coût de la vie. Le danger est qu’elles créent un scénario où le calme d’aujourd’hui peut être le signe avant-coureur d’une tempête sociale demain.
Maderpost / The Conversation