Le califat a peut-être disparu en Irak et en Syrie en 2019, mais l’organisation terroriste État islamique mène toujours des actions. Après 18 mois d’enquête, l’organisation indépendante Conflict Armament Research (CAR), financée par l’Union européenne, publie un rapport, ce mardi 8 décembre, mettant au jour la chaîne d’approvisionnement en armes de l’EI. Entretien avec Damiens Spleeters, directeur adjoint de la CAR.
RFI : Conflict Armament Research (CAR) sort son dernier rapport ce mardi après 18 mois d’enquête sur le réseau d’approvisionnement en armes de l’organisation État islamique (EI). Il en ressort notamment que les composants de ces armes étaient acheminés via quelques familles…
Damiens Spleeters : On a été sur le terrain dès 2014 et on a trouvé beaucoup d’armes improvisées en plus des armes conventionnelles. L’EI fabriquait ses propres armes en quantité industrielle en Irak et en Syrie et cela grâce à toute une chaîne d’approvisionnement pour acheter les précurseurs d’explosifs, les matériaux et les produits chimiques nécessaires à la construction de ces armes. Notamment des engins explosifs improvisés, des bombes, des projectiles, des obus de mortiers, etc.
Et on a constaté qu’il y avait une concentration de la chaîne d’approvisionnement : cela passait par quelques familles dans le sud de la Turquie, à la frontière syrienne. On ne peut pas dire clairement qu’elles aient collaboré sciemment avec l’EI, on ne veut pas les accuser, mais si on avait pu les identifier plus tôt, on aurait peut-être pu avoir un impact sur cette chaîne d’approvisionnement.
Certains signaux d’alarme ont été ignorés, peut-on lire dans le rapport, de la part d’entreprises qui ont fourni ces matériaux à l’EI…
Ces entreprises qui fabriquent ces produits transférés en grande quantité dans le monde chaque jour n’auraient pas pu imaginer que leurs produits atterriraient dans les mains de l’EI. C’est plutôt au niveau des distributeurs régionaux ou nationaux que les détournements se jouaient. En effet, il y a peut-être eu un manque de vigilance dans certains cas.
Par exemple, une boutique qui vendait des téléphones portables a acheté six tonnes d’aluminium qui ont ensuite été utilisées pour fabriquer des bombes. Une autre entreprise qui commercialisait des engrais a acheté pour près de 80 tonnes d’un produit qui n’avait rien à voir avec les engrais. Produit qui a ensuite atterri en Syrie, et c’est l’équivalent de presque cinq fois la consommation syrienne annuelle ! Ces signaux d’alarme auraient pu alerter.
L’organisation État islamique a disparu depuis 2019 territorialement en Irak et en Syrie, mais elle est toujours active et revendique toujours des attentats à travers le monde. Cette chaîne d’approvisionnement en armes de l’EI a-t-elle toujours cours aujourd’hui ?
Nous n’avons pas de preuves que les individus ou entreprises identifiés sont toujours actifs pour fournir ces produits à l’EI mais des produits identifiés sur le terrain en Irak aujourd’hui en 2020 ont été achetés en 2014 ou 2015. Donc les approvisionnements de ces années-là ont encore un impact aujourd’hui.
Ce qu’on essaie de montrer, c’est comment cela s’est passé, pour que les entreprises puissent maintenant faire attention, et que l’EI ou d’autres groupes ne puissent pas s’approvisionner en précurseurs d’explosifs ou composants pour fabriquer des bombes. Car l’EI est toujours actif en 2020.
Vous publiez des rapports depuis plusieurs années, ont-ils eu des effets ?
La Turquie a été un des premiers pays à arrêter des personnes identifiées dans nos rapports même si cela n’a pas forcément de lien, car Ankara avait un œil sur ces individus. Mais les effets de nos enquêtes sont surtout visibles sur le secteur privé. Nous avions contacté un groupe qui fabriquait un produit servant pour des explosifs, afin de lui indiquer que ses produits avaient été détournés au profit de l’EI. Il a décidé d’arrêter ces approvisionnements au distributeur que nous avions identifié.
Nous transmettons par ailleurs nos conclusions à la Commission européenne qui finance notre enquête. Nous pensons qu’elle va les transmettre à ses États membres et à certains groupes qui fabriquent des produits chimiques. Ensuite, c’est à eux d’agir pour limiter les risques futurs de détournement de ces produits.
Maderpost/ RFI