Les retrouvailles Wade/Macky suivies de la grâce présidentielle accordée à Khalifa Sall ont mis fin à des années d’adversité rudes entre les deux hommes politiques. Les religieux ont joué un rôle primordial dans cette décrispation de l’espace politique. Autant de faits qui méritent d’être lucidement analysés. Pour ce faire, Dakaractu a interrogé le journaliste, par ailleurs chercheur en sciences politiques, Barka Bâ.
ECLAIRAGE – Abdoulaye Wade et Macky Sall ont scellé leurs retrouvailles à l’occasion de l’inauguration de la mosquée Massalikoul Jinaan de Dakar. Ces retrouvailles ne sont-elles pas la consécration d’un processus enclenché depuis quelques mois ?
Rarement dans l’histoire politique récente, deux hommes politiques se sont affrontés avec autant de hargne, comme Abdoulaye Wade et Macky Sall l’ont fait. Autant Abdoulaye Wade s’est distingué frontalement dans ce combat par des déclarations fracassantes et incendiaires contre son successeur, autant Macky Sall lui s’est illustré dans une lutte souterraine pour démanteler le Pds, en encourageant en sous-main le ralliement d’éminents cadres de ce parti, entreprise facilitée non seulement par le fait qu’il est le pourvoyeur des positions de pouvoir, mais aussi par le fait qu’il en connaît tous les rouages pour en avoir été le numéro deux.
Et au cœur de cette guerre sans merci, figurait le cas Karim Wade, dont Wade a considéré l’emprisonnement comme une ligne rouge franchie par Macky Sall. Mais malgré cette rude bataille, de nombreuses bonnes volontés, au Sénégal comme à l’étranger, n’ont cessé d’œuvrer pour des retrouvailles entre les deux hommes. C’est ainsi que par le biais de son Procureur général, le Qatar s’est fortement impliqué pour obtenir la libération de Karim Wade avec des clauses connues jusque-là, par Macky Sall seul.
La dernière médiation entre Wade et Sall, est celle menée par le Président guinéen Alpha Condé, qui s’est appuyé, entre autres facilitateurs de l’ombre, sur l’homme d’affaires malien Ousmane Yara, très bien introduit dans les palais africains, lors de la dernière présidentielle, au terme de ce qu’on a appelé le « Protocole de Conakry » et dont l’application a connu quelques difficultés. Les retrouvailles de Massalikoul Jinaan, sous l’égide du Khalife général des mourides, viennent donc couronner, de manière spectaculaire, un très long processus.
Cette fois-ci, avec tout le poids moral et le prestige conféré au Khalife général, Abdoulaye Wade et Macky Sall vont être quasiment contraints de respecter des engagements restés confidentiels mais qui concernent au premier chef l’avenir de Karim Wade, une obsession pour Wade et qui constitue un baroud d’honneur pour lui, au soir de sa vie.
Avec cet exploit de Serigne Mountakha Mbacké, le Khalife général a-t-il ouvert une nouvelle page de l’influence du religieux sur le débat au Sénégal ?
Le rôle exercé par le pouvoir religieux, toutes confessions confondues, est une donne fondamentale du contrat social sénégalais. Pour ne prendre que quelques exemples, les grands dignitaires religieux ont toujours joué leur partition, surtout durant les périodes de crise. Le soutien du Khalife général des mourides Serigne Fallou Mbacké ou celui de Thierno Seydou Nourou Tall au président Senghor-un catholique- contre le musulman Mamadou Dia, ont été déterminants durant les évènements de 1962.
Tout au long de son règne le Président Abdou Diouf, durant les périodes de crise, est allé chercher le soutien des khalifes généraux des confréries tidjane et mouride pour négocier une porte de sortie. Et tout le monde sait comment Abdoulaye Wade s’est appuyé sur Serigne Saliou Mbacké pour consolider son pouvoir au début de la première alternance.
Tout comme il avait sollicité Serigne Abdoul Aziz Sy Al Amine pour une médiation entre lui et son ancien Premier Idrissa Seck. Donc, dans un pays qui a le dialogue et le « massla »dans son Adn, l’accord de Massalikoul Jinaan s’inscrit dans une longue tradition qui illustre un peu la fameuse « exception sénégalaise ». Cela dit, ce serait une erreur de croire que les hommes politiques sénégalais subissent passivement le diktat du religieux sur leur agenda.
La dialectique entre le spirituel et le temporel est un peu plus subtile que cela. Il n’est pas rare que les hommes politiques fassent la sourde oreille devant les demandes de chefs religieux. Poliment et diplomatiquement, il leur est arrivé de ne pas donner de suite à certaines demandes. Par exemple, malgré des appels pressants à la clémence de la part de deux parmi les plus hautes autorités religieuses de l’époque, le Président Senghor a conduit au peloton d’exécution un condamné à mort. Il a lui-même avoué par la suite que cela a été l’une des décisions les plus difficiles à prendre pendant son magistère.
De même, malgré l’intercession de Serigne Bara Mbacké, Abdoulaye Wade avait enclenché la machine politico-judiciaire qui lui avait permis de se débarrasser de Macky Sall à l’Assemblée nationale et on en connaît la suite. Et en ce qui concerne Macky Sall lui-même, malgré les multiples appels à la clémence d’une bonne partie du clergé mouride, il est allé jusqu’au bout du procès Karim Wade.
Tout comme il a adressé une fin de non-recevoir à la requête de Monseigneur Benjamin Ndiaye, à revenir sur la loi sur le parrainage. Une première à mon avis, tellement le chef de l’église au Sénégal est une autorité morale respectée. On le voit donc, même s’ils connaissent parfaitement le rôle des religieux et leur influence dans le pays, les chefs d’Etat, depuis l’indépendance, utilisent d’abord le levier confrérique ou celui de l’Eglise, en fonction de leur propre agenda.
Après cette réconciliation, le Président Macky Sall a gracié Khalifa Sall. Quelle appréciation en faites-vous ?
Je pense que depuis au moins sa réélection au premier tour avec 58% des voix, Macky Sall cherchait l’occasion ou le prétexte qui lui permettrait de gracier Khalifa Sall, sans donner l’impression qu’il le faisait sous la pression. Quoi qu’il en dise, l’emprisonnement et surtout la manière dont se sont déroulés les procès de Karim Wade et de Khalifa Sall, avec un sentiment très répandu d’une instrumentalisation de la justice pour neutraliser des adversaires politiques, ont terni son image, non seulement aux yeux d’une bonne partie de l’opinion publique mais aussi à l’étranger.
De ce point de vue, Khalifa Sall, tout comme Karim Wade en un moment donné, était devenu un détenu très embarrassant pour lui. D’ailleurs, à chaque fois que la presse étrangère l’a interpellé sur l’incarcération de l’ancien maire de Dakar, le Président Sall a eu du mal à réprimer un signe d’énervement. Très politique, l’ancien maire de Dakar ne lui a pas facilité la tâche en refusant obstinément de lui adresser une demande de grâce, ce qui à mon avis, a un peu retardé sa libération.
Maintenant, s’il recouvre la plénitude de ses droits politiques et civiques, on risque d’assister à une reconfiguration de l’espace politique. S’il est vrai que l’Apr lui a taillé des croupières dans ses fiefs électoraux durant son incarcération, y compris dans son propre fief de Grand Yoff, il ne faudrait pas sous-estimer ses capacités de mobilisation, surtout s’il fait une Opa en direction du Ps orphelin de Ousmane Tanor Dieng, en siphonnant des cadres et des militants dans un mouvement plus vaste qui ira à la reconquête des mairies aux prochaines locales. On peut assister, dans un autre cadre unitaire, à un remake du Bennoo de 2009 qui lui avait permis, à la surprise générale, de prendre la mairie de Dakar, tremplin pour son ambition présidentielle qui lui a valu tous ses déboires.
De ce point de vue, la compétition risque d’être un peu plus rude pour Ousmane Sonko qui avait jusque-là un boulevard devant lui. Les électeurs sénégalais ont souvent montré dans les urnes qu’ils étaient attachés aux règles du fair play en matière de compétition politique et à chaque fois qu’un homme politique a été victime d’une utilisation abusive de l’appareil d’Etat en vue de l’éliminer, cela s’est traduit par un fort courant de sympathie au sein de l’opinion publique. C’est cette posture « victimaire » qui a été le principal moteur politique de Idrissa Seck, de Macky Sall et même d’Ousmane Sonko, donc il ne serait pas surprenant que la même logique fonctionne pour Khalifa Sall.
À travers les actes posés ces derniers jours, Macky Sall veut prouver quoi ? Qu’est ce qui le fait courir ?
Il est très difficile de savoir ce qui se passe dans la tête de Macky Sall. Quand il prend une décision importante, il cache bien son jeu et envoie même des contre-feux pour brouiller les pistes, ce qui fait qu’il arrive très souvent à surprendre ses adversaires qui ont le grand tort de sous-estimer l’animal politique hors pair qu’il est.
Pour certains actes, il sait cloisonner à l’extrême et même ses plus proches collaborateurs peuvent ne pas être dans la confidence. C’est ce qui arrivé avec la libération de Karim Wade qui a été soigneusement verrouillée avec le Qatar, tout comme l’actuel ministre de la Justice a été l’un des rares dans son entourage à être au courant de ce qui se tramait autour de Khalifa Sall. Mais, pour imprévisible qu’il soit, il y a certaines considérations qui dictent actuellement le comportement du Président Sall.
Après la présidentielle, il s’était quasiment bunkérisé et a voulu imprimer un caractère hyper-présidentiel à son magistère, ce que j’avais appelé à l’époque une tentative d’instauration d’une « présidence impériale », illustrée notamment par la suppression du poste de Premier ministre et vendue à l’opinion publique par la nécessité du « fast track ». Mais ce processus d’instauration d’une « Verticale du pouvoir», qui rappelle le style de management de certains « hommes forts », a connu un coup d’arrêt brutal avec les révélations de la BBC sur la gestion du pétrole, qui ont fortement ébranlé son régime. Le président s’est retrouvé quasiment seul en première ligne pour circonscrire l’incendie. Cela a perturbé son agenda politique et a ébranlé bon nombre de ses certitudes et bouleversé certains de ses schémas.
Avec le lancement du « Dialogue national », sans être confronté à une crise politique sérieuse, il se voit obliger de procéder, tout de même, à une sorte de « décompression autoritaire » de son pouvoir avec l’apaisement des tensions politiques, pour imprimer un nouveau souffle et un nouveau récit à son quinquennat, dont les débuts sont plus que poussifs.
L’Apr, le principal parti de la coalition au pouvoir que Macky Sall ne semble pas vouloir structurer, semble étrangement dépourvu d’une colonne vertébrale. Cette situation est aggravée de plus en plus par une bataille de succession à peine feutrée, la compétition étant déjà ouverte entre trois ou quatre clans à l’intérieur de son propre camp. Ce qui l’affaiblit et l’a récemment obligé à un brutal rappel à l’ordre à ses troupes. Le paradoxe est donc que malgré le fait qu’il concentre quasiment tous les pouvoirs, le Président Macky Sall est un homme actuellement assez esseulé politiquement. La preuve, en dehors d’un texte publié dans la presse par le ministre El Hadj Hamidou Kassé, il y a eu peu de réactions significatives au sein de la coalition pour saluer la décrispation opérée par Macky Sall.
Beaucoup de membres de l’Apr sont dans l’expectative car n’ayant pas beaucoup de lisibilité sur les intentions véritables de leur leader et ses alliés au sein de l’alliance Bennoo Bokk Yakaar peuvent avoir quelques inquiétudes, s’il opère une ouverture en direction du Pds et ses démembrements, qui sont sa famille politique d’origine. Pour ne rien arranger, le Sénégal vit actuellement une situation économique très difficile qui constitue une bombe sociale à retardement et il est assez inquiétant pour Macky Sall qu’un début de contestation, vite étouffée, soit parti du Fouta et de Fatick, ses deux principaux bastions électoraux qui l’ont plébiscité pendant la présidentielle. Au vu de tout cela, Macky Sall est donc obligé de lâcher du lest, le temps de réajuster son agenda politique et que les circonstances lui soient de nouveau favorables.
Source : Dakaractu