Il est à craindre que les Niayes perdent à terme leur âme et leur réputation de grande pourvoyeuse de légumes, au rythme auquel l’urbanisation galope à l’assaut des dernières surfaces de cette zone agro-écologique située entre Dakar et Saint-Louis.
AGRICULTURE – De Lendeng, dans le département de Rufisque (Dakar), à Mbawane (région Thiès), en passant par Bambilor, Dène, Bayakh, Djender, Keur Mousseu et Kayar, les Niayes avaient la réputation d’être une zone de prédilection des activités horticoles.
Depuis quelques années, cette zone constituée d’espaces humides d’une haute valeur agricole, quelquefois au cœur d’agglomérations urbaines, continue d’abandonner des pans entiers de ses terres aux promoteurs immobiliers. Une tendance qui ne cesse de mettre en péril les activités horticoles, de nombreux périmètres ayant disparu s’ils ne sont pas simplement fortement menacés d’abdiquer devant la puissance du béton et du fer.
“Dans toute cette zone, il n’y avait que des champs à perte de vue, mais c’est un domaine national de plus en plus morcelé au profit des promoteurs immobiliers”, fait observer Ibrahima Mbengue, le président du Groupement des maraîchers des Niayes.
Debout sur le bitume, il pointe du doigt la mairie de Bambilor, un bâtiment d’un niveau qui peine à dominer de nouvelles maisons, les unes plus modernes que les autres, construites sur des surfaces autrefois réservées aux activités agricoles.
Des périmètres agricoles exploités par des familles implantées dans la zone depuis des générations sont remplacées par de nouvelles cités et habitations aux noms évocateurs des coopératives d’habitat des entreprises de Dakar.
Ce panorama interpelle davantage quand on sait que les femmes, de plus en plus investies dans le maraîchage et les activités horticoles, ressentent plus que les hommes les inconvénients de cette évolution, qui menace les dernières réserves foncières de l’agglomération dakaroise.
La gent féminine se trouve doublement handicapée par les conséquences de l’urbanisation. Elles ont “moins accès que les hommes aux ressources telles que la terre, les crédits, les intrants agricoles, les structures de prise de décision, la technologie et la formation”.
Leurs activités se trouvent de fait “en sursis”, de la même manière qu’elles sont la plupart du temps confrontées à des obstacles dans d’autres domaines.
Les espaces convoités dans ces zones, situés pour la plupart sur des cuvettes, sont de plus en plus remblayés, viabilisés et morcelés par des promoteurs immobiliers, fait remarquer le président du Groupement des maraîchers des Niayes.
Le hic, c’est que “ces habitats ne sont pas viables”, ajoute Ibrahima Mbengue en désignant la nappe d’eau qui entoure les maisons, derrière la mairie de Bambilor.
“Les habitants ont construit, prenant la peine de bien remblayer et de faire de hautes fondations, l’eau n’entrera certes pas dans les maisons, mais elle restera tout autour”, explique le sexagénaire.
Il lie les inondations devenues récurrentes dans certaines parties des Niayes au changement climatique, les cycles de sécheresse succédant désormais à des pluies torrentielles observées un peu partout au Sénégal et ailleurs dans le monde.
“Il faut laisser à l’agriculture ces zones dédiées”, conseille M. Mbengue, donnant l’exemple de la ville de Paris où l’agriculture périurbaine se développe dans des zones de maraîchage, selon lui, bien identifiées.
Une matinée de septembre. Sur l’axe Sangalkam-Bayakh et jusque vers Djender. Des maisons, la plupart en chantier, côtoyant des surfaces agricoles qui résistent à la pression foncière, étalant fièrement leurs périmètres verdoyants entretenus par des saisonniers, promesses de bonnes récoltes.
Les champs de niébé et de gombo cohabitent avec des plants bien rangés de salades, d’aubergine, de carottes, de choux, de piments, de navets et d’hibiscus, parmi d’autres spéculations cultivées dans cette zone.
“La survie de la région de Dakar”
Se souvenir de ce qu’était la zone il y a quelques années seulement, pour ceux qui y ont vécu longtemps, permet de saisir l’ampleur de cette forte urbanisation marquée par la disparition presque forcée des exploitations familiales par périmètres entiers, suivant un processus quasiment inéluctable.
A Sangalkam, Bambilor, Tivaouane Peulh, Déni Malick Guèye, Keur Ndiaye Lô ou Keur Daouda Sarr, des champs s’étalaient à perte de vue à côté des fermes avicoles, rappelle Massèye Diop, l’un des plus grands producteurs locaux.
Beaucoup de femmes de cette zone pratiquaient l’aviculture et avaient investi dans de nombreux poulaillers, sur le long de la route Sangalkam-Ndikhirate.
Aujourd’hui, de nombreux projets immobiliers ont transformé la zone en files d’habitations, au profit de plusieurs coopératives d’habitat, fait remarquer Massèye Diop.
Devenue de plus en plus attractive du fait de l’autoroute à péage et du projet de développement du pôle urbain du lac Rose, lequel prévoit des autoroutes reliant ces localités à la Voie de dégagement nord de Dakar, cette lointaine banlieue de Dakar, jadis enclavée, suscite aujourd’hui la convoitise de populations de plus en plus actives dans la quête d’un toit.
Pourtant, “sans l’intervention de la collectivité locale, une personne ne peut en principe disposer d’une assiette foncière à usage d’habitat ou s’adonner aux activités agricoles”, précise le sociologue Mamadou Mballo.
Depuis Lendeng, une zone agro-écologique située au cœur de Rufisque, un environnement hétérogène, un mélange de chantiers en béton et de périmètres maraîchers, se prolonge par la route, permettant de rejoindre l’autoroute à péage.
Les quelques verdures en bordure de route contrastent avec un paysage par moments transfiguré, forçant l’indécision des automobilistes obligés de marquer le pas au gré de nombreux ralentisseurs sur cet axe serpenté.
“La zone de Lendeng, dans le département de Rufisque-Est, satisfait près de 56 % des besoins en produits alimentaires de la région. La disparition de cette zone signifie la raréfaction des fruits et légumes à Dakar”, renseigne M. Mballo.
Pour ce chercheur, la collectivité locale reste l’acteur principal à même de garantir la souveraineté alimentaire en sécurisant les exploitations familiales agricoles.
“Partout il y a des bornes qui matérialisent une viabilisation des terres à usage d’habitation, les périmètres de l’Institut sénégalais de recherches agricoles constituant les seules assiettes foncières disponibles pour l’agriculture. Ils hébergent des domaines agricoles communautaires”, constate le sociologue.
Les DAC – les domaines agricoles communautaires – aménagés par l’Etat dans la zone des Niayes et dans d’autres parties du pays servent, dit-il, à “sauver le peu de terres qu’il reste dans la zone de Sangalkam et dans la plupart des communes voisines”.
Une portion de la zone située près d’une cimenterie de Sangalkam résiste encore à l’urbanisation galopante. “Mais pour combien de temps ?”, se demande le secrétaire général des maraîchers de Lendeng, Kalidou Dia. Selon lui, tous les champs sont sous le contrôle de la mairie, qui a octroyé des terres aux exploitants.
Partout dans la zone des Niayes, la situation semble identique à celle qui prévaut à Lendeng, qui est en proie à une forte pression foncière. Laquelle accule les exploitants maraîchers. Jusqu’à Déni Malick Guèye, un peu après le pôle urbain de Diamniadio, en allant vers Sébi-Ponty, l’urbanisation empiète sur les exploitations agricoles.
“C’est fort regrettable de voir la forte urbanisation, du fait surtout du nouveau pôle urbain de Diamniadio, prendre le pas sur les activités agricoles”, se désole Médoune Diop, président d’un conseil de quartier. Il y a, ajoute-t-il, “un fort sentiment d’impuissance” devant la disparition de l’agriculture au profit de l’habitat.
Dans une étude faite par l’Institut pour la citoyenneté, les consommateurs et le développement, il avait été recommandé aux collectivités locales de tenir compte du rôle joué par les exploitations agricoles dans “la survie de la région de Dakar”.
“Malheureusement, toutes les femmes ne peuvent pas bénéficier de ces périmètres agricoles destinés surtout aux jeunes”, déplore Tiné Ndoye, une agricultrice.
Des hommes et des femmes jadis intéressés par les activités agricoles et avicoles sont en train de se reconvertir dans d’autres secteurs, l’agriculture devenant de moins en moins viable, regrette la présidente de la Fédération nationale des femmes rurales, originaire de Mbawane, dans la commune de Djender (région de Thiès).
Se nourrir de sa propre production
“La problématique de Dakar, avec l’avancée du fond d’urbanisation, doit être analysée pour qu’on puisse faire cohabiter l’urbain et le rural”, explique le directeur exécutif de l’organisation non gouvernementale Enda Ecopop, Bachir Kanouté.
Dans la région de Dakar où 4 millions d’habitants vivent sur 550 kilomètres carrés, il faut craindre que l’agriculture urbaine soit abandonnée, alors qu’elle devait contribuer à la sécurité alimentaire des citadins, a prévenu M. Kanouté.
Il est attendu des collectivités territoriales qu’elles intègrent cette dimension dans leur planification, en partant des prévisions selon lesquelles les périmètres agricoles vont se rétrécir à mesure que la population urbaine continue à croître.
“L’enjeu, c’est de poser le débat entre les producteurs, les collectivités territoriales et l’Etat, à travers ses collectivités territoriales, les partenaires et la société civile pour trouver l’équilibre” entre l’habitat et l’agriculture périurbaine, a expliqué Bachir Kanouté.
Depuis l’avènement du Système alimentaire territorial mis en place par le Conseil départemental de Rufisque, en 2016, pour assurer la sécurité alimentaire des populations, l’inaccessibilité à la terre est le premier obstacle, a expliqué Serigne Alioune Dia, membre de l’administration du conseil départemental de Rufisque.
“Beaucoup de collectivités territoriales n’avaient comme unique ambition que le lotissement de terres à usage d’habitat”, signale Serigne Alioune Dia.
Or, le département de Rufisque, qui concentre 2/3 de la superficie de la région de Dakar, renferme l’essentiel des terres agricoles et peut se prévaloir d’un héritage rural qui en fait la principale source d’approvisionnement en fruits, légumes, volailles et poissons de la capitale.
A Lendeng, où la marie de Rufisque-Est connaît quelques différends avec les maraîchers locaux, le conseil départemental a mené un plaidoyer qui a poussé le président de la République à signer un décret mettant fin au lotissement de cette zone classée hydrogéologique, essentiellement dédiée à la pratique horticole et considérée comme non aedificandi.
Un équilibre vertueux
Serigne Alioune Dia se dit certain que l’urbanisation galopante est un frein aux systèmes alimentaires territoriaux.
Pour arrêter cette “boulimie foncière”, une charte a été soumise aux 12 maires du département de Rufisque, mais seuls huit d’entre eux ont signé ce document censé leur rappeler que les attributions de terres doivent se faire à bon escient.
Le maire de Bambilor, signataire de cette charte, soutient, pour sa part, que “l’urbanisation est une priorité pour [sa] commune”. “Notre commune a besoin de se développer. Or, l’urbanisation, à travers la construction de structures sanitaires, d’écoles, d’espaces publics communaux et de centres de formation, ne peut se faire que sur les terres dont nous disposons”, relève Ndiagne Diop.
Cela dit, l’édile n’en reconnaît pas moins “l’importance des surfaces agricoles pour des systèmes alimentaires durables basés sur la production locale”.
L’ambition d’aller vers un système alimentaire territorial local ne peut s’accommoder d’une “urbanisation à outrance, puisque les collectivités territoriales devraient se nourrir de leur propre production”, souligne Mamadou Diop, de la Direction de la promotion et du développement des territoires, au ministère des Collectivités territoriales.
“On doit asseoir ce système alimentaire territorial autour d’une politique foncière qui sauvegarde les exploitations familiales agricoles”, conseille-t-il, faisant le lien avec le programme chargé des cantines scolaires à la FAO, l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture, dans les écoles de Bambilor, avec des produits agricoles provenant des exploitations agricoles locales.
Beaucoup d’acteurs ont tendance à minimiser le rôle de ces exploitations agricoles dans l’équilibre environnemental et la biodiversité, ce qui les intéresse étant de “morceler la terre pour y habiter, alors qu’il y a des zones qui doivent être spécifiquement agricoles comme la zone des Niayes”, analyse Mamadou Diop.
“Certes, il faut des maisons pour y habiter, mais il faut manger également. C’est cet équilibre écologique qu’il faut trouver, pour une bonne occupation de l’espace”, propose ce spécialiste de l’urbanisme.
Des prises de vue aériennes réalisées par le conseil départemental montrent que plus d’un quart des terres agricoles du département sont maintenant sous le béton. Et dans dix ans, les 2/4 des surfaces agricoles vont disparaitre, selon l’analyse de ladite collectivité territoriale.
Cette perspective justifie le plaidoyer que mènent producteurs, associations de la société civile et instituts de recherche et développement, tous engagés dans la mise en place d’un plan alimentaire territorial, dans le département de Rufisque, lequel sera soutenu par les exploitations agricoles familiales, pour une “agriculture saine”.
L’objectif poursuivi est d’arriver à prendre la pleine mesure de l’enjeu de cet équilibre vertueux, suivant lequel la nécessité de nourrir les populations rime inévitablement avec l’impératif d’arriver à une sécurisation de l’assiette foncière.
Maderpost / Aps
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