Descendante d’une famille d’esclaves, l’autrice et dramaturge afro-américaine avait également été récompensée par le prestigieux prix Pulitzer en 1988.
Huff & AFP
NECROLOGIE – Toni Morrison, première et seule autrice afro-américaine à avoir reçu le prix Nobel de littérature (pour son roman “Beloved” sorti en 1987), est morte à l’âge de 88 ans, a annoncé ce mardi 6 août sa famille.
“Toni Morrison est décédée paisiblement la nuit dernière, entourée de sa famille et de ses amis”, a précisé un communiqué de ses proches. Le texte précise que l’écrivaine, également lauréate du Pulitzer, est décédée à l’issue d’une courte maladie, sans préciser laquelle.
Cette brillante universitaire a écrit 11 romans sur une période couvrant six décennies, mais également des essais, des livres pour enfants, deux pièces de théâtre et même un livret d’opéra. Elle a exploré toute l’Histoire des Noirs américains depuis leur mise en esclavage jusqu’à leur émancipation dans la société américaine actuelle.
Une actrice essentielle de l’émancipation des afro-américains
“Ses récits et sa prose captivante ont laissé une empreinte indélébile sur notre culture”, a réagi Sonny Mehta, président de la maison d’édition Knopf, basée à New York et faisant partie du groupe Random House.
Auteure notamment des romans “L’Oeil le plus bleu” (1970), “Sula” (1973) et “Le Chant de Salomon” (1977), Toni Morrison a grandement élargi sa notoriété internationale avec “Beloved” (1987, prix Pulitzer 1988), qui effectue une plongée dans l’univers des Noirs américains au XIXe siècle. Lors de la remise du prix, l’Académie suédoise avait applaudi “une puissante imagination, une expressivité poétique et le tableau vivant d’une face essentielle de la réalité américaine”.
Lauréate du prix Nobel de littérature en 1993, Toni Morrison était également une “mère, grand-mère et tante extrêmement dévouée, qui adorait être en compagnie de sa famille et de ses amis”, a rappelé le communiqué familial. Plus récemment, elle avait publié “Home” en 2012 et “Délivrances” en 2015.
La majestueuse écrivaine aux dreadlocks poivre et sel a également été la première Noire à obtenir une chaire à l’université de Princeton, sanctuaire longtemps réservé aux hommes blancs. Elle s’était en particulier illustrée au niveau universitaire en analysant le rôle des Noirs comme faire-valoir des héros blancs en littérature américaine, ou encore la place de l’esclave dans la construction de l’identité blanche américaine.
Des hommages émus et unanimes
Immédiatement après cette annonce, de nombreuses personnalités afro-américaines ont réagi à la nouvelle. L’actrice Gabrielle Union a notamment écrit: “Ses mots étaient comme le miroir de notre âme collective. Comme des coussins qui amortissent les coups. Comme une mère qui nous entoure d’amour. Comme des amis qui nous tiennent la main et nous emmènent au-delà des ténèbres. Reposez en paix, Toni Morrison.”
Her words were like mirrors to our collective souls. Like pillows to cushion the blows. Like mothers to wrap us in love. Like friends to hold our hands and see us through the darkness. #RipToniMorrison you. May we lift her up in the light of goodness and hold her there.1 05313:43 – 6 août 2019Informations sur les Publicités Twitter et confidentialité311 personnes parlent à ce sujet
La romancière et élue démocrate Stacey Abrams a quant à elle salué “un intellect impressionnant, un conteur brillant des histoires complexes de notre Nation, une journaliste déchirante de nos désirs les plus profonds, une autrice novatrice qui a détruit nos idées préconçues, les murs et ceux qui osaient sous-estimer son talent.”
1Le révérend Al Sharpton, fervent militant de la lutte pour les droits civiques, lui a également rendu hommage. “Ses écrits et son talent ont changé le monde qu’elle avait découvert”, a-t-il écrit. Le musicien Chance The Rapper a quant à lui honoré une femme “incroyablement puissante et percutante”.
Enfant de la Grande dépression, Chloé Anthony Wofford (patronyme du planteur blanc qui possédait ses grands-parents esclaves) est née le 18 février 1931 à Lorain, près de Cleveland dans l’Ohio (nord), dans une famille ouvrière de quatre enfants. Élevée par un père qui détestait les Blancs et une mère au foyer gaie et bienveillante, Toni Morrison grandit dans un milieu pauvre et multiculturel.
Elle publie les biographies de Mohammed Ali et Angela Davis
Elle affirme n’avoir jamais eu vraiment conscience de la ségrégation jusqu’à ce qu’elle parte en 1949 pour Howard University, surnommé la “Black Harvard”, à Washington. Dotée d’une formidable confiance en elle, elle poursuit ses études à l’université de Cornell et y présente une thèse sur le suicide chez William Faulkner et Virginia Woolf. Elle devient professeure de littérature au Texas avant de revenir à Washington.
En 1958, elle épouse Harold Morrison, un étudiant en architecture d’origine jamaïcaine, mais le quitte en 1964 et s’installe avec leurs deux fils de 3 ans et 3 mois à New York. Alors que l’Amérique est en pleine lutte pour les droits civiques, elle devient éditrice chez Random House et milite pour la cause noire en publiant les biographies de Mohammed Ali et Angela Davis. Son anthologie d’écrivains noirs “The Black Book” (1974), plusieurs fois rééditée, incite toute une génération d’auteurs à faire entendre leur voix.
Mue par “la joie et non la déception” et douée d’une force de caractère et d’un humour à toute épreuve, Toni Morrison publie, à 39 ans, “L’oeil le plus bleu”: un premier livre aux antipodes des récits militants du “Black Power” alors en vogue mais aussi des plaidoyers sociaux et des descriptions exotiques. Elle y raconte l’histoire d’une adolescente noire, une de ses camarades, qui rêve de la beauté des poupées aux yeux bleus et qui sombrera dans la folie après avoir été mise enceinte par son père adoptif. Elle n’en vend que 700. “Je n’avais rien d’autre que mon imagination, un sens terrible de l’ironie et un respect tremblant pour les mots”, raconte cette grande catholique.
Pour elle, Bill Clinton était “le premier président noir” des États-Unis
La reconnaissance arrive en 1977 avec “Le Chant de Salomon” et le triomphe mondial en 1985 avec “Beloved”. L’histoire tragique d’une ancienne esclave qui tue sa fille pour lui éviter cet asservissement lui vaut le Pulitzer. En 2006, le New York Times le consacre comme “meilleur roman des 25 dernières années”.
Habituée des tribunes de presse, elle lance en 1998 que Bill Clinton, alors en plein scandale Lewinsky, est le “premier président noir” américain. “Il a été traité comme un noir dans la rue, déjà coupable, déjà criminel”, expliquera cette démocrate convaincue quelques années après. Fervente soutien de Barack Obama, elle publie dans le New Yorker, au lendemain de l’élection de Donald Trump, un article intitulé “En deuil de la blancheur”.
Si elle écrit d’abord “pour les Noirs”, son écriture métissée, “jazzée”, folklorique, veut, dans un second temps, dépasser l’“obsession de la couleur” pour toucher le lecteur dans ce qu’il a d’universel. “J’aimerais écrire sur des Noirs sans avoir à dire qu’ils sont noirs. Exactement comme les Blancs écrivent sur les Blancs”, aimait-elle répéter de sa voix grave, entrecoupée de rires communicatifs.
En novembre 2010, Toni Morrison avait était faite chevalier de la Légion d’honneur par le ministre de la Culture français d’alors, Frédéric Mitterrand.