Dans une interview accordée au magazine Jeune Afrique, Adama Lam, président Confédération nationale des employeurs du Sénégal (Cnes), l’une des principales organisations patronales du pays, livre son sentiment sur l’état des lieux économiques.
L’ACTU VUE PAR – Alors que Bassirou Diomaye Faye et Ousmane Sonko ont fait de la souveraineté économique leur priorité, comment le secteur privé juge-t-il les premières réformes mises en œuvre ? Éléments de réponse avec le président de la Confédération nationale des employeurs du Sénégal (Cnes).
Martelés pendant la campagne électorale, répétés à l’envi depuis qu’ils sont au pouvoir, Bassirou Diomaye Faye et Ousmane Sonko ont fait de la « souveraineté économique » et de la « rupture » leurs chevaux de bataille.
De fait, depuis le 24 mars 2024 et la large victoire du candidat de Pastef à l’élection présidentielle, les deux hommes ont entamé un vaste chantier : audit des finances publiques, renégociation des contrats gaziers et pétroliers, annulation de contrats, mise à l’arrêts de chantiers publics…
Lors de sa dernière mission à Dakar, le FMI s’est inquiété de perspectives économiques « difficiles » et a revu ses prévisions à la baisse avec une croissance du PIB réel désormais projetée à 6 %, contre 7,1 % en juin dernier.
Hors hydrocarbures, la croissance du PIB devrait même plafonner à 3,3 %, contre une projection antérieure de 4,8 %.
Dans ce contexte, et alors qu’il est censé en être le bénéficiaire, comment le secteur privé sénégalais juge-t-il les réformes en cours ?
Adama Lam, le président Confédération nationale des employeurs du Sénégal (Cnes), l’une des principales organisations patronales du pays, livre son sentiment à Jeune Afrique.
Le président Bassirou Diomaye Faye et le Premier ministre Ousmane Sonko ont promis un programme de rupture. Quel regard portez-vous sur leurs premiers pas à la tête de l’État ?
Il est trop tôt pour faire un bilan, mais il est possible d’analyser les premiers jalons posés. D’abord, nous sommes satisfaits que le patronat et les chambres consulaires aient été parmi les premières organisations à être reçues.
Lors de cette rencontre, le président de la République et le Premier ministre ont mis l’accent sur l’importance qu’ils comptent accorder au secteur privé, avec une attention particulière pour le secteur privé national.
Par ailleurs, la Vision Sénégal 2025, dévoilée en octobre dernier, place le secteur privé national au centre du processus.
C’est positif, mais ce document gagnerait cependant à être enrichi par la prise en compte de nos préoccupations.
Quelles sont vos préoccupations ?
Nous avons besoin de plus de visibilité en ce qui concerne le mode de financement des orientations esquissées par les autorités, la définition des projets structurants, leur planning d’exécution et le rôle qui sera accordé au secteur privé local.
L’économie sénégalaise fait face à de graves difficultés. Le contexte mondial actuel devrait nous inciter à aborder, sans délai, l’exécution de programmes économiques d’envergure.
C’est à ce prix que le Sénégal sera capable de résoudre les défis de l’emploi des jeunes ou de la souveraineté alimentaire.
Ces premiers mois ont été dominés par des questions politiques. Cela peut être compréhensible. Mais l’économie est le grand chantier qu’il faut aborder sans tarder. Nous avons perdu trop de temps.
Comment se portent les entreprises sénégalaises ?
Elles vont mal dans l’ensemble. Les crises successives qui ont frappé le pays – Covid-19, guerre en Ukraine puis instabilité politique – ont fortement sapé la résilience des entreprises et leur capacité à générer de la croissance et de l’investissement productif.
À cela s’ajoute une croissance économique essentiellement portée par une commande publique qui a principalement profité aux entreprises étrangères.
Ces dernières ont bien eu recours à de la sous-traitance locale mais les marges étaient très faibles et les bénéfices des entreprises étrangères n’ont pas été réinjectés dans l’économie.
Nous déplorons aussi les retards de paiement dans les marchés publics, ce qui obère la trésorerie des entreprises et les met parfois en péril.
Les entreprises sénégalaises, pour la plupart des PME, ne parviennent pas à accéder au financement. Parce que la majorité d’entre elles est dans l’informel mais aussi parce que les banques préfèrent acheter des obligations d’État plutôt que de financer l’économie réelle. Enfin, alors que l’État a du mal à élargir l’assiette fiscale, les quelques entreprises formalisées subissent une pression fiscale trop importante.
Les orientations prises par les nouvelles autorités pourraient-elles inverser la tendance ?
Un pays est fort si son secteur privé l’est. Nous souffrons depuis longtemps d’un manque de considération. C’est comme si les régimes passés avaient honte de leur secteur privé local au point de croire que le salut économique ne pouvait venir que de l’étranger.
Ces politiques ont eu pour conséquences une exportation de nos emplois, une dépendance importante à l’extérieur, un chômage endémique et une émigration clandestine sans cesse croissante.
C’est révoltant d’entendre dire que le secteur privé local est faible alors qu’on ne fait rien pour le soutenir. La volonté de rupture et de souveraineté des nouvelles autorités va donc dans la bonne direction. Mais les sociétés ne bénéficient pas encore des effets de cette volonté.
Il faut du temps avant qu’une réforme ne produise des résultats. Or, du temps, il semble que les entreprises n’en ont pas…
Les emplois ne seront pas créés du jour au lendemain. Il faudra avoir le courage politique de dire aux jeunes que, a minima, un délai de près de deux ans sera nécessaire pour que l’on puisse bâtir des industries et leur offrir un vrai travail durable. Auront-ils la patience d’attendre ? C’est la question centrale.
Le Premier ministre a dénoncé, en septembre dernier, une « corruption généralisée » sous le régime de Macky Sall. Partagez-vous ce constat ?
Nous sommes sortis depuis de longues années des chemins de la richesse partagée acquise par le mérite et dans la solidarité, pour enfourcher, pour certains, ceux de l’argent facile obtenu par la corruption, le népotisme, le clientélisme politicien.
Le travail honnête était devenu une exception. Exhiber des biens mal acquis et un train de vie injustifiable ne choquait apparemment que peu de personnes. Il est temps de tirer un trait sur cette période.
Le Sénégal a besoin d’un retour à la discipline, à l’État de droit. Il est aussi nécessaire de réformer l’administration et la pléthore de fonctionnaires que les ressources publiques et l’activité économique ne peuvent plus supporter.
Les nouvelles autorités ont conscience de ces situations et j’espère que la rupture systémique annoncée va prendre corps.
Le pays se relèvera difficilement d’un échec des dirigeants actuels, tant les attentes sont grandes et le mal profond.
Comment le secteur privé peut-il accompagner les réformes en cours ?
La refondation économique doit être une action de co-construction entre l’État et les acteurs économiques. Le secteur privé doit soulager l’État dans la mobilisation des ressources financières et la relance de l’investissement.
Les nouvelles autorités nous ont confirmé qu’elles ne donneront plus aux étrangers le travail que les nationaux peuvent faire. Les paroles ne suffisent plus et nous attendons la mise en pratique.
Le secteur privé s’organise avec la fusion entre la Cnes et la Confédération nationale du patronat (Cnp) et une approche pour favoriser les regroupements et l’assainissement des secteurs professionnels.
La renégociation des contrats en cours est-elle nécessaire ?
Notre Constitution affirme que les ressources nationales appartiennent au peuple. Ce dernier a le droit de savoir si ses intérêts ont été sauvegardés ou pas.
L’opacité qui a entouré une bonne partie des contrats qui ont concerné les ressources nationales milite en faveur d’une réouverture de ces dossiers. Les bons contrats sont ceux où chaque partie gagne. Malheureusement, renégocier un contrat ne signifie pas forcément gagner la partie.
Maderpost / Jeune Afrique / Thaïs Brouck