Babacar Touré avait fait don de sa personne à son pays qui le lui a rendu lors de ses obsèques lundi à Dakar et à Touba. Celles-ci furent sobres et grandioses à la fois. Visages déconfits, l’air hagard et lèvres serrées, hommes, femmes et jeunes de toutes conditions se sont massés hier à la morgue de l’Hôpital principal pour les ultimes honneurs à ce digne fils du Sénégal. Par Mamadou NDIAYE TRIBUNE – De nombreux témoignages convergent pour saluer l’œuvre monumentale du fondateur du Groupe Sud Communication. Si nul n’est prophète chez soi, Babacar a eu le mérite toutefois de mener avec honnêteté des combats couronnés de succès qui lui valurent la reconnaissance de ses pairs, l’admiration de ses compatriotes, le respect de ses adversaires -si jamais il en a eu- mais aussi et surtout la considération de tous les pouvoirs (politiques, économiques, religieux financiers, sociaux). Face aux épreuves de vie qui ont jalonné son exceptionnel parcours professionnel, il a fait preuve d’habileté, de doigté parfois même de subtilité toute florentine pour déjouer des pièges, franchir des obstacles, désamorcer des radicalités inutiles pour obtenir des victoires d’étapes qui se résument en un seul mot : libertés. Oui, libertés au pluriel car Babacar Touré concevait l’élargissement des espaces d’épanouissement comme le point d’ancrage des avancées démocratiques. En d’autres termes, la liberté d’expression va de pair avec la liberté d’entreprendre. Celle d’aller et venir ne s’apprécie qu’à l’aune de la liberté d’association. Et il appelait de ses vœux à la vigilance, convaincu que la concession d’un jour pourrait être la confiscation du jour d’après. Rien ne s’obtient définitivement, aimait-il à répéter. Il était à l’avant-garde. A ses yeux les pouvoirs se valent ou s’équivalent dans leur volonté cachée de pérenniser leur règne quitte à renoncer à des principes, à des acquis et à changer d’échelle de valeurs à mesure que grossit l’appétit de pouvoir. Le réalisme habitait ce journaliste atypique adepte de la technique de l’édredon : ne jamais lâcher tout en donnant l‘impression de lâcher avec une claire conscience que la position n’est pas abandonnée. Cette ruse avec les détenteurs de pouvoir a été pour beaucoup dans l’éclosion d’initiatives de presse dans ce Sénégal friand de débats. Dans les rangs de la presse sénégalaise, la tradition de gauche était, un moment, prépondérante. Les plus grandes plumes d’alors ne s’accommodaient pas de rapprochement avec les tenants du pouvoir d’alors, socialiste pour ne pas le nommer. Pendant longtemps, ce clivage a prévalu. A peine perceptibles, les évolutions n’en étaient pas moins certaines, la conséquence d’une succession de faits politiques majeurs qui ont jalonné la marche du pays au point de rendre possible le réexamen des positions antagoniques. A cette fin, Babacar n’a cessé d’ouvrir des brèches, examinant les situations avec sa lucidité légendaire et surtout avec sa déconcertante témérité. Il bousculait les certitudes. De part et d’autres, il détectait les « porteurs de paroles ouvertes » et n’arrêtait de souligner que les conquêtes de positions s’obtiennent parfois au prix de compromis dynamiques et non de compromission. Car, chez lui, la perte de crédibilité du journaliste équivaut simplement à un purgatoire. Le réalisme qui l’habitait et qu’il voulait insuffler trouve sa légitimation dans l’expansion des forces du marché sous l’impulsion d’un très puissant courant doctrinaire d’essence libérale venue de l’Ecole de Chicago. Nous sommes à l’aube de la décennie 80. Ce qu’il a appelé avec justesse « les années de braise » au Sénégal correspondait à ce contexte d’ajustement des politiques publiques pressées de privilégier l’efficacité au détriment des investissements sociaux de base. Ce combat de la presse faisait chorus avec celui de l’opposition, ce qui incitait les tenants du pouvoir à les confondre paresseusement pour les renvoyer dans les cordes du ring. Or Babacar Touré s’obstinait à jouer les prolongations. Les positions se rapprochent. Les extrémités se touchent enfin. Le dialogue s’amorce. Les rigidités de perception se détendent de part et d’autre, parce que certaines forces y ont travaillé d’arrache-pied. Guidé par son flair, sa puissance de persuasion et sa connaissance intime de son pays, Babacar Touré considère désormais que la conquête des libertés n’est pas à proprement parler une fin en soi. Au contraire. Une fois celle-ci acquise, reste à mener le combat de l’indépendance économique qui passe par une mutation des médias. En clair, le contenu doit refléter les évolutions et, désormais, la seule vente au numéro ne suffit plus pour assurer la pérennité des journaux qui s’exposent par ailleurs à une autre menace venant cette fois de l’Internet et de la dématérialisation du mode de lecture. Autrement dit, cette petite « révolution copernicienne » modifie le modèle économique des médias, obligés, pour s’adapter et assurer leur survie, de suivre le basculement en cours. Faute de quoi, la disparition est programmée si les médias classiques ne parviennent pas à prouver « leurs vertus contemporaines ». La logique de marché s’impose de même que ses forces. Tout s’apprécie à l’aune du pouvoir d’achat, des besoins de consommations, des goûts, des tendances, des innovations, de la créativité, de l’audace et de l’impertinence, des publics et des techniques (variées) de diffusion et du renouvellement de l’offre éditoriale. Même l’information modifie sa texture : la télévision déploie un trésor d’imaginations pour ne pas s’aliéner ses audiences, base d’appréciation des annonceurs. Le Journal télévisé a cessé d’être ce grand-messe, un rendez-vous solennel, institutionnel même qui caracolait en tête d’affiche des grilles de programmes. En outre, l’émiettement des médias n’est pas une source de viabilité économique. C’est même une menace potentielle avec les dérives redoutées qui, non seulement affaiblissent l’échiquier médiatique mais dégagent un large boulevard pour les médias occidentaux qui viennent, à « armes inégales » rafler des parts d’audience et de marché. Le défunt patron de Sud Communication prônait l’affirmation de chefs d’entreprise de presse avertis et aguerris. Selon lui, la presse militante a vécu. D’autres conjonctures sociopolitiques prévalent qui nécessitent une requalification des acteurs de presse, notamment les journalistes. A eux, Babacar Touré demande un réexamen de conscience pour mesurer la part tragique du danger qui guette : un journalisme assis et atavique qui développe l’instinct de peur, renonce à son rôle de veille, de critique et d’aiguillon. Maderpost / Emedia]]>
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